Ceux de Corneauduc

Cent trente-huitième épisode

Chapitre XXV

L’aubergiste pose sur la table trois flacons et un gros entonnoir en fer bosselé.

– Allez-y doucement, c’est de la toute bonne, celle-là. On s’en sert pour endormir les bœufs.

Émile la besogne et Raoul le rugueux, sentant qu’il y aura du croustillant sous peu, s’approchent lentement de la tablée ducale en se donnant des coups de coude complices.

– Un entonnoir, s’étonne le chevalier de Vailles, mais que diantre comptez vous faire d’un entonnoir ?

La réponse lui vient en actes. D’un geste ferme, Gobert l’empoigne aux chevilles et le renverse dos sur table, Émile et Raoul le maintiennent aux bras tandis que Braquemart lui enfonce l’instrument en gueule, déchaussant quelques dents au passage.

– Desserres dont la bouche, puceau de la glotte, ça rentrera mieux, là, ça y est. Votre Immensité, il vous revient de verser !

Et le Duc s’avance en riant et verse gnôle dans l’entonnoir. Les yeux de Vailles semblent sortir d’orbites et il remue tant les jambes qu’il manque désarçonner Gobert.

– Ce boit-petit ne s’en tirera point à si bon compte, rugit le Duc une fois bouteille reposée. Donnez-moi autre bouteille de cette excellente gnôle.

Cette fois-ci, Vailles ne se débat même plus. Lorsqu’on le lâche, il rote mollement, couché sur la table, un filet de bave alcoolisée à la commissure des lèvres.

– As-tu vu Mimile, comme ce drôle porte à rire lorsqu’il est plein. Il semble bien porter ces deux litres, lui qui se targuait de ne point boire.

– Certes, Raoul, et je me disais qu’il serait réjouissant de traîner le Montpensois céans pour lui faire subir même sort. Il doit être si triste en son tas de fumier...

– Ah non, tonne Braquemart ! Il est déjà fort affligeant que nous ayons perdu deux bonnes bouteilles à emplir ce flagorneur qui n’en méritait pas tant. Si vous désirez vous amuser avec le Montpensois, libre à vous. Mais faites-le dehors, foutredieu ! Je n’aime point trop respirer fumier lorsque je m’enivre en suzeraine compagnie.

– Il faut dire, Mimile, que le grand soiffard parle souvent de bon sens. Pourquoi quérir le Montpensois alors qu’il y a tant à s’amuser avec ce drôle de chevalier.

Raoul saisit Vailles par le col et le force à s’asseoir. Il titube mais ne tombe point.

– Voyons s’il a le cœur à chanter maintenant. Faisons-lui répéter quelques couplets bien sentis.

L’idée semble fort plaisante au Duc qui écarte les deux brigands d’une bourrade et plante son groin à deux pouces de celui de son aide de camp.

– Allez, mon petit Vailles, chante avec ton Suzerain :

Le Duc entonne alors gaillardement un couplet qui lui mériterait excommunication immédiate si évêque de France l’entendait. Hilda Van der Klötten s’en retourne en cuisine en se bouchant les oreilles alors que son mari se signe discrètement.

Le Chevalier de Vailles répète en chœur d’une voix bourbeuse alors que toute la salle s’esclaffe en lui bourrant les côtes.

– Maintenant qu’il sait boire et chanter, voyons s’il sait trousser la gueuse ! Où donc est la soubrette ? Qu’on nous emmène la soubrette !

Tous parcourent la salle des yeux mais point ne voient la frêle Fanchon. Le Duc pointe le tenancier du doigt et lui dit d’un ton taquin :

– Hans Van der Klötten, vieux filou, tu as caché ta soubrette !

Braquemart porte la main à l’épaule du Duc, et lui glisse comme à compagnon de chambrée.

– La soubrette a pour moi quelque penchant dont je daignerai profiter à l’heure ou bamboche me tournera tête. Je ne désirerais point qu’elle montre cuissot au tout venant, ni que Vailles la dégoûte à jamais de bonne besogne.

Le Duc fusille Braquemart du regard mais n’ose contredire son héros. Il est écarlate, boit une longue gorgée de gnôle à même le flacon et hurle en direction du tenancier.

– Mais, sacré nom de foutre en bois ! On ne va quand même pas lui donner ma Duchesse à cet eunuque de Vailles ! Déjà en temps normal ce ne serait point convenable... Mais maintenant qu’elle porte mon héritier en son ventre ce serait assurément péché mortel ! Ah, mais, Van Der Klötten, il reste ta femme ! Elle est fichtre mafflue, mais Vailles n’est plus apte à discernement ! Sois bon bougre et prête-nous ta femme un instant.

– C’est-à-dire, mon Seigneur et maître, vous pouvez boire et manger tout ce qu’il vous plaît céans, mais ma femme est mienne par la volonté de Dieu, et je ne voudrais point me mettre en mauvais termes avec lui. Mais si cela peut agréer à votre Grandeur, apprenez que mon grand-père, en Provinces-Unies, distillait fruits et plantes avec grand talent. Je crois qu’il me reste en cave un tonnelet qui vieillit doucement depuis générations et...

– Maraud, tu voudrais détourner notre attention ?

– Il veut, certes, intervient Braquemart, mais son argument me porte droit au palais. Voir Vailles besogner Dame Van der Klötten me procurerait, je le crains, moins d’ivresse que cet alcool prometteur.

Le Duc semble réfléchir à la proposition un instant alors que silence se fait. Le Chevalier de Vailles en profite pour basculer en bord de table et d’évacuer un trop plein de son gaster en un bruit de cataracte.

– Soit, donne barrique et garde femme. Et nous, amis, buvons !

À l’auberge de Briseglotte, godets se remplirent tard dans la nuit.

 
 

Offrir ses lèvres aux baisers ou sa lippe aux succions ?
Comment peut-on boire ce cru si vert bistre ?
Qui aime les falafels à Sion ?
En mal d’aurore, si l’un est aval, l’autre est amont ?
Lirez-vous un jour le présent épisode avant sa censure ?