Tu as 8 ans. Tes héros se nomment Goldorak, Albator, Pirmin Zurbriggen. Tu raffoles des langues de chat au sucre et des grenouilles à cinq centimes que tu voles parfois avec tes amis à « La Source », le magasin du quartier. Et surtout, maman te prépare les tartines à ton retour de l’école.
L’école. Tu l’aimes plutôt, parce que c’est facile et que tu as de bonnes notes. Tu aimes surtout quand le Monsieur du chant vient avec sa guitare et ses sabots. Tu aimes moins quand il ouvre la fenêtre en plein hiver parce que selon lui c’est mieux pour chanter. Le manuel de chant, c’est le « Chanson vole » et il est bleu foncé avec un oiseau en papier violet sur la couverture. C’est un joyeux fourre-tout, il y a des chansons d’Emile Gardaz, l’hymne national suisse (que tu trouves déjà tarte), des canons à quatre voix, des chants de Noël, des chansons folkloriques tessinoise, finlandaise, israélienne, hongroise, ou russe. Il y a aussi plusieurs chansons avec des animaux. Tu ne comprends pas pourquoi elles finissent toutes mal. Il y a notamment « Alouette », le « Petit âne gris » de Hugues Aufray, « L’oiselet a quitté sa branche » de Nana Mouskouri. Et surtout, il y a le Petit Cheval. Tu harcèles à chaque fois le Monsieur du chant pour la chanter. Tu veux tout savoir sur cette chanson. Tu apprends que le poète Paul Fort a écrit les paroles et qu’un certain Georges Brassens a composé la musique et en est l’interprète. C’est la première fois que tu entends ce nom.
« Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu’il avait donc du courage
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière, tous derrière
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière et lui devant »
A chaque fois, tu la chantes à pleins poumons. Tu as envie de trotter dans la salle de classe et de frapper des mains, tant la fougue du petit cheval te porte. Tu loues ses qualités. Toujours content, courageux, altruiste. Un vrai héros, comme Albator et consorts.
– Monsieur, pourquoi il meurt à la fin ?
Ton petit coeur se gonfle dans sa poitrine. Tu ne comprends vraiment pas. C’est pas logique. Embarrassé, le Monsieur du chant tente une explication. Qui ne te convainc pas. Comment un cheval si jeune et si vigoureux peut-il s’écrouler foudroyé ? C’est injuste. Goldorak, Albator et Pirmin ne meurent jamais, eux. Non, décidément, tu ne comprends pas. Tu trouves vraiment dommage cette fin. Pourtant, quelque chose t’attire irrémédiablement vers cette chanson. Et au cours suivant, tu insisteras pour que la classe la chante à nouveau.
Tu as 38 ans. Tu écoutes la chanson avec ta fille. Ça faisait un bail que tu ne l’avais plus entendue, même si Brassens a grimpé au sommet de ton panthéon depuis. La magie opère à nouveau. Ta fille galope dans l’appartement en faisant tournoyer sa poupée Dora. Tu es parcouru de frissons. Te reviennent les tartines de maman, les rires dans la cour de récré, Goldorak, l’insouciance. Tu n’arrives pas à croire que ton enfance se soit envolée si vite.
– Papa, pourquoi il meurt à la fin le cheval ?
Un voile d’inquiétude passe sur le regard adorable de ta fille. Tu balbuties quelques trucs aussi peu convaincants que le Monsieur du chant jadis. Tu crains de t’aventurer sur le terrain métaphysique. Tu souhaites préserver son innocence le plus longtemps possible. De toute façon, elle n’insiste pas et passe vite à autre chose. Heureusement, car tu ne comprends toujours pas. Tu comprends seulement la dimension allégorique du poème. Tu penses alors à tes amis tombés dans la fleur de l’âge. Ils sont si nombreux que tu en as le vertige.
La chanson est terminée. La petite est sortie du salon. Tu as encore quelques minutes avant d’aller préparer ses tartines. De manière presque naturelle, tu te lèves du fauteuil et tu appuies sur la touche « Repeat ». Parce que, tu le sais désormais, le petit cheval galopera toujours en toi.
