Ceux de Corneauduc
Cent vingt et unième épisode
Chapitre XXII
– Ah, Bourbier ! Vous me chauffez le cœur à défaut de me rafraîchir la glotte. Par malheur, cette auberge que je croyais bien tenue ne contient plus goutte à boire depuis votre passage qui lui fut comme tornade et où tout ce qui était à boire fut bu.
– Si j’avais su que vous reviendriez de campagne par Briseglotte, j’aurai fait mettre tonnelet de côté pour votre Mansuétude.
– Vailles aura beau le contester, tout épris qu’il soit de science, de calculs et de précision d’escrimeurs dont la saine ivresse n’a que faire, je prétends moi que vaillance se devine à la tenue du cruchon. Celui qui relâche son verre avant d’en avoir vu le fond ne saura point défendre son Duché de bonne façon. Qu’en dites-vous, Chevalier ?
– Que tant de vérités ainsi proférées m’ont fort altéré, votre Clarté !
La porte s’ouvre alors en un joyeux grincement. Tous les yeux se tournent et se froncent dans la clarté trop vive du jour. Paraît un jeune garçon aux mains terreuses et aux dents gâtée qui roule barrique plus grosse que lui. Il manque d’écraser Gobert qui gémit sur le ventre en bavant doucement.
– Où dois-je poser le vin, Messire Hans, directement à la cave ?
Le Duc et Braquemart sont déjà debout.
– Que nenni, tonne le Duc en désignant la table. Ce tonnelet prendra place entre le Chevalier de Montcon et moi. Il nous aidera à tromper la soif en attendant réserve digne de ce nom.
Sitôt la barrique ouverte d’un coup de coude vigoureux, Braquemart et le Duc plongent chope en cadence dans le liquide violacé au dépôt douteux. Ils boivent à longues gorgées silencieuses.
– Je crois Dieu qu’il n’existe meilleure manière d’oublier mâle prédicament.
– Et trop longue sécheresse de gorge rend vin encore meilleur !
– Car c’est là la seule vertu de la privation. Sachez, Bourbier, que votre sagesse est grande.
– Cher Duc, comme disaient les Grecs anciens quand ils devisaient sous l’ombre fraîche des sapins : connaissance et félicité se trouvent au fond de tonneau et se révèlent aux hommes qui n’ont point peur d’aller voir la lie d’un peu plus près...
Vailles profite d’une plus longue gorgée pour s’approcher de la table.
– Dites-nous, chevalier, puisque vous voilà adoubé philosophe et puisque vous vous êtes refait la voix à compte ducal, il serait peut-être temps de narrer à Messire le Duc vos prouesses par le menu.
Et Braquemart se lève, sous le regard inquiet de la Duchesse.
– Mon innée modestie aura sans doute à en souffrir, mais puisque mon Suzerain le désire, je vais la mettre à l’épreuve de ma hardiesse et de ma science des armes...
Une masse le bouscule alors qu’à peine il s’envolait.
– Bougremissel ! se puit-il que tu buvasses sans moi ?
Gobert grimaçant de douleur s’est traîné jusqu’à la table et emplit à son tour grosse chopine de vin.
– De quel droit te sers-tu au tonneau ducal, affreux bourricot ? Retourne à ta douleur, et en silence, indigne compagnon, et laisse-moi narrer à ma guise ! |