Ceux de Corneauduc
Dix-septième épisode
Chapitre VI
a lune s’est débarrassée un instant de son voile et éclaire les pas des deux lascars. Leur trogne luit à ce point de tout l’alcool ingurgité que l’astre en pâlit de jalousie et se drape d’un stratus qui passait par là pour continuer en catimini sa course silencieuse.
Braquemart bieurle une chanson paillarde d’une voix de fausset, repris en chœur et en beaucoup plus faux par la basse noble de Gobert :
C’est le preux Roland d’Ourgarde
Qui le soir montait la garde
Sur le pont-levis fort long
Sur le pont, le vit fort long
Le vit fort long
C’est le preux Roland d’Ourgie
Qui chevauchait sous la pluie
Et qui se rit de l’averse
Et qui se ride la verge
Ride la verge
C’est le preux Roland d’Oursainte
Qui guerroyait en Terre Sainte
Plus fier là que roi de France
Plus fier, la queue roide franche
Queue roide franche.
Ils éclatent d’un gras rire de ventre avant de s’écrouler pêle-mêle dans l’herbe humide près de la rivière. Ils reposent sur le dos et contemplent le ciel qui blanchit déjà.
– Le petit jour viendra bien vite, mon vieux Ventrapinte. Tu me vois encore et toujours heureux d’être en ta compagnie, plus ivre que moine de Flandre, à une heure qui cessera bien vite d’être indue. Je nous sacre frères de chopine, mon vieil ami, et que toujours Dieu nous remplisse gobelet !
Gobert est saisi d’un hoquet qui lui secoue la panse entière. Il tente difficilement de retenir souffle pour calmer ces douloureux sursauts. Son visage congestionné se fait peu à peu potiron. Alphagor se croise les mains sur le gaster et rote de bonheur, la viande sereine, les yeux, bien engoncés dans les cernes, braqués droit sur l’infini pâlissant. – Sagouin de meunier ! Sous ses saints airs d’abbé repu, il manie l’alambicon mieux que Neptune en sa forge !
Gobert exhale enfin et articule, les dents pâteuses : « C’est Vulcain, bougre de groin mou ! ». – Comment ?
– Vulcain ! C’est Vulcain, le forgeron. Je suis bien placé pour le savoir.
Braquemart se relève sur un coude et considère son compagnon. – Fi ! Môssieur le petit artisan s’octroie le luxe d’avoir quelque culture hellène.
– Romaine, Bourbier ! C’est de la mylothogie romaine.
Braquemart s’érige d’un bond, piqué dans son orgueil. – Mais tu n’as aucun respect pour l’Instant, Gobert Luret. Briser ainsi ce moment de pure magie éthylique qui m’a même fourvoyé vers la faiblesse de t’avouer une amitié sincère. Mais que sont en comparaison tes précisions pour cul-savonné de lettré de salon ? Romaine, hellène ! Mais ce sont pour moi mêmes salades, sombre poire !
Et il s’éloigne, titubant, en direction de la rivière.
Gobert s’assied et masse son foie qui le travaille un peu. À travers les vapeurs qui lui embrument agréablement l’entendement, un triste pensement lui corrompt insidieusement la félicité. Il songe à son Isabelle, sa lueur, qui profite de ses nuits de beuverie pour inviter en sa couche tout ce que le bourg compte de gaillards frétillants. Plutôt que de veiller au grain et de mieux garder sa maison, il avait préféré s’éloigner et laisser du champ à sa tendre. De plus en plus au fil des ans.
Elle lui reviendra bien un jour puisque lui sera toujours là.
Braquemart, veule comme toujours, l’avait bien encouragé dans cette voie de lâcheté, d’yeux qui ne veulent voir. Surtout, la culpabilité donnait à sa mie une douceur, des attentions oubliées. Au début, du moins...
Maintenant il était la risée, jusqu’en sa propre maison.
Quelque chose de lourd tombe à l’eau et le tire de ses sombres pensées. Un juron cataclysmique jaillit derrière lui. Ce vieux Braquemart ne saura donc jamais où se trouve le gué.
Gobert Luret se relève et court aider son compère qui hurle à la noyade. |