Ceux de Corneauduc
Cent vingt-sixième épisode
Chapitre XXIII
L’évocation de cet épisode périlleux lui ayant donné soif, Braquemart plonge derechef son lourd gobelet de plomb dans le tonneau et manque se le renverser sus. Les forts en glotte de l’assistance l’ayant déjà fort entamé, on doit maintenant se pencher bien bas pour y puiser breuvage. Braquemart boit, accorde un regard triste à la barrique presque vide, qui ne fournit plus qu’un bourbier de vin et de lie, puis considère son auditoire. Le Duc chancelle de plus en plus et n’a pas levé godet depuis longues minutes ; Gobert a le visage violet et semble sur le point d’exploser ; la lassitude a remplacé la crainte dans les yeux de la Duchesse qui réprime bâillement, et les deux larrons paraissent replongés en sommeil. Ne reste en digne posture que lui, le chevalier Braquemart d’airain le preux, à jamais hors de l’ivresse, porté par son récit, alors même qu’il ne cesse de puiser en barrique, et, bien campé sur ses pieds, ce Chevalier de Vailles qui ne cesse de le dévisager, un demi-sourire peint sur sa face trop lisse.
Braquemart tape un grand coup contre le tonneau pour que l’assistance se ressaisisse et reprend le cours de son récit :
– Pour s’introduire dans la cour d’honneur puis accéder au donjon, la chance ne nous suffirait pas, il faudrait le pas de l’étrangleur napolitain, le calme du charmeur de serpent de la vallée du Rhin, le sang-froid du combattant Sikh de Lusitanie. Aussi, décidai-je de laisser là mes compagnons, non que je les soupçonnasse de lâcheté ou de balourdise - encore que pour l’un d’entre eux le doute soit permis - mais parce que certaines situations exigent que l’on se dresse seul face à l’ennemi...
Braquemart goûte alors le silence avec plus de délectation que le vin. Il se rince le gosier d’une gorgée plus lente que d’ordinaire et reprend :
– Me glisser derrière les sentinelles ne fut que vétilles. Et, pour avoir fréquenté moult castels, je sais comment on gagne donjon, malgré remparts, murailles et mâchicoulis. Je ne vais point conter ici les échauffourées qui me virent planter le fer à la gorge de quelques gardes zélés. Ce sont là péripéties bien banales pour un homme d’honneur. Non, ce qu’il me faut vous dire, c’est que je parvins à glisser un œil à la serrure de la geôle et qu’icelle s’était muée en l’écrin pour la plus précieuse des perles de nos contrées. L’indignité et la bassesse du fourbe Baron du Rang Dévaux faillirent me faire détourner les yeux : il avait fait entraver mains et chevilles à la plus belle lueur de notre Duché.
– Camilla Clotilda s’émeut le Duc qui s’est réveillé dans un sursaut.
– Oui, Camilla Clotilda di Capodistria. L’instinct ne m’avait donc point trompé et m’avait guidé jusqu’à notre bien-aimée Duchesse. Elle était là, en donjon, prise, enlevée, enfermée, le menton droit et le buste digne, mais humiliée jusqu’à l’âme par les rires de du Rang Dévaux, ce chafouin, cet impie, qui se gaussait de notre suzeraine et parlait de lui faire violence, et même pire.
Le Duc dilue son vin de larmes de colère. Il vide son godet d’un geste rageur et en frappe le tonneau pour ponctuer chacune de ces menaces :
– Je le pourfendrai, je l’étranglerai, je le larderai, je l’écorcherai... Je le jure devant Dieu compatissant, mon épousée !
– C’est ainsi que je compris quel était le but ultime de la mission qui m’était échue par la volonté ducale et céleste. Gobert et mes deux braves chevaliers sans blasons m’attendaient aux abords du château. Il n’était qu’à attendre le départ du félon, pénétrer en geôle et trancher les liens de sa Grandeur. Nous nous préparions à plonger dans les douves du haut du donjon quand...
– Je croyais qu’il n’y avait plus douves à du Rang Dévaux depuis décennies, dit Vailles d’un ton quelque peu soupçonneux.
– ...quand je réalisai avec horreur qu’elles étaient inexistantes. Et c’est à ce point de mes pensées que je me suis dit : « Il n’est douves où plonger et, l’alerte bientôt donnée, toute la garde sera sur le pied de guerre pour nous bloquer passage. Mais rien n’arrête qui fut des Croisades, foutredieu ! Il ne nous reste qu’une solution ». En effet, il ne restait qu’à utiliser cette corde que j’avais judicieusement pensé à emporter pour descendre le long de la muraille et rejoindre mes fiers compagnons. Ce que nous fîmes incontinent, la Duchesse sur mon dos, à la force de mon poignet.
– Poil au mollet, se permet Gobert en un fort rire de gorge avant de plonger godet dans la barrique. Vivement que vin m’altère les sens ! Je ne pourrai t’ouïr plus longtemps sans me tordre les côtes.
Et il vide son verre d’une gorgée et se laisse tomber en arrière, ronflant déjà avant d’atteindre le sol. |