Ceux de Corneauduc
Quarante-neuvième épisode
Chapitre XI
L’auberge du Godet-sans-fond devait son nom à une spécialité locale. L’aubergiste, un géant aux cheveux blonds filasses, aux joues roses de porc trop nourri et à la panse gigantesque, y brassait lui-même une bière à nulle autre pareille selon une recette qui avait voyagé avec lui des Flandres jusqu’au hameau de Briseglotte où, désœuvré, il avait finalement élu domicile. Il la servait point trop fraîche dans une énorme chope, tenant plus de l’auge que du godet, et rare était ceux qui arrivaient à en voir le fond. L’aubergiste, Maître Hans Van der Klötten, offrait volontiers le verre à ceux qui lui commandaient pitance. Ceci tant par amour du bien boire que pour occuper les mains qui tâtaient trop souvent les courbes imposantes, les fesses abondantes, d’une épouse qu’il ne parvenait point à cantonner en arrière-salle.
Hilda Van der Klötten était la reine des lieux. Elle virevoltait deux chopes à chaque main, deux chopes que même le bûcheron ne maintenait pas en pogne. Elle dandinait de la croupe devant les clients. Et les métayers, les puisatiers et autres vilains s’enivraient des mouvements de cette chair abondante. Leurs yeux d’envie suffisaient au bonheur d’Hilda. Et si l’on chuchotait que Hans ne partageait plus sa couche, nul des loucheurs chopinés aux yeux vagues qui fréquentaient les lieux n’y avaient déposés culotte.
Hilda et Hans Van der Klötten employaient de frêles filles de salle, filandreuses, rachitiques, mal nourries. Fanchon ne faisait point exception. La jeune bergère avait passé sa vie au-dessus du monde dans les montagnes, à courir pieds nus de rocher en rocher. Elle était à la fois effrayée et farouche. Ces gens qui beuglaient des histoires à boire lui donnaient envie de fuir très loin. Mais elle restait là, servait les chopes, le bras tremblant sous le poids. La plupart des clients ne lui inspiraient que dégoût, mais en son âme frémissaient des envies de contes et d’aventure, de héros arrivés sur une fière monture pour l’enlever à sa chambrette et aux Van der Klötten. Hilda ne la maltraitait pas, non, pas plus que Hans ne la touchait. Il était des filles plus malheureuses. Mais en chantonnant à l’heure de récurer les chopes, d’effacer les traînées de salives grises et noires, la bave de nuit du corps malades des paysans, la maigre Fanchon ne pouvait s’empêcher de rêver d’amour. Un mot auquel elle n’avait pas droit. |