Il y a des chansons qui, même si on ne les écoute plus, flottent encore dans un coin reculé de la mémoire, chantent doucement l’air précieux d’antan. Lueur infime dans la nuit des songes, trace subtile dans le timbre d’une oreille, courbe sinueuse marquée sur les mélodies qui viennent en gorge. À moins que ce ne soit là qu’images romantiques pour faire l’histoire belle, remplir de fantasmes le vide incertain laissé derrière soi: de ces contes qui servent à tenir debout au présent, et qui peuplent demain de repères. Peut-être la chanson n’est-elle pas plus importante que son auteur et toute l’affection qui lui fut portée. Quinze ans pour remonter à la source. Je me souviens, les casques sur les oreilles, un grand magasin de la ville, la stupeur – le monde condensé tout entier au milieu du crâne, dans cette expérience d’écoute, d’immersion, d’invasion. Les hameçons se fichaient un à un sur ma peau: les diaprures de blues posées sur chaque note de guitare, la tristesse délicate dans les yeux de ces fêlures vocales, la rage désespérée venue du fond d’un autre ventre. L’étrangeté organique de ces arrangements, et quelque chose d’une détermination radicale, d’une fougue adolescente mûrie au feu de l’expérience. Mais j’ai dû penser ça autrement, alors: « Aouch, ‘tain c’est beau… » Ou plutôt rien pensé du tout: regard dans le vide, silence réflexif, sidération. Regarde ce que l’amour fait.
Ces chansons rangées sur le rayon, inscrites quelque part dans le sillon d’une platine, qui ont creusé de profondes saillies dans les veines du vivant, elles emplissaient des journées entières. Elles sont encore là sans y être. Qu’en reste-t-il? Fred était sans doute avec moi au magasin. Je tenais un joyau. Il y avait toujours cette petite atmosphère de compétition. Chris Whitley, ce serait ma pépite. Fier: moi qui ai découvert, regarde, écoute. Nathalie, elle s’appelait, c’est sur elle – si j’ose dire – que notre amitié a posé sa première connivence. Collège, semaine une, il était assis à côté de moi dans le couloir, on se connaissait de vue mais on n’avait encore jamais discuté. Nathalie est passée… Silence (l’amitié et les silences). On se regarde (l’amitié et les regards). Mines déconfites, paupières désolées, mâchoires perplexes, premiers mots: on était d’accord (l’amitié et les filles). Mais j’étais quand même plus croché que lui. Grave. Trois ans sans oser un mot. Même pas durant les dix minutes du remonte-pentes 4 places où nous n’étions que les deux. Rien qui sort. Sidération. J’aurais aimé lui chanter: « Look what love has done »…
Oui, j’étais plus amoureux de Nathalie que lui. Disons que moi je l’étais vraiment, lui se rinçait les yeux: elle faisait pleurer. Elle avait la grâce délicate, angélique. Et j’étais plus dingue de Chris Whitley aussi. Fred jouait de la batterie, écoutait du jazz, délirait sur Elvin Jones. Moi je me glissais dans la peau du guitariste-chanteur, l’identité confusionnait. C’est de tous les disques, Living with the law, celui sur lequel j’ai le plus chanté – à des hectares de circonférence. Pourtant la guitare en opentuning, l’expertise de la main droite, le slide, tout ça me laissait sans repères, incapable d’apprendre les morceaux, à jamais tenu dans les zones d’un désir parfait: inassouvi et fleurissant. Le dobro aux crasseuses métalliques, les accords, ça ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais, sinon quelques évocations des disques de mon père. (Je vois la fourre jaune d’un Big Billy Bronzy terreux et magnifique). Fred, c’est le meilleur ami qui m’a permis de franchir les années crasses, métalliques, désaccordées de l’intérieur, avec qui je pouvais parler de l’expertise de la main droite, de nos désirs inassouvis et fleurissants, des chansons qui nous restaient coincées dans la gorge devant ces filles trop belles. Nos regards leur glissaient dessus comme un slide sur des cordes, sauf qu’elles ne semblaient jamais entendre la belle musique de nos émois. Ça nous rendait tristes, quand même. Regarde ce que l’amour fait.
