Chanson pour la nuit prochaine

– J’vais t’pisser la mort sur la gueule, sale con !

Il était malpoli. Fondamentalement malpoli. Bon, j’avais un peu renversé ma bière sur la table et elle avait légèrement coulé sur son joli pull de marque pour frimeur patenté, ce qui, j’en conviens, était quelque peu malvenu. Comme il draguait une minijupée ras-le-moteur qui n’acceptait d’évidence aux portes de sa chambre que les types au pull de marque immaculé, il s’était énervé.

Moi, j’étais bourré. J’avais quelquefois raté mes lèvres et, à la fin, c’était le verre qui s’était dérobé. J’avais donc mes torts dans l’affaire, mais bon, au-dessus d’un certain taux d’alcoolémie, on ne se laisse pas insulter sans réagir.

– Toi-même, eh banane !

… Que je dis d’une voix traînante avec ma verve cotonneuse. Il fait glisser sa chaise. Il se lève, se dresse juste en face de moi, très haut vers le ciel. J’ai la tête à la hauteur de sa braguette. Je m’imagine un instant pousser du cou de dix centimètres et lui mordre les couilles à travers son joli pantalon de toile légère au petit pli discret. Ça me fait rire. Alors je ris. Je me tords de rire sur ma chaise. Il n’aime pas ça, le Roméo de gouttière. Sa main se rétracte jusqu’à former un poing de fort beau gabarit qu’il hésite encore à me balancer à la gueule, rapport à sa totale ignorance de la manière dont sa compagne du soir réagirait à une telle démonstration de violence et à mon sang tout partout sur la table… Et l’opinion d’une fille en soirée de drague, c’est sacré.

– Qu’est-ce qui te fait marrer, pauvre tache ?

Il ne sait pas. Il se renseigne. Il veut savoir. Alors je lui montre. Je mords le tout avec une voracité pleine d’enthousiasme. Il hurle comme un putois. J’aimerais bien entendre hurler un putois. Je crois que je vais adopter un putois pour l’entendre hurler au clair de lune ; ça me rappellera un chouette souvenir. Quand je démords, il se vautre par terre en gémissant. Des petits cris qui ne veulent plus rien dire.

Plus du tout agressif, le garçon. C’est sa charmante qui prend le relais dans les hautes gueulantes. Elle est fâchée la demoiselle ! Elle me traite de tas de noms pas gentils pour moi, ma petite maman qui ne lui a rien fait et ma famille en général. Il faut la comprendre… Sa belle nuit vient de partir en couilles, sa belle nuit chiale sa douleur sur le sol, les mains sur un empire en décadence.

Je signalerais volontiers à l’insultante ce que je pense de son manque de courtoisie, je me sens en veine, moi… Mais les gens qui se dressent autour de nous pour voir le spectacle me dissuadent de pousser plus avant ma petite crise d’agressivité. De toute façon, j’ai fini ma bière. Alors je prends ma veste et je m’en vais.

Les rues de Genève sont agréables la nuit. Calmes, propices à la rêverie. Je me dandine, je gambade, turbulent, amusé. Je suis assez content de moi, mais j’ai un fichu besoin de me soulager la vessie. Je me trouve justement dans une petite rue où personne ne passe. La rue Gourgas. Qui donc pourrait passer par la rue Gourgas ? J’avise une Land Rover, une belle quatre-quatre un peu trop clinquante pour ne pas m’insulter. Je me débraguette face à la portière en me demandant si, à plein débit, j’arriverai à atteindre la vitre, facile, et qui sait le toit, moins évident. Je me concentre et alors même que je commence, je remarque qu’il y a comme de la vie à l’intérieur.

Je vois un corps qui bouge, des épaules qui remontent à hauteur de la portière. J’entends des halètements. On dirait un hippopotame assoiffé. Il y a des bruits de succions, de salive, des bruits qui ne donnent pas envie d’adopter un hippopotame. D’abord, il faudrait une mare… Et puis une villa en campagne… Et puis, les hippopotames, même s’ils ont une franchement bonne gueule, sont connus pour leur caractère emporté. Non, vraiment, je n’adopterai pas d’hippopotame. Parce que c’est trop gros et que je n’aime pas qu’on m’interrompe ainsi quand je pisse.

S’ils m’interrompent, je les interromps aussi. Le bruit du petit jet sur la tôle, forcément. Ça donne pourtant à leurs ébats une petite atmosphère cascade et rivière… Mais ce n’est pas tant le romantisme qui leur saute aux yeux que ma sale tronche de l’autre côté de la vitre.

