Archives du mot-clé Imaginaire

À l’enseigne de la fille sans coeur – Édith Piaf

C’était une année morne. L’insouciance de l’enfance commençait à s’effilocher. Un prof tyrannique, vague sosie de de Funès, ambitionnait de nous rendre aussi dociles que des écoliers nord-coréens. Et puis un jour, par la grâce d’une chanson apprise en classe, les problèmes de math et les règles de conjugaison s’évanouirent dans un déluge d’accordéon et de liberté qui embrasa mon imaginaire de gosse.

Le ciel est bleu, le vent du large
Creuse la mer bien joliment
Vers le port montant à la charge
Galopent ses escadrons blancs

Il y avait là-dedans de quoi s’évader plus sûrement qu’avec la mappemonde qui prenait la poussière au fond de la classe. À chaque fois qu’on la chantait, les barrières géographiques de ma petite école explosaient. J’étais projeté dans ce port « tout au bout du monde dont les rues s’ouvrent sur l’infini » à l’atmosphère si poétique.

Et puis il y avait Rita.

Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
Y a un bar chez Rita la blonde
Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
À l´enseigne de la Fille Sans Cœur!

 Le coup de foudre immédiat. Ses courbes hypnotiques se superposaient aux formes géométriques qui hantaient le tableau noir. Tandis que le petit roquet faisait claquer les règles grammaticales à la pointe de sa baguette, je me réfugiais dans son bar. Dieu qu’on s’y sentait bien ! Les rires et la gnôle coulaient à flots. Rita me servait mes premiers tord-boyaux avec un clin d’œil complice. Mes camarades suaient avec le Bled, le Bescherelle et les triangles isocèles ; moi je m’enivrais avec la plus belle femme du monde.

Dans ce petit bar, c´est là qu´elle règne
On voit flamber sa toison d´or
Sa bouche est comme un fruit qui saigne
Mais on dit que son cœur est mort

La concurrence était rude. Les prétendants accouraient des quatre coins du globe pour ses beaux yeux. Insensible aux avances, elle renvoyait un sourire moqueur aux fanfaronnades des marins imbibés d’alcool et d’espoir. Son père, patron du bistrot, veillait jalousement sur sa vertu. Ça excitait encore plus la convoitise des gars. Du haut de mes onze ans, je rêvais secrètement que c’était moi qui ferais chavirer le cœur de cette beauté insaisissable.

Et puis, il y eut cet enfoiré d’étranger.

Mais un soir, la mer faisait rage
On vit entrer un étranger
Aux beaux yeux d’azur sans nuages
C’est alors que tout a changé

À partir de là, je compris que la vie était dégueulasse. Que les filles trop belles finissent avec des rabat-joie opportunistes. Que l’amour fout le bordel partout. Et que les chouettes bars deviennent des offices d’impôts.

Je ne découvris la version de Piaf que bien plus tard. La voix inimitable de La Môme, aux accents à la fois gais et mélancoliques, porte à merveille la dramaturgie de la chanson. (Les versions de Barbara et de nos Michel Bühler et Sarclo nationaux valent également le détour.)

J’appris également plus tard que l’auteur de cette petite merveille était un Vaudois rondouillard qui avait réussi à Paris bien avant que Bastian Baker fasse couiner les adolescentes de France et de Navarre. Jean Villard « Gilles » fut en effet l’un des premiers auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française. Réduit à La Venoge ou aux Trois cloches offert à Piaf, on ignore largement qu’il forma dans les années trente un fameux duo de chansonniers – Gilles et Julien – donnant notamment dans la veine humoristique (les ancêtres du Duo d’eXtrêmes Suisses en somme, mais sans Québécois). Qu’on lui doit des centaines de chansons. Que Brassens le révérait. Qu’il découvrit et engagea le jeune Brel dans son cabaret parisien. Que le grand Jacques s’inspira de La Venoge pour écrire son Plat Pays. Qu’il fut également auteur dramatique.

Il m’arrive encore souvent de pousser la porte de l’Enseigne de la fille sans cœur pour retrouver celle qui a provoqué mes premiers émois.