On avait eu droit à un traitement de faveur du prof de latin: un cours en privé, lui et nous – et c’est pas parce qu’on était particulièrement brillants, le traitement de faveur. On n’en menait pas large. On aurait dit César, vraiment. Un grand brun royal, une gueule imposante, la voix sévère, tenue altière, immense. César en personne nous enseignait le latin. C’était des séances de frayeur, chacun comptant sur l’autre pour se tirer de la panade, plongeant le nez sur le bureau, devinant les pieds de l’empereur juste là, à un mètre de nous, terrifiant. Son empire n’a rien pu pour sauver nos frégates en perdition: les déclinaisons déclinaient, on n’avait pas l’amour de la rosam… La scansion et nous, c’était comme essayer de joindre les beats d’Elvin à la diction de Chris: hors de portée. On avait des sanglots de rire en sortant de là, les paumes moites et les fesses fébriles. Parfois j’imagine cette période sans ce lien de confiance, sans le privilège de notre amitié, et je frissonne à la solitude écrasante qui se dessine. Sidération. Regarde ce que l’amour fait.
J’aimais les lancées aiguës proches du cri, les décrochages du larynx, le mélange de rugosité et de douceur. Il y avait une jouissance à l’écouter, Chris, et à chanter avec lui. Ça exultait quelque chose, c’était poétique et brutal, ça sentait la sueur, l’intimité, la tendresse, c’était à la fois complexe et direct, palpitant. It’s hard living with the law. C’est dur de vivre avec la loi. Mais c’est sans doute bien pire de vivre sans elle. Les lois de la camaraderie faisaient un pendant aux lois parentales, les lois scolaires donnaient l’occasion de rencontrer les lois des filles, et les lois de César resserraient celles de l’amitié! C’était une période de commerce intensif, légalement parlant. J’avais le respect de l’ordre bien imprimé dans les gestes. Les évasions musicales faisaient des respirations existentielles salvatrices. Pendant les cours, je jouais des solos dans ma tête: je voyais les doigts. Ivre dans le train vers Prague, Nathalie ayant quitté le collège et mon cœur depuis un moment, je chantais Chris Whitley pour les non initiés du couloir, Fred se marrait copieusement, et je ne sais pas trop a fortiori si mon généreux hommage au musicien lui fit vraiment honneur… C’était la fameuse semaine du voyage de maturité. Celle où j’ai vu mes premières étoiles contre les lèvres de Tizi: mon initiation à la vraie langueur d’un baiser, je l’avoue – « no one can disguise » – et à la vraie douleur d’en être aussitôt privé – « somebody always crying somewhere ». Regarde ce que l’amour fait.
On ne se rend pas toujours compte de l’importance vitale d’une présence. Un ami. Une chanson. Chris Whitley, peu le connaissaient, et je l’avais en source d’étonnement pour autrui, comme une étoffe à présenter. Je connaissais toutes les paroles par cœur, il y avait, dans l’estime que je tentais de me porter, ce faire-valoir, et l’aspiration à chanter un jour comme lui. C’est pas rien, comme forme donnée, structure d’intimité, fantasme identitaire. Chris est resté dans ma discothèque, le lien a changé, mais la passion renaît parfois de ses cendres quand j’écoute l’invraisemblable talent du songwriter décédé trop tôt, sans même que je ne le sache, 45 ans, cancer. Je me suis souvenu du tout premier interview que j’avais lu dans un Rock&Folk: il buvait des Coronas comme d’autres allument le prochain clope avec le précédent. J’ai ressenti comme un abandon de ma part: je ne l’avais pas suivi jusqu’au bout, et il était parti sans que je le voie venir – pour ainsi dire… Avec Fred aussi, le lien a changé. J’aurais aimé pouvoir user de ces registres vocaux où la parole échappe au contrôle, décrocher la colère rentrée, oser donner à la tendresse la vie de sa complexité, la rugosité de son vivant, évaser la panoplie de nos humeurs. Je ne pouvais pas. La proximité s’est trouvée parasitée de chants retenus, gangrénée de tumeurs symboliques au moment où nos vies prenaient la tangente. Elvin Jones, Chris Whitley, bifurcations. Désormais, il reste un profond respect, les allusions aux vieilles complicités, et tous les secrets échangés, le trésor des générosités reçues. Je me souviens d’une bouteille de champagne, vidée en douce derrière le collège pour fêter l’un de nos anniversaires: on savait se traiter. Ce jour-là, j’ai éprouvé toute la conscience du cadeau que constitue une amitié dans une vie. Je me demande si une chanson pourra jamais rivaliser – même la plus belle. Regarde ce que l’amour n’a pas su faire.
