Ceux de Corneauduc
Cent trentième épisode
Chapitre XXIII
Tandis que Braquemart s’en va réveiller ses compères et les prévenir que ce soir on videra cruchon, non pour le seul plaisir de la gorge, mais bien pour le salut du Duché, Alcyde Petitpont sort prendre l’air, en proie à une mauvaise inquiétude.
Il ne voit comment soutirer le Baron au courroux du Duc et à la volonté de Vailles. En cour d’auberge, il fait les cent pas. Comme si Dieu donnait réponse à celui qui fait tour sur lui-même ! Alcyde Petitpont hausse les épaules et entreprend de baguenauder autour de l’auberge pour reconnaître les lieux.
Des pieds remuent un peu, enfoncés dans un tas de fumier, et le meunier sourit doucement. Un bon soir auprès du feu, il sera bon de se laisser conter rixes et gestes qui produisirent si curieuse conséquence. Alcyde hésite un instant à tirer le malheureux de mauvaise posture, puis se dit qu’il ne sert à rien de hâter un réveil qui ne pourra être que difficile.
C’est alors que Gamin s’agrippe à lui, l’air agité.
– Ah ! Te voilà enfin, Gamin ! Ton tourment me dit que ton père et Braquemart t’en ont fait voir de toutes les couleurs. Ils ne sont certes point de grand repos mais les mésaventures qu’ils te font vivre te rendront plus fort. Ce sont elles qui te donneront le courage de t’adresser au monde aussi simplement que tu t’adresses à moi... ou aux étoiles.
– Venez avec moi, Messire Petitpont.
– Je te suis, Gamin.
Ils s’enfoncent dans la forêt. Là, sanglé à un arbre, près de son destrier qui mâchonne mollement larges feuilles de fougère, se tient un homme de longue taille, vêtu de noir et tuméfié jusqu’au sang. Lorsqu’il reconnaît Hector-Maubert de Guincy, râlant plus qu’il ne respire, crachant de temps à autre l’une de ses rares dents, le meunier sent idée poindre en lui.
– Tu fais triste figure, homme en noir.
Hector-Maubert ouvre à demi un œil, glaviote, essaie de sourire...
– Meunier ! J’aurais dû t’occire en ta demeure comme j’ai occis ceux qui se sont dressés sur ma route.
– Tu es donc bien bucellaire... un que l’on paie pour faire la sale besogne.
– Comment oses-tu ? Mes faits d’armes font pâlir d’envie tous ceux qui, de Naples aux Pyrénées, prennent le chemin sans se soucier des lois, avec leur courage et leur lame pour tout bagage.
– Te voilà pourtant à ma merci.
– Cela n’est pas ton fait meunier, n’en tire pas orgueil. C’est celui du nain domestique et silencieux qui se cache derrière ton habit.
– Mis à l’échec par un enfant... qui voudra encore de tes services ?
– Cesse tes sarcasmes. Tu sais qu’ils me torturent plus qu’une lame. Que veux-tu donc à la fin ?
Petitpont inspire longuement, fouille dans l’œil à demi-ouvert du bucellaire comme pour y trouver une réponse.
– Te crois-tu en mesure d’échapper à une douzaine de gardes armés, ceci sous les yeux de maître même de ce Duché ?
– Cela dépend de ton prix !
– Tu veux être payé ?
– Je suis bucellaire. On me paie pour me voir sortir la fiole ou l’épée. Je préfère que tu m’ouvres la gorge, que tu me laisses saigner comme goret, plutôt que de ne point tâter de bourse. Jamais, tu m’entends, on ne dira que je me suis vendu gratuitement !
– Alors, je t’achète.
– Quel est ton prix ?
– Ta vie. Oui, tu as bien entendu. Je t’offre vie sauve et liberté. À la nuit tombée, quand bombance battra son plein, je te mènerai en écurie où tu prendras place d’un glorieux prisonnier, le Baron du Rang Dévaux. Nul ne saura te reconnaître ; vous avez même corpulence et même figure défigurée. Il te suffira de prendre ses habits. Tu seras entravé fermement, n’espère donc rien tenter avant matin. À l’aube, quand le Duc se réveillera et que sera passée sourde douleur d’ivrogne en son crâne, ses soldats viendront te chercher pour te mener au gibet. Alors seulement je te ferai passer une dague. Il sera temps pour toi de jouer ta chance. Ta vie, je te dis.
Hector-Maubert crache une dernière dent, il semble que son corps se redresse un peu, retrouve quelque majesté, malgré le sang et les plaies.
– J’accepte, meunier. |