Et vous savez quoi ?

Elle est toujours aussi belle.

Philippe Lamon

Exil sur planète fantôme – Hubert-Félix Thiéfaine

“En ce temps-là nos fleurs vendaient leur viande aux chiens”

La voix qui psalmodie, amusée et cynique, chaude mais ébréchée, est celle d’un prophète des impasses, d’un ménestrel rock des quartiers mal famés qui, entre errance et débauche, entre délire prohibé et grande sniffette d’imaginaire, me livre les mots lumière que je n’attendais pas, me révèle l’imparfait brasier de nos existences.

“Et nous habitions tous de sordides tripots”

L’homme s’appelle Hubert Félix Thiéfaine. L’album s’intitule Route 88. Le chanteur irradie la scène et le public qui lui répond, entonne avec une ferveur presque gênante des refrains incompréhensibles, se découvre un vocabulaire fait de rêves qui se cognent la tête sur des murs galactiques, de pièges paranoïdes sur fond de guitares électriques, d’amours diffamatoires et de fièvre lyrique.

“Avec des aiguillages pour nos petits matins”

J’ai quinze ans et je me prends tout ça dans la gueule, notant des bribes de phrase, relisant Baudelaire, quémandant Lautréamont à la librairie. Route 88 est mon bréviaire païen, mon credo d’ivresse, je m’avale les phrases distordues, je me shoote à la déraison du maître.

Chanteur des drogués? Que dalle, je ne touche à rien d’autre qu’à la bière, et si les salles thiéfainiennes ont souvent le pétard haut levé, c’est d’abord les dérives, les heures vénéneuses et la pureté des rêves qu’exalte le poète jurassien.

“Quand le beau macadam nous traitait de salauds”

Et tout le public : “Nous traitait de salauds”

Il ne passe pas à la radio, Thiéfaine, pas à la télé, pourtant tous les potes le connaissent, c’est comme un signe de ralliement, le seul chanteur français que l’on peut arborer sans honte (Les Béru, Noir Désir, oui, je sais, tout cela viendra bientôt), le seul dont les mots résonnent vraiment en moi. Autorisation de délirer, Dernières balises (avant mutation), Alambic / Sortie Sud, les albums semblent gravés dans une mythologie underground, ils existent haut à la seule prononciation de leur titre. Je les boufferai les uns après les autres jusqu’à la moindre miette mais en gardant une tendresse particulière pour ce “live” révélation qu’un pote m’avait enregistré, sur une cassette m-electronics, tendue au hasard d’une fin de soirée, une cassette que j’ai usée jusqu’à l’agonie, à en distordre la bande à force de passages intempestifs, de rewind inconsidérés.

Mathématiques souterraines, Sweet Amanite Phalloïde Queen, Errer humanun est, Les dingues et les paumés… J’ai tout chanté, tout retenu, je serais capable de réciter l’album en karaoké devant une foule estampillée disco armée de lances à merde, avec la foi absurde des missionnaires en terrain miné.

Dix-sept chansons sur l’album et toujours le même pincement au cœur quand celle-ci se termine. “J’ai vécu mes vingt siècles d’inutilité”, chante Thiéfaine, et du haut de mon peu d’années, je suis le plus convaincu des choristes, alors même qu’il ajoute, comme en confidence “Je n’ai plus rien à perdre et j’en veux pour ma faim”.

Et le public, de répéter une dernière fois le leitmotiv de mes quinze ans, mon fol appétit d’existence : “j’en veux pour ma faim!”