C’était une année morne. L’insouciance de l’enfance commençait à s’effilocher. Un prof tyrannique, vague sosie de de Funès, ambitionnait de nous rendre aussi dociles que des écoliers nord-coréens. Et puis un jour, par la grâce d’une chanson apprise en classe, les problèmes de math et les règles de conjugaison s’évanouirent dans un déluge d’accordéon et de liberté qui embrasa mon imaginaire de gosse.
Le ciel est bleu, le vent du large Creuse la mer bien joliment Vers le port montant à la charge Galopent ses escadrons blancs
Il y avait là-dedans de quoi s’évader plus sûrement qu’avec la mappemonde qui prenait la poussière au fond de la classe. À chaque fois qu’on la chantait, les barrières géographiques de ma petite école explosaient. J’étais projeté dans ce port « tout au bout du monde dont les rues s’ouvrent sur l’infini » à l’atmosphère si poétique.
Et puis il y avait Rita.
Tout le monde s´en fout, y a du bonheur Y a un bar chez Rita la blonde Tout le monde s´en fout, y a du bonheur À l´enseigne de la Fille Sans Cœur!
Le coup de foudre immédiat. Ses courbes hypnotiques se superposaient aux formes géométriques qui hantaient le tableau noir. Tandis que le petit roquet faisait claquer les règles grammaticales à la pointe de sa baguette, je me réfugiais dans son bar. Dieu qu’on s’y sentait bien ! Les rires et la gnôle coulaient à flots. Rita me servait mes premiers tord-boyaux avec un clin d’œil complice. Mes camarades suaient avec le Bled, le Bescherelle et les triangles isocèles ; moi je m’enivrais avec la plus belle femme du monde.
Dans ce petit bar, c´est là qu´elle règne On voit flamber sa toison d´or Sa bouche est comme un fruit qui saigne Mais on dit que son cœur est mort
La concurrence était rude. Les prétendants accouraient des quatre coins du globe pour ses beaux yeux. Insensible aux avances, elle renvoyait un sourire moqueur aux fanfaronnades des marins imbibés d’alcool et d’espoir. Son père, patron du bistrot, veillait jalousement sur sa vertu. Ça excitait encore plus la convoitise des gars. Du haut de mes onze ans, je rêvais secrètement que c’était moi qui ferais chavirer le cœur de cette beauté insaisissable.
Et puis, il y eut cet enfoiré d’étranger.
Mais un soir, la mer faisait rage On vit entrer un étranger Aux beaux yeux d’azur sans nuages C’est alors que tout a changé
À partir de là, je compris que la vie était dégueulasse. Que les filles trop belles finissent avec des rabat-joie opportunistes. Que l’amour fout le bordel partout. Et que les chouettes bars deviennent des offices d’impôts.
Je ne découvris la version de Piaf que bien plus tard. La voix inimitable de La Môme, aux accents à la fois gais et mélancoliques, porte à merveille la dramaturgie de la chanson. (Les versions de Barbara et de nos Michel Bühler et Sarclo nationaux valent également le détour.)
J’appris également plus tard que l’auteur de cette petite merveille était un Vaudois rondouillard qui avait réussi à Paris bien avant que Bastian Baker fasse couiner les adolescentes de France et de Navarre. Jean Villard « Gilles » fut en effet l’un des premiers auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française. Réduit à La Venoge ou aux Trois cloches offert à Piaf, on ignore largement qu’il forma dans les années trente un fameux duo de chansonniers – Gilles et Julien – donnant notamment dans la veine humoristique (les ancêtres du Duo d’eXtrêmes Suisses en somme, mais sans Québécois). Qu’on lui doit des centaines de chansons. Que Brassens le révérait. Qu’il découvrit et engagea le jeune Brel dans son cabaret parisien. Que le grand Jacques s’inspira de La Venoge pour écrire son Plat Pays. Qu’il fut également auteur dramatique.