La Land Rover s’immobilise. Comment ne l’ai-je pas vu tanguer ? Si ça se trouve, j’oscillais pareil. Nous épousions le même mouvement ; eux dans leurs ébats, moi la tête dans mes bières. Sûr qu’il s’agissait de la seule voiture habitée de la rue, peut-être même du quartier. J’ai pas de bol, moi.

Nus comme ils sont, je ne pense pas qu’ils vont me bondir dessus. J’avance un peu la tête, histoire de discerner la fille à l’intérieur, de me gaver d’une image coquine pour la nuit… Mais je n’ai rien le temps de voir, je crois que mon initiative déplaît. La portière s’ouvre et je recule de deux pas. Le garçon est en chemise mais, en dessous de la ceinture, ne lui restent que les chaussettes. Il ne se gêne pas pour me faire face, l’attirail au vent.

Je nuis à la vie de couple, aujourd’hui. Pourtant, juré, je n’ai rien contre le plaisir des autres. Mais la moindre maladresse les rend nerveux ces gens-là. Ils ne savent profiter de leur bonheur de façon détendue… Enfin, je ne sais pas, moi… On ne s’arrête pas d’aimer à cause d’un petit pipi de rien du tout !

Le furieux tout nu ne partage pas ma hiérarchie des valeurs. Ses yeux pétillent de colère.

– Tire-toi sale con ! qu’il me gueule, alors qu’en arrière plan sa douce et chère lui passe un jeans.

Il essaie de l’enfiler mais, comme ça, debout, tout en me fusillant des yeux, ce n’est pas évident. Quand il manque de se casser la gueule, je ris un peu. Mais le rire est malvenu dans nos sociétés. Le gars est vraiment à cran. On dirait qu’il souhaite faire un brin de causette plus approfondie avec moi, plus rapprochée aussi.

« Sale con ». Le naturisme au mois de novembre dans le quartier de la Jonction ne rend pas l’insulte imaginative. Moi je recule en me remballant – ce qui n’est pas des plus évidents non plus ; rapport à la coordination des mouvements – et je rétorque, fidèle à moi-même et adapté aux circonstances :

– Toi-même, eh tapette !

Il ne répond pas. Il est empêtré dans son jeans. Debout, il va se casser la gueule, alors il préfère se laisser aller, poser son séant sur le siège avant. Quand je le vois qui s’assied, qui me quitte des yeux un instant pour se consacrer à son pantalon, je me dis qu’il y a encore une chance d’éviter la bagarre. Foin de reculade, je passe la marche avant. Vitesse rapide. Je bondis littéralement sur la voiture. La fille crie. Les filles crient toujours à mon passage. Trop tard, j’ai déjà shooté dans la portière comme un rugbyman énervé. Plein pif ! Il s’effondre en travers du siège avec un nuage de sang lui inondant le visage. Si la fille ne hurlait pas « Au secours » et « Police » et je ne sais quoi d’autre, on pourrait profiter du silence.

Comme on ne peut pas, je m’en vais. Même dans les rues vides, on finit par ameuter quand on hurle de la sorte. Je marche, royal, assez rapidement pour disparaître avant l’arrivée de la flicaille, assez lentement pour qu’on ne puisse pas dire que je m’enfuis.

Je traverse la plaine de Plainpalais où un sale courant d’air me force à hausser les épaules, décidé à rentrer chez moi au plus court. Marcher la vessie mal vidée me pèse un peu sur le moral. Je gambade moins, je jubile moins, et mes pensées virent au gris sombre. Je trouve la ville contrariante et je rêve du calme de mon lit. Assez de conneries pour ce soir… Un cri

– Eh, toi !

Je regarde autour de moi. Il y a deux silhouettes précipitées dans le fond, deux types qui m’en veulent. Le mordu du bar chic, les amoureux de Gourgas ? Des molosses en tout cas. Ils foncent vers moi comme des dératés et ce n’est pas pour me dire des gentillesses. Je passe en mode sprint. Ma vivacité d’esprit a fait merveille toute la soirée, j’espère que mes jambes vont être à la hauteur.

Je traverse le boulevard Georges-Favon sans regarder et je déboule sur le Rond-Point. Je suis les lignes du tram durant quelques secondes, avant de bifurquer sur la gauche dans la rue Leschot. Je prévois de les perdre dans les petites rues qui mènent aux Augustins, si je ne les ai pas déjà semés… Mes semelles sentent à peine la route. Je ne cours plus, je vole. Vous devriez me voir, je suis un sacré athlète quand je veux.

