Exil sur planète fantôme – Hubert-Félix Thiéfaine

“En ce temps-là nos fleurs vendaient leur viande aux chiens”

La voix qui psalmodie, amusée et cynique, chaude mais ébréchée, est celle d’un prophète des impasses, d’un ménestrel rock des quartiers mal famés qui, entre errance et débauche, entre délire prohibé et grande sniffette d’imaginaire, me livre les mots lumière que je n’attendais pas, me révèle l’imparfait brasier de nos existences.

“Et nous habitions tous de sordides tripots”

L’homme s’appelle Hubert Félix Thiéfaine. L’album s’intitule Route 88. Le chanteur irradie la scène et le public qui lui répond, entonne avec une ferveur presque gênante des refrains incompréhensibles, se découvre un vocabulaire fait de rêves qui se cognent la tête sur des murs galactiques, de pièges paranoïdes sur fond de guitares électriques, d’amours diffamatoires et de fièvre lyrique.

“Avec des aiguillages pour nos petits matins”

J’ai quinze ans et je me prends tout ça dans la gueule, notant des bribes de phrase, relisant Baudelaire, quémandant Lautréamont à la librairie. Route 88 est mon bréviaire païen, mon credo d’ivresse, je m’avale les phrases distordues, je me shoote à la déraison du maître.

Chanteur des drogués? Que dalle, je ne touche à rien d’autre qu’à la bière, et si les salles thiéfainiennes ont souvent le pétard haut levé, c’est d’abord les dérives, les heures vénéneuses et la pureté des rêves qu’exalte le poète jurassien.

“Quand le beau macadam nous traitait de salauds”

Et tout le public : “Nous traitait de salauds”

Il ne passe pas à la radio, Thiéfaine, pas à la télé, pourtant tous les potes le connaissent, c’est comme un signe de ralliement, le seul chanteur français que l’on peut arborer sans honte (Les Béru, Noir Désir, oui, je sais, tout cela viendra bientôt), le seul dont les mots résonnent vraiment en moi. Autorisation de délirer, Dernières balises (avant mutation), Alambic / Sortie Sud, les albums semblent gravés dans une mythologie underground, ils existent haut à la seule prononciation de leur titre. Je les boufferai les uns après les autres jusqu’à la moindre miette mais en gardant une tendresse particulière pour ce “live” révélation qu’un pote m’avait enregistré, sur une cassette m-electronics, tendue au hasard d’une fin de soirée, une cassette que j’ai usée jusqu’à l’agonie, à en distordre la bande à force de passages intempestifs, de rewind inconsidérés.

Mathématiques souterraines, Sweet Amanite Phalloïde Queen, Errer humanun est, Les dingues et les paumés… J’ai tout chanté, tout retenu, je serais capable de réciter l’album en karaoké devant une foule estampillée disco armée de lances à merde, avec la foi absurde des missionnaires en terrain miné.

Dix-sept chansons sur l’album et toujours le même pincement au cœur quand celle-ci se termine. “J’ai vécu mes vingt siècles d’inutilité”, chante Thiéfaine, et du haut de mon peu d’années, je suis le plus convaincu des choristes, alors même qu’il ajoute, comme en confidence “Je n’ai plus rien à perdre et j’en veux pour ma faim”.

Et le public, de répéter une dernière fois le leitmotiv de mes quinze ans, mon fol appétit d’existence : “j’en veux pour ma faim!”

Michaël Perruchoud

3 réflexions au sujet de « Exil sur planète fantôme – Hubert-Félix Thiéfaine »

  1. La ferveur du public sur ce titre et cet album. Oui, presque gênant, et d’ailleurs partiellement gommé en version CD : c’est interdit de rentrer comme ça dans la tête des gens. Sauf si c’est pour leur vendre du Coca-Cola, bien sûr.

  2. Rhaaaa p’tain !
    Bravo je me retrouve tellement dans ton texte.
    J’ai découvert HF avec cet album et je ne m’en lasse pas.la résonnance que ce live me renvoie me rajeunie à chaque écoute et me ramene cette époque aux seuls souvenirs tangibles les phrases de Thompson : « Mais aucune explication, aucun mélange de mot, de musique, ne peut restituer ce que c’était d’être et de vivre dans ce coin du temps et de l’espace. Quoi que ça ait pu vouloir dire. Il y avait de la folie dans tous les sens, à toute heure. On pouvait allumer des étincelles partout. Il y avait ce sentiment extraordinaire que quoi que nous fassions, c’était juste que nous étions en train de gagner. Et ça je crois, c’était la force qui nous poussait. Cette sensation de victoire inévitable sur les forces du vieillissement et du mal. Pas au sens militaire du mot victoire, on en avait pas besoin. Notre énergie déborderait par dessus tout. Nous avions un élan formidable. Nous surfions sur la crête d’une vague très haute, et très belle. Alors maintenant, si vous avez le regard qu’il faut, vous pouvez voir la ligne de partage des eaux et de la terre, l’endroit où la vague a fini par déferler, et opérer son reflux. »

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