Il m’arrive encore souvent de pousser la porte de l’Enseigne de la fille sans cœur pour retrouver celle qui a provoqué mes premiers émois.
Il y avait Véronique qui dansait dans le salon, et son pogo de l’heure dernière s’était mué en valse solitaire et déséquilibrée, la faute à la bière et à la vodka. Il y avait Stéphanie, je crois, et puis Ben, et puis Yvan, pauvre Yvan qui n’allait plus vivre longtemps, et Max, et Pat… Oui, forcément Pat, est-ce que je me serais risqué à découcher sans la présence de mon vieux pote ?
J’avais quinze ans et trois poussières, je découvrais simultanément les effets de l’alcool sur mon organisme, et l’euphorie de tomber amoureux à l’approche des deux pour mille. C’est dire que si j’ai oublié quelques détails de la soirée, la bande-son me reste solidement gravée dans l’âme.
Chez Véronique, les bombers et les Doc Martens étaient empilées à l’entrée, en compagnie de mes baskets blanches et de ma veste sans forme et sans marque, si encore j’en avais une. À l’évidence de la première question, Bennett’ ou New Wave ?, succédait alors une interrogation hautement plus essentielle, qui touchait à l’équilibre du groupe, et pour laquelle l’unanimité était de mise… Cure ou U2 ?
Je ne me donnais ni aux uns ni aux autres, découvrant avec un bonheur sans pareil, les Pogues, les Smiths et un Jurassien foutraque et vénéneux du nom de Thiéfaine qui squattait mon radiocassette avec bonheur. Je n’avais pour l’heure besoin de rien d’autre pour assurer ma bonne puberté musicale.
Mais voilà, Véronique replaçait l’aiguille sur la chanson deux, ça démarrait sur un petit roulement de caisse claire et sur des vocalises approximatives de ce Robert Smith intouchable dont pourtant la voix m’horripilait. Seulement, ce soir-là, j’avais une cannette à la main, je contemplais le plafond qui oscillait en rythme, mille nuits de fête avinées s’offriraient bientôt à moi… Et Véronique dansait.
Je reconnais à Cure le savoir-faire, mais un côté un peu affecté, un peu poseur, un peu trop maquillé, dans l’âme plus encore que sur la peau, m’empêche encore de les apprécier tout à fait.
Mais Catch… Catch, ce n’est pas du rock, de la new wave, de la cold wave, ou je ne sais quelle merde branchée dont on décortique l’appellation, c’est juste une chanson belle et directe, comme Robert savait en torcher quand il oubliait d’être prétentieux. Et vingt-quatre ans après, alors que je l’écoute en tapant ces quelques mots, j’y retrouve une magie qui survit aux crépuscules de l’acné et au miracle des seins naissants.
Et là, affalé sur un coussin où j’allais bientôt m’endormir, en me disant qu’il y avait de bonnes raisons de vouer son temps à l’exploration assidue de la beauté des filles, et qu’il était peut-être en ce monde quelque chose que l’on se devait d’attraper, je priais que Véronique n’en finisse jamais de remettre ce vinyle, Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me, The Cure, chanson deux, and again, and again…
Je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde… tout d’abord parce qu’elle déchire les fans de Bashung sur le Net au sujet de son interprétation. Et une bonne chanson est une chanson qui fait réagir, qui interpelle. D’un côté, vous avez ceux qui défendent l’idée d’une chanson politique, de l’autre ceux qui y voient une chanson testament. Des deux côtés, on avance des arguments intéressants, on décortique les phrases à l’infini, on déniche des allusions subtiles pour appuyer sa théorie. Des forums entiers existent juste sur ce sujet, ce qui amuserait certainement Bashung, s’il pouvait les lire aujourd’hui. Voyons les arguments, et choisissez votre camp, camarades!
