Ceux de Corneauduc
Dixième épisode
Chapitre IV
Bannir Mandoline n’était pas mesure d’exception. Et lorsque les villageois en armes s’en vinrent trouver Alcyde pour lui dire qu’elle ne pouvait rester, il les toisa sans haine, hocha la tête avec, encore, un vague sourire au coin des lèvres. Puis, il prit Mandoline dans ses bras et traversa lentement le village avant de s’enfoncer dans la forêt où il lui construisit une hutte pour qu’elle pût finir ses jours protégée de la pluie et du vent qui la faisaient frissonner.
Il est dit qu’en ce temps-là, Gobert et Braquemart chassaient déjà Corneauduc et qu’il leur arrivait de déposer viandes ou laitages en lisière, source de l’étrange amitié qui toujours les lia à Alcyde. Il est dit encore qu’à la lueur des lanternes, une triste nuit d’avril, ils étaient trois silhouettes à creuser une tombe décente dans un champ de fleurs nouvelles.
L’épidémie passée, Alcyde s’en alla respirer l’horizon pour oublier. On ne le retint pas. Il avait vécu trop proche de la peste pour qu’on pût l’approcher sans crainte. Deux lustres plus tard, suivant en peu cet infatigable bavard qu’était devenu Braquemart, Alcyde revint au village. Certains pensaient que les deux hommes s’étaient croisés quelque part sur les chemins de l’Orient et qu’Alcyde en savait plus long que d’autres sur les bravoures que s’attribuait Braquemart. Mais on savait bien, au village, que la question ne servirait à rien, qu’Alcyde ne disait que ce qu’il voulait bien dire.
Le meunier de Minnetoy-Corbières venait de mourir. Alcyde prit donc tout naturellement sa place derrière la colline, à l’écart du village. Cette distance convenait à tous, surtout que la douleur ou les lointaines contrées avaient malmené la raison d’Alcyde. Il souriait plus encore qu’avant et parlait comme nul au bourg ne se serait avisé de le faire. « Il parle peu chrétiennement, mais avec plus de raison que les fous », résumait-on. On ne laissait guère femmes et enfants se rendre seuls au moulin.
Seul Gamin, le fils auquel Gobert et Isabelle Luret furent trop paresseux pour donner prénom – et qui d’ailleurs n’aurait répondu à aucun – passait des heures à écouter le meunier avec le benoît consentement de son père qui préférait ne pas trop l’avoir dans les pattes.
Et de fait, cette nuit-là, Gamin, qui ne disait mot à l’école ou à la table de ses parents, répète, les yeux ébahis, les noms d’étoiles que lui désigne Alcyde Petitpont.
Ils sont tous deux à demi allongés dans l’herbe grasse et contemplent la voûte céleste. Alcyde, du tuyau de sa pipe, pointe les étoiles à un Gamin émerveillé.
– Dites-moi, Monsieur Alcyde, est-ce le dromadaire ou le chameau qui est pourvu de deux bosses.
– Le chameau, mon Gamin, pardi ! Mais que vient faire ton chameau parmi les constellations ?
Gamin se redresse sur un coude et désigne le chemin au haut de la butte : « N’est-ce pas là chameau qui nous fonce sus ? »
Alcyde Petitpont, scrute un instant dans cette direction. Effectivement, la lune découpe une silhouette biscornue qui progresse misérablement mais sûrement sur ses terres.
– Ce serait bien la première fois que nous verrions un chameau dans le pays, n’est-ce pas Monsieur Alcyde ?
À mesure que la créature avance, on commence de percevoir sa haletante respiration ainsi que ses grognements. Le meunier quitte soudain son poste d’observation et, un sourire au coin des lèvres, se dirige vers le moulin.
– Tu as de très bons yeux, mon Gamin, qui te font même voir les choses qui ne sont pas. Ainsi, ce n’est pas un mais bien deux chameaux qui nous arrivent et je vais de ce pas quérir de quoi les abreuver. À entendre les grognements de ces bêtes, je crois bien que l’eau n’y suffira point ! |