Pas assez athlète, il faut croire. Je m’en rends compte lorsque l’un de ces enragés me plonge dans les pattes. Je n’ai pas le temps de mettre les mains, c’est mon menton qui embrasse le bitume et j’ai les dents qui hurlent.

Ils sont costauds ces deux salauds, très larges et très grands, surtout vus du sol. Je remarque en passant qu’il ne s’agit ni du mordu ni de mes amoureux en Land Rover… Décidément, je me fais des tas d’amis ce soir. Et ceux qui vont s’offrir mon scalp sont ceux à qui je n’ai rien fait. Pas que je me souvienne en tout cas.

La gueule à la hauteur de leurs semelles, je suis mal barré. Pas question de mordre quoi que ce soit. Mon côté intuitif me dit que je vais dérouiller et même mon côté optimiste n’espère plus la cavalerie.

Et pourtant elle arrive, la cavalerie, avant même qu’on ne m’ait frappé pour de bon, pétaradante à souhait. Une bande de motards en goguette, tout de cuir et de barbe, sur leur Harley, un gang de gueules et de couilles prêt à faire régner justice ou terreur, selon l’humeur. Des ridicules, quoi ! Mais des ridicules qui me sauvent la peau.

– A deux contre un… Pas terrible.

– C’est pas tes oignons, risque timidement un de mes agresseurs.

Avec les motards, faut pas risquer ce genre de commentaires, même timidement. Le barbu qui avait parlé est descendu de sa bécane, il a ôté son blouson qu’il a soigneusement replié sur le guidon, puis il s’est approché du téméraire qui n’avait pas même songé à s’enfuir alors que son compère avait démarré façon Formule I et ne reviendrait pas avant le prochain passage de la comète de Halley. Il avait de jolis bras, le motard, avec de gros tatouages et des muscles faits pour les beaux tatouages.

Une sacrée mandale. Une baffe à décalquer le cerveau. Mon agresseur se retrouve sur le trottoir, à mes côtés, geignant comme un cochon agonisant. Je ne sais pas si j’adopterai un cochon, surtout à l’agonie, mais je me relève tout requinqué.

– Ça va p’tit gars, que me demande le Rambo touffu en me massant l’épaule.

Je ne vais pas faire le difficile. Mon sauveur me semble un peu condescendant, mais j’ai assez froissé de monde pour aujourd’hui. Juré, je resterai en bons termes avec les motards. Je lui réponds de mon plus beau sourire. On ne s’en rend pas bien compte derrière sa barbe et ses cheveux, mais il sourit aussi. Et l’espace d’une seconde, il a presque l’air gentil.

– Allez viens. On va boire un verre pour oublier ça.

Bonne idée le beau sourire ! Je monte en croupe. Un méga coup de gaz et on traverse la ville plein pot. Mon ventre brasse un peu, pas trop, mais je serre quand même les dents par précaution. Je me force à bien respirer. Je ne voudrais pas vomir sur son engin, sur son blouson, sur tout matériel, vêtement, objet ou véhicule lui appartenant ; j’ai l’impression que ça ne plairait pas.

On longe la Bâtie à cent vingt à l’heure. Je m’envole et je m’en fous. Je m’éloigne de chez moi et je m’en fous. Je vais juste m’efforcer de ne pas déplaire à mes amis du soir. Pour le reste, j’évite soigneusement de réfléchir.

On s’arrête à grand fracas devant le pub St-Georges. Des années que je n’ai plus remis les pieds dans ce repaire de blaireaux et de motards. La bière n’est pas bon marché, ça pue la discussion gueularde et la minette à motard… Sans compter qu’on ne trouve pas une place pour s’asseoir.

Sitôt que je descends de croupe, que mes nouveaux copains garent leurs engins, je sens qu’on nous observe avec une certaine crainte, voire même du respect. C’est différent le pub St-Georges quand on y arrive avec des motards. Tous les blaireaux s’écartent. Les places se libèrent et, quand nous nous installons, un barman s’empresse de prendre la commande.

Mon protecteur me paie une bière, m’empêche de sortir mon porte-monnaie. Une fille de la bande me sourit. Il faut dire qu’une nuée de nanas se pressait là pour nous accueillir. Elles étaient toutes motardes et toutes maquillées, toutes frétillantes et toutes joyeuses de nous voir arriver. Les compagnes de la horde sauvage, les muses du pot d’échappement chromé, des bécassines, oui, mais des bécassines capables de décapsuler une canette avec les dents tout en agitant les nichons.