Une chanson politique? Évidemment, avec le mot République dans le titre, difficile de ne pas être tenté. Qualifiés de simples résidents, en opposition avec un président qui abuse de son pouvoir, nous sommes renvoyés à l’état de pions impuissants. Bashung ne se reconnaît plus dans le monde politique actuel, avec lequel la communication est coupée. Il exprime son désenchantement face à une société dans laquelle la parole du citoyen n’est pas prise en compte. La trahison du Parti socialiste, de la gauche caviar, est dénoncée comme “rose à reflets de bleu” (couleur de l’UMP). Les citoyens de la France d’en bas ont le regard suspendu, tentant d’apercevoir le monde politique perché dans sa tour d’ivoire. Certains vont encore plus loin et voient dans “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” une pique contre Ségolène Royal qui aurait promis de développer le nucléaire si elle était élue.
Ou une chanson testament? Bashung s’adresse à sa bien-aimée, sa fille, ou plus probablement à la vie elle-même, se sachant malade et condamné. Notre condition de mortels fait de nous de simples résidents, des locataires dérisoires, engagés dans une course contre la mort, jusqu’à ce que la terre s’entrouvre sous nos pieds. “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” s’adresserait dans ce cas à sa fille Poppée, qui pourra faire ce qu’elle veut de ce monde qu’il laisse derrière lui. Mais que veut dire ce “Che ba ba ba ba” lancinant? Les pragmatiques entendent “Je sais pas pas pas pas”, qui exprime le doute et le désarroi du citoyen qui ne comprend plus le monde politique, alors que nos poètes entendent “Chez papa papa papa”, Dieu ou ses ancêtres, qu’il rejoindra à sa mort. Alors, vous vous êtes fait une opinion?
La réponse se trouve sans doute du côté des images. Le clip de cette chanson contient un certain nombre d’allusions à la mort, certaines subtiles (il y lit “Le bleu du ciel”, de Georges Bataille), d’autres moins (il part en voyage en avion, on y voit un panneau “dead end”, du sucre est versé comme du sable qui s’écoule dans un sablier). Dernier petit détail étrange dans cette chanson : la faute de conjugaison du verbe courir dans la phrase “je ne courirai plus”. Là-dessus aussi, on s’empoigne sur le net. Simple faute d’écriture ou licence poétique?
Qu’importe… Car quoi qu’il en soit, il m’a fait pleurer, Bashung, comme des centaines d’autres personnes, lors du concert donné à Paléo en 2008 à l’occasion de sa dernière tournée. Cet homme affaibli mais digne nous a fait son chant du cygne. Ceux qui ont le cœur endurci l’ont qualifié de pathétique, je l’ai trouvé émouvant et magnifique, dans sa fragilité et sa volonté de chanter jusqu’au bout. Il aurait peut-être dû mourir sur scène, devant les projecteurs. Et “Résidents de la République” résonnait d’une étrange façon ce soir-là… donc je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde, car elle l’a été, à cet instant, en cet endroit, pour moi.
C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane… « C’est quoi la Louisiane ? »… À l’Italie « C’est quoi, l’Italie ? ». Il y a du linge étendu sur la terrasse, et c’est joli. « Pourquoi c’est joli ? »… Cela fait trente, quarante, ou peut-être cent fois que j’essaie d’endormir ma fille en fredonnant cette chanson. Elle en a avalé les sonorités sans rechigner, à peine le chat du deuxième couplet avait-il attiré son attention. Et voilà qu’elle me contraint à une explication de texte acharnée, sans laisser passer le moindre vers, elle me dissèque mon Sud et mon Nino…
Ferrer, le chanteur le plus sous-estimé de la francophonie, cantonné à la variétoche rigolote, à Gaston, à Mirza, entonnés avec cette voix à la fois rauque et tendre qui pourrait faire pâlir de jalousie bien des vocaliseurs sans âmes, tristes squatteurs des bandes FM.
Bien sûr, il y a La Maison près de la Fontaine, et Le Sud, présentés comme deux OVNI dans le répertoire de Nino, des concessions à la chanson à texte, alors que c’est tout l’inverse. Réécoutez Nino Ferrer and Leggs ou Blanat, des albums aux guitares puissantes, aux arrangements torchés, aux frontières de la poésie, de l’expérimentation sonore, et d’un n’importe quoi vaguement dadaïste qui est la marque de fabrique de l’ermite de Montcuq.