Michaël Perruchoud

L’Amour en fuite – Alain Souchon

Fondu au noir : un visage apparaît progressivement dans la pénombre. Dorothée – déjà animatrice mais pas encore productrice d’émissions et chanteuse à succès – se réveille en entendant du bruit dans la chambre. “Qu’est‑ce que tu fais, Antoine?” Antoine, c’est Jean‑Pierre Léaud, alias Antoine Doinel depuis la sortie des Quatre Cents Coups de François Truffaut, il y a plus de vingt ans, en 1959. Dorothée, elle, n’a pas encore de prénom. Plus tard, elle s’appellera Sabine. Pour le moment, elle cherche à retenir son amant qui s’apprête à partir. Elle lui demande avec insistance de rester. “Viens”, lui dit‑elle d’une voix franche et malicieuse. Il décline l’invitation avec cette théâtralité qui lui est propre, ce bagou, cette gestuelle, si libres et singuliers. Alors, dès qu’il tourne le dos, dans sa chemise de nuit Snoopy rose, elle s’approche à pas de loup, éteint soudainement la lumière et lui saute dessus. Antoine crie et c’est à ce moment précis que le couple tombe dans l’obscurité de la pièce et que la musique du générique s’élève. L’Amour en fuite, c’est le titre de la chanson et c’est le titre du film qui s’imprime en lettres bleues à l’écran.

Ce qui m’a fasciné au début, ce n’est ni le film, ni la chanson, mais ce moment de bascule, de suspension, où l’image se dissout tandis que la voix de Souchon jaillit : “Caresses photographiées sur ma peau sensible…” Bien que la chanson revienne à la fin du film, dès que la cassette VHS se termine, je rembobine. Je veux absolument la réécouter à cet instant où, imprévisible, elle surgit. Truffaut ou Souchon? Difficile à dire si j’aime cette chanson à cause du film ou si j’aime le film à cause de cette chanson.

Pas de YouTube à l’époque. Je fouille dans les bacs de plusieurs magasins de disques, mais ne parviens pas à dénicher le CD. Je ne pousse toutefois pas plus loin les recherches. Le simple souvenir de la mélodie de ce morceau et des images du film suffit à me remplir d’exaltation. J’en parle souvent autour de moi, fais l’apologie des Doinel en évoquant systématiquement la scène d’ouverture du dernier film de la série. Je me souviens à peine des paroles mais, à l’époque, il y a bien quelque chose de cet ordre‑là : “Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.”

Un ou deux ans plus tard, mon frère débarque chez moi avec un triple best of d’Alain Souchon. J’essaie de garder mon calme, mais me jette vite sur la pochette pour étudier la liste des titres imprimée en caractères minuscules. Incroyable, L’Amour en fuite est là, CD 1, numéro 18! En la réécoutant, je ne pense plus au film de Truffaut. Cette fois‑ci, la chanson a son existence propre. Détachée d’Antoine Doinel et de Dorothée, elle déploie des images bien à elle. Et c’est justement ce qui m’éblouit.

“Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”

Ce vers qui apparaît au dernier couplet me bouleverse. Je l’apprécie d’autant plus que ceux qui suivent, sont en comparaison absolument fades et dénués de profondeur. Ils n’ont pas cet éclat, cette justesse, cette épaisseur! Tous mes amis de l’université auront droit à une écoute quasi religieuse de ce morceau dans mon studio, avec mon doigt dirigé vers l’enceinte pour être sûr qu’ils ne ratent pas le bon moment : “Écoute… Tu vas voir, ce qu’il dit, c’est trop beau!” Malgré tout le chichi que je fais autour de cette chanson, celle‑ci ne fait pas toujours l’unanimité. Mes amis ont tendance à lui préférer Foule sentimentale, Le Baiser ou Allô Maman Bobo. C’est vrai qu’à y tendre l’oreille de plus près, les “Tu‑tu‑tu…” ne sont peut‑être pas très heureux et les violons ont tendance à s’emballer. Mais moi je n’ai pas peur des mélodies entraînantes et un peu mielleuses. Et il y a cette désinvolture, cette légèreté dans le refrain, et ce mouvement, cette précipitation mélancolique dans les couplets.

La mémoire molle, pas top comme titre, mais bon ce n’est que le début, j’ai à peine écrit 15 pages. Pour essayer de me mettre dans la peau de Kathrin dont le mari a disparu, j’écoute des chansons de Barbara et de Véronique Sanson qui traitent du thème de la rupture. Me viens l’idée de réécouter L’Amour en fuite qui parle elle aussi de séparation et même de divorce. Dès que j’entends “Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”, je me dis ça y est, j’ai trouvé le titre de mon roman. Il s’appellera Les Choses qui sauvent! Pour qu’on comprenne l’allusion, il va de soi que je rendrai un véritable hommage à ce monument de la chanson française et que je citerai l’ensemble du couplet à l’origine du titre. Écoutée en boucle à l’époque et laissée un peu de côté ensuite, cette chanson revient de plus belle dans ma vie. Elle me donne du courage et de l’élan, rythme les pas de mes personnages.