Celle qui me sourit, c’est la moins vulgaire. Bien moulée par les vêtements comme par le bon Dieu, elle n’explose pas derrière un rouge à lèvres trop vif ou des cernes douteux. Son sourire et ses yeux sont encore frais, quoiqu’un peu tristes… Je lui souris aussi… Et je me ravise. Je ne sais pas avec lequel elle est maquée, mais j’ai dans l’idée que le cuir rend possessif et, qu’à trop la reluquer, je ne vais pas tarder à m’attirer des ennuis.

Déjà, j’ai l’impression qu’ils regardent tous vers moi, que les conversations ont cessé, que… Je ne sais plus, je ne veux plus savoir. J’ai mon verre de bière devant le nez, alors je le contemple à m’en arracher les yeux. J’essaie même de compter les bulles. Oui, c’est ça, je vais compter les bulles jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à la fermeture du bistrot, jusqu’à que le monde se fige et, qu’enfin, je puisse aller dormir.

Mais on ne me laissera pas en paix. C’est mon protecteur qui s’approche. Il a son biceps juste devant mon nez, sa barbe qui se frotte à mon oreille. Il ne veut que parler mais mes genoux jouent déjà des castagnettes.

– La petite à qui tu plais. C’est ma sœur.

Il se tait, histoire que je m’immerge bien dans l’information, que je m’y noie plutôt. Je ne sais pas du tout ce que je pourrais lui répondre et j’ai comme envie de pleurer.

– Y a un connard qui lui a fait du mal.

– C’est pas gentil, ça…

– Tu l’as dit… Elle a du mal à oublier.

– C’est jamais facile d’oublier.

– Et les histoires d’amour, c’est c’qui y a de plus douloureux.

– Ouh la la oui !

– … Alors je me disais que tu pourrais peut-être lui changer un peu les idées… Tu vois ce que je veux dire ? !

Oui, je vois… Me voilà adoubé beau-frère. Oyez, j’ai la permission de draguer, maintenant, alors que j’ai failli pisser dans mon froc une bonne dizaine de fois dans la soirée ! Dis voir, bon Dieu, tu ne voudrais pas un peu freiner sur les événements, parce que je nage, là…

– Je te serai reconnaissant tu sais…

Un petit clin d’œil pour me dire que c’est le moment d’aborder. Alors j’abandonne mon tabouret et ma bière et je m’en vais pavaner sur commande, balbutier quelques banalités à une belle blonde de cuir… Comme elle sourit, je continue. Et voilà que j’ai le cœur emballé, que je fais le paon au milieu du bistrot. Je ressemble au mordu de tout à l’heure… Le premier qui me renverse trois gouttes de bière sur le futal, je lui fais la tête au carré. Mais pas de risques. Des couillons comme moi, on n’en croise pas deux dans la même soirée !

Il est bientôt le bout de la nuit et ça ne fait que commencer. Ma petite cuiresse prend une douche avant les ébats. Je ne sais pas dans quelle tenue elle va réapparaître, mais je sens que ça va donner du changement. J’ai déjà le caleçon qui fait des vagues.

Tout va bien. On s’est bien présenté les amygdales, on s’est bien massé les parties massables, et m’est avis qu’on ne va pas en rester là… Et soudain, c’est plus fort que moi, je n’en peux plus de faire les cent pas en silence avec les tempes en ébullition ; j’ouvre la fenêtre et je hurle mon bonheur aux étoiles. Et il ne faudrait pas me confondre avec un cochon, un hippopotame ou un putois. Je hurle en loup tout ce que je ne peux contenir en moi…

Un petit rire derrière moi, un petit rire gentil… J’ai un peu l’air con mais ça n’a pas l’air de la troubler. Finies les adoptions d’animaux. Je referme la fenêtre et je vais rejoindre ma cuiresse décuirassée, belle comme ce lit inespéré.

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Michaël Perruchoud est cofondateur de Cousu Mouche et directeur artistique du Comité Cousu Mouche. Il a publié plusieurs romans et touche aussi au domaine de la chanson. La plupart des œuvres publiées, soit sur le site soit en livre, par Cousu Mouche passent sous la loupe de Michaël. On lui doit notamment une grande partie des scénarios de Bébert au bistrot.

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