Des chansons qui me collent au cœur, j’en ai plein, de sa réécriture d’Il pleut Bergère, à l’effroyable Arche de Noé, d’Alcina de Jesus (merveille de texte sur la révolution des oeillets) à la Rua Madureira… Mais voilà, lorsque ma fille me réclame une chanson et que je suis las de Siffler sur la colline, de ce bon vieux Joe Dassin, quand je m’en remets à Ferrer à l’heure des berceuses, la première chanson qui me vient, c’est bel et bien Le Sud.
Ce sera bientôt, je peux l’imaginer, le refrain de nos vacances en famille, à quatre dans une automobile trop pleine à réclamer une éternité de soleil, un temps qui fasse une pause pour nous laisser respirer notre bonheur à plein nez, loin de l’essouflement routinier, des affres du boulot et de la scolarité.
Et puis, un jour où l’autre il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien… Papa, c’est quoi la guerre ?
Pas de la race des poètes, paraît-il, parce que rocker toc, parce que deux albums prometteurs et de la soupe, parce que des paroles trop incompréhensibles pour être honnêtes. Quand vous prononcez le nom de Capdevielle, on le classera au pire du côté des Plastic Bertrand, au mieux pas trop loin de Lavilliers, la faute à Renaud qui les associait dans une chanson. Et les plus audacieux entonneront quelques couplets de Quand t’es dans le désert.
Oui, le mauvais côté de la ville cher à Jean-Patrick a des airs de Californie déprimée. Oui, on sent qu’il s’est enfilé Springsteen et Dylan en fumette, en tisane et sans modération aucune, qu’il prend parfois la pose…
Mais quand même, quel pied ! Quelle verve ! Je dirais mieux, quelles burnes !
À la fin des années 70, ils sont trois à brûler l’héritage de Brassens, Brel et consorts pour tracer une voie à part, à prendre le pouls de l’Atlantique sans rien perdre de leur frenchitude. Il y a Bashung, le révéré, Thiéfaine, l’irrécupérable, et Capdevielle, l’étoile filante qui torche les phrases définitives à la douzaine avec une confondante maestria.
Son premier album est une succession de films de série B, de road movies sans budget mais gorgés d’âme et de désespoir. Car le bonhomme a comme un projecteur dans la voix, il fait naître les images sans effort, c’est dix scénars à la seconde qu’il nous balance l’air de rien, des balades de losers maudits qui traînent leur gueule de bois du côté des rivières souillées. « Les enfants des ténèbres et les anges de la rue », se nomme l’opus, il contient son lot de perles, et puis une, encore plus brillante que les autres : Elle est comme personne. Une chanson d’amour, une ode à la femme enfouie au bord du vide et de la nuit. La plus belle.
Ça commence par une de ces guitares qui résonne en anglo-saxon, on n’est pas loin de « Heart of Gold » du père Neil Young, pas loin de Cat Stevens non plus, et puis il y a ce portrait de femme à la dérive et de son amant carbonisé…
« Elle parle jamais d’hier
Pour elle demain c’est trop loin
Elle peut pas tomber y’a rien qui la protège
C’est juste une collectionneuse de sortilèges
À minuit quand tous ses bracelets sonnent
Elle est comme personne »
Vous la voyez la fille, dangereuse et intense, destructrice et prête à sombrer. Capdevielle vous emmène vous briser le cœur et les dents avec lui, au fil de couplets imparables qui ne doivent rien à personne. Parce que le bougre était plus original qu’on voulait bien le dire, parce que ses contempteurs qui prennent aujourd’hui ses arrangements de haut sont des ânes snobs et insensibles.
« Elle reprend jamais les pleurs qu’elle me donne…
Elle est comme personne »
De la facilité, ça ? Non, la grâce de la simplicité, ce n’est pas tout à fait pareil… Et quand Capdevielle ajoute « J’suis venu tout seul à genoux devant sa serrure », je me souviens de mon teint de cierge, à côté du téléphone, à me saouler la gueule tout seul dans l’espoir d’un appel qui ne viendrait pas, parce que je n’avais pas compris que certaines filles dansent une tout autre danse, où leurs cavaliers ne trouvent place que le temps de se briser… Et que ces filles-là se fuient jusqu’au fond des lits où elles ne savent pas rester.
Une foutue belle chanson, un foutu grand chanteur !