Ceux de Corneauduc
Cent trente-neuvième épisode
Chapitre XXVI
l fallut que le clocher de Briseglotte sonne dix coups pour que le Duc se réveille en un sursaut, bave aux lèvres et douleurs au ventre, et qu’il rugisse en vidant la table de reliquats d’orgie.
– Debout tous, nous avons canaille à pendre !
Il se lève comme bourrasque pour distribuer coups de pieds et gifles à ses gardes, entraînant dans son sillage force tessons et godet encore à moitié pleins.
– Allez, bougres de lavettes rampantes, tous aux écuries ! J’ai un Baron à châtier, nom d’un chanoine turc !
Le Chevalier de Vailles peine à émerger d’un mauvais sommeil, le front bas et les yeux jaunâtres. Il opine puis porte la main à son front dans un gémissement. Les soldats se lèvent un à un en maugréant, suivis par Braquemart et Gobert qui reniflent pots et flacons au cas où il resterait lampée de gnôle pour se remettre pieds et tête en place. Ils sortent tous comme somnambules sur les pas de leur Suzerain.
En cour de l’auberge, Alcyde Petitpont trie plantes et racines qu’il a amassées en forêt dès l’aube. Il ne semble guère se préoccuper du cortège. À l’entrée de l’écurie, le garde s’écarte pour laisser passer son suzerain.
– Nul ennui, coquin ?
– Nul ennui, votre grandeur, répond le garde d’une voix qui tressaille à peine.
Le Duc se retourne vers ses hommes et en en désigne deux d’un doigt péremptoire :
– Toi, toi, entrez me chercher le prisonnier. Et prestement, foutremouise !
Une minute s’écoule avant que les soldats ne tirent hors de l’écurie un être de peu de choses, bouillie sanglante et inanimée, les mains liées dans le dos.
– Il m’attriste de me dire que cet homme ne verra pas la corde qu’on va lui mettre au col. Holà, meunier ! Ne peux-tu me réveiller ce félon qu’il profite de son supplice ?
– Je vais voir ce que je peux faire, votre Mansuétude. Posez-le donc par terre.
Le meunier s’agenouille près de l’homme et fait semblant de lui tâter les chairs. Il glisse alors une dague dans la ceinture du bucellaire et lui susurre à l’oreille :
– J’ai rempli ma part du marché, qu’on ne te revoie plus par ici. Bonne chance !
Petitpont se relève et hausse les épaules en signe d’impuissance.
– Il respire toujours mais je n’arrive point à le remettre en conscience. Il est trop mal en point. Seul Dieu rouvrira les yeux de cet homme, si toutefois il le juge bon.
Le Duc trépigne de colère mais ne peut que se résoudre.
– Tant pis. Nous pendrons ce félon inconscient et nous le punirons de son manque de savoir-vivre en exposant sa dépouille jusqu’à ce que corbeaux alentours fussent bien rassasiés. Ainsi ai-je dit.
Et les gardes lèvent le malheureux, et le traînent, bras liés dans le dos, jusqu’au grand châtaignier derrière l’auberge sous la fenêtre de la chambre de la Duchesse. Là, ils le hissent tant bien que mal sur un tabouret et, tout en le maintenant, lui font passer grosse corde de chanvre autour du cou.
Le Duc lève les yeux vers la fenêtre et appelle son épouse.
– Duchesse Camilla Clotilda de Minnetoy-Corbières, daigne mettre ton nez à la fenêtre et regarde le supplice de celui qui tant t’a fait souffrir.
– La Duchesse, toute menue sous une couverture, passe son visage par la fenêtre et contemple la scène sans mot dire.
Le Duc tend la main vers le Chevalier de Vailles qui la regarde sans comprendre.
– Où est l’acte d’accusation, bougre d’âne ?
– Plaît-il, Monseigneur ?
– Tu n’as pas écrit l’acte d’accusation ?!
– C’est-à-dire que...
– Hors de ma vue, chacal !
Le Duc se racle la gorge et prononce à haute et intelligible voix :
– Moi, Freuguel-Meuzard-Childéric, Duc de Minnetoy-Corbières par la volonté de Dieu tout puissant, condamne séance tenante le fourbe Baron Robert-Joseph-Arthur du Rang Dévaux à la mort par pendaison pour les crimes de traîtrise, de rébellion envers son Suzerain et de lèse-majesté sur la personne de Camilla Clotilda di Capodistria, Duchesse de Minnetoy-Corbières. Il se voit incontinent dépouillé de ses titres et honneurs et ses terres sont dorénavant annexées au Duché de Minnetoy-Corbières. Que sentence soit appliquée. Bourreau, fais ton office !
Alcyde Petitpont s’avance de quelque pas et glisse à Braquemart :
– Je me demande fichtre comment ce diable de bucellaire arrivera à se tirer de là. Il n’a pas encore bougé le petit doigt. |