Bouteilles en verre, bouteilles en plastique

Le professeur Aristide se rendit compte que le temps pressait. Il posa son livre, passa à la cuisine et ouvrit la porte du frigidaire. Celui-ci offrait un spectacle de pénurie : un demi-litre de lait entamé, une boîte d’œufs durs avec encore un ouf peint en vert, un doigt de beurre dans son papier métallisé. Le professeur referma la porte après avoir établi mentalement une petite liste. Il se baissa sous la fenêtre et prit une bouteille consignée pour la rapporter au magasin.

Il marcha quelques minutes, évita des passants pressés et posa les pieds sur une surface caoutchouteuse noire. Deux parois vitrées se détachèrent. Il fit trois pas à l’intérieur et s’arrêta. Il y avait deux caisses avec une petite aire de rangement partagée par un gouvernail et une caissière expérimentée qui faisait passer le code barre des emballages sous un détecteur. Derrière chaque caisse, une file d’une demi-douzaine de clients serrés s’étirait. Ils tenaient un caddie ou, la plupart, un panier en plastique gris foncé et transportaient de la viande en barquette, des légumes pesés, des friandises au chocolat. Il était dix-huit heures trente-cinq, jeudi. Le long week-end de Pâques commençait. Les clients étaient tous extrêmement attentifs au déroulement des opérations ; ils faisaient des petits pas très précis dès que l’espace se libérait devant eux.

Le dernier client de la caisse de droite, celle qui était le plus proche de la rue, se prénommait Daniel. Daniel était un ancien étudiant de trente-deux ans, actuellement en recherche d’emploi et de retour de voyage. Il avait posé son panier par terre et lui donnait des coups de pied pour le faire avancer dans la bonne direction, la direction de la sortie. Justement, vers la sortie se tenait le professeur Aristide, qu’il reconnut immédiatement. Il avait suivi son cours d’histoire économique à l’université. Ils ne s’étaient jamais parlé mais il en gardait un souvenir assez bon. Ce cours avait un intitulé plus long, plus compliqué que les autres. Le professeur Aristide avait pris sa retraite. À présent il était planté à l’entrée du magasin, une bouteille vide à la main. Ses cheveux blancs avaient diminué de volume. Il portait un veston sans cravate, comme du temps de l’université. Il n’avait pas changé, pensa Daniel.

Le professeur Aristide s’avança et regarda de chaque côté. Il trouva la machine qui l’intéressait, la machine qui récupère les bouteilles vides. Il enfonça sa bouteille dans l’orifice circulaire et rencontra une résistance. Cela lui fit l’effet d’une mouche qui se pose sur le visage, un infime agacement. Il appuya encore, franchement, et on entendit un bruit sourd de mécanique bloquée, puis une succession ininterrompue de bip-bip aigus. Il se retourna. On le regardait, et on regardait la demi-bouteille qui sortait de la machine et qui était la cause du déclenchement de l’alarme.

Une des deux caissières pivota sur sa chaise.

– Évidemment, vous avez mis du verre, dit-elle d’une voix forte et autoritaire.

Avec un sourire bienveillant, le professeur Aristide posa la paume de la main sur le cul de la bouteille, non pas pour appuyer, pour forcer, mais simplement pour acquiescer, pour confirmer qu’il s’agissait effectivement d’une bouteille en verre. La caissière prit une voix plus forte encore, parce qu’il fallait bien se faire entendre par-dessus ces bip-bip énervants, et parce que de toute évidence elle le prenait pour quelqu’un de bouché.

– Cette machine, c’est pour les bouteilles en plastique. Si vous vous amusez à mettre du verre, c’est normal que ça coince !

Le professeur Aristide comprit qu’il s’était trompé, qu’il avait commis une erreur, ce qu’il exprima par un autre sourire, un sourire plus marqué, qui disait « ah oui bien sûr je suis désolé c’est de ma faute mais réglons cela au plus vite car cela n’a aucune importance. » Laissant le professeur à son sourire inutile, la caissière interpella sa collègue pour lui demander ce que l’on pouvait faire. L’autre caissière se retourna et poussa un soupir théâtral.