Dans un café, nous apportons avec l’éditeur les toutes dernières retouches au manuscrit. Quand on arrive au passage dédié à L’Amour en fuite, je vois qu’une phrase est entourée sur son exemplaire. C’est là qu’il m’annonce d’un air désolé : “Il y a une erreur dans la citation : Souchon ne dit pas ‘les choses qui sauvent’ mais ‘les choses qui se sauvent’. Je le regarde avec un sourire en coin, persuadé qu’il se trompe. Je suis certain d’avoir contrôlé toutes les citations et tout particulièrement celle‑là. Je me connecte au WIFI du café et tape le titre dans Google. Wikipedia me renvoie au film de Truffaut. Je rajoute alors “Souchon” et plusieurs sites spécialisés dans les paroles de chanson me sont proposés. Et à chaque fois c’est pareil, au milieu de pubs improbables qui clignotent de tout côté, il est écrit : “les choses qui se sauvent”. Je tente une dernière chance en lançant le morceau sur mon ordinateur. Le son n’est pas très fort et comme il y a déjà de la musique dans le café, mon éditeur et moi tendons l’oreille vers la machine. On la repasse une deuxième, une troisième fois. Merde, Souchon traîne sur le “s” de “sauvent” comme s’il élidait un pronom réfléchi. Merde, je crois avoir entendu un “se”. L’éditeur a raison! Voilà des années que j’écoute cette chanson en boucle en entendant l’exact contraire de ce qu’elle dit! Je me mets à paniquer : comment vais‑je faire pour justifier mon titre à présent? Je ne comprends pas comment un tel malentendu a été possible pendant tant d’années! Ce vers que je trouvais si lumineux devient subitement ordinaire. “Les choses qui se sauvent”, cela ne peut en aucun cas faire un bon titre; ça manque d’audace, de mystère, c’est même carrément banal!

Je rentre à la maison, mon manuscrit sous le bras, sans savoir encore ce que je vais faire de mon titre. Voilà que je me retrouve comme un con à être l’auteur de mots que je croyais avoir empruntés à un autre. Mon imaginaire n’en a fait qu’à sa tête, il a voulu entendre ce qu’il voulait entendre. À y réfléchir deux fois, ce malentendu commence à me faire sourire et même, par certains aspects, à me plaire. J’y trouve une forme d’ironie féconde, comme si ce quiproquo n’était en fin de compte pas un hasard. Bien sûr que dans la vie “les choses se sauvent”, c’est le sujet même de mon roman. L’imprévisible, l’éphémère, la vacuité de l’existence… Tout fout le camp dans la vie de Kathrin, il n’y a pas de doute là‑dessus. Mais en même temps, si j’ai tant aimé ce vers, c’est justement parce qu’il retournait la question sous un autre angle, de manière subtile et clairvoyante. Quand tout fout le camp, qu’est‑ce qu’il reste? À quoi s’accroche‑t‑on? Qu’est‑ce qui nous donne la force de continuer? Il y a bel et bien des “choses qui sauvent”, j’en ai la conviction profonde. Alors tant pis pour le clin d’œil à la chanson, tant pis si des gens pensent qu’il s’agit d’un manuel de survie ou d’un précis de psychologie, il faut que j’assume ce titre pour lui‑même, sans justificatif, sans “intertexte” comment dirait l’ancien étudiant en lettres. À un moment donné, il faut laisser ses propres musiques, ses propres images se déployer.

Et aujourd’hui? Est‑ce que je peux encore affirmer avec le même lyrisme que cette chanson un peu fragile, un peu bancale, mais pleine de souffle et de liberté, est “la plus belle chanson du monde”? Oh oui, plus que jamais!

Guillaume Favre