– Il faut appeler Monsieur Gomez.

Alors la première caissière : « Monsieur Gomez ! Monsieur Gomez ! »

Comme le gérant du magasin n’arrivait pas, la première caissière, responsable et excédée, se leva. L’alarme de la machine n’avait rien à envier, quant à la sonorité, aux systèmes antivol des vendeurs de hi-fi et de prêt-à-porter. La caissière passa les bras de chaque côté de la machine, tapota sur les parois, mais ses mains ne rencontrèrent aucun bouton STOP. À côté d’elle, immobile, un peu crispé, le professeur Aristide continuait de sourire à personne. Il était grand, plus grand que la machine et beaucoup plus grand que la caissière, un peu voûté. Il attendait. Le problème ne l’intéressait pas. Mais il l’empêchait de faire ses courses. La caissière tournait toujours autour de l’appareil. En même temps elle lançait des coups d’œil vachards au professeur et lui faisait la leçon, lui expliquait que le verre et le plastique sont des matériaux différents, et le professeur n’osait pas passer le portillon menant à la zone d’achat, il restait là, coupable, à encaisser les réprimandes de cette femme. Il y eut encore de l’agitation. La seconde caissière se leva à son tour. À ce moment Monsieur Gomez dans sa blouse blanche arriva enfin, vit la masse des clients qui attendaient, perçut l’impatience, le mécontentement qui couvaient, et demanda aux deux employées de retourner à leur poste. Il se campa devant la machine avec un air de grande ignorance. Il remarqua le professeur Aristide et les deux hommes se sourirent.

Tout cela avait déjà fait perdre une dizaine de minutes aux clients. Les deux files s’étaient allongées. Elles avaient connu un moment d’hésitation, s’étaient rapprochées, avaient été tentées par la fusion, puis s’étaient de nouveau séparées. Il y eut des frottements, des frictions silencieuses, des insultes pensées ; beaucoup de soupirs las. On pouvait lire sur les visages les choses que ces gens avaient encore à faire, les impératifs de leur vie quotidienne, tout ce que leur coûtait ce contretemps qui venait s’ajouter à une longue journée de travail. Quand un gros type râla et prit son voisin à témoin : « Il emmerde tout le monde, celui-là, avec sa bouteille ! », Daniel approuva lâchement, dissimulant la sympathie que lui inspirait le professeur Aristide, blotti dans le tout le monde.

Le professeur remarqua alors que tous ces gens le regardaient, qu’ils n’avaient cessé de le regarder depuis qu’il était arrivé. Leurs yeux convergeaient, se cumulaient pour former un seul regard qui le fixait. Il se sentit accablé, dépassé, trop léger pour en supporter la dureté. Renonçant à ses achats, il quitta le magasin et s’éloigna d’un pas traînant sur le trottoir.

Enfin Monsieur Gomez parvint à stopper l’alarme. La bouteille avait fini par se décoincer à force de manipulations. Il la posa dans une harasse et sortit du magasin. D’une démarche souple il courut en direction du vieux monsieur qui avait bloqué la machine. Il lui tapa sur l’épaule, lui sourit, et déposa dans sa main une pièce de cinquante centimes, en précisant : « Pour la bouteille ». Il était essoufflé. Le professeur resta tristement interdit, il regarda la pièce puis Monsieur Gomez, sans rien pouvoir dire. Encore souriant, le gérant partit s’occuper de la fermeture du magasin.

Le soir, premier soir de ce long week-end, le professeur Aristide dîna de pain toast beurré et d’un ouf dur. Assis à la petite table de sa cuisine, un livre d’histoire économique ouvert devant lui, il retira délicatement les bouts de coquille verte et repensa à ce Monsieur Gomez qui l’avait rattrapé sur le trottoir, qui lui avait donné cinquante centimes en lui souhaitant de bonnes fêtes de Pâques.

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