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Ton Héritage – Benjamin Biolay

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Celle dont les mots résonnent avec tant de force qu’ils semblent issus d’un vocabulaire intime. Celle dont les notes tissent le fil ténu de la seule ligne de vie nous reliant à nous-mêmes.

Il y a toutes celles qui auraient dû figurer ici. Mais qui, intouchables parce que trop hautes, inviolables parce que fragiles, n’y sont pas.

Il y a toutes celles qui auraient pu se trouver là. Parce qu’elles sont labyrinthes profonds, dédales magnifiques, ascensions irréelles. Mais qui, géantes parce que sublimes, pleines parce que sans failles, ne s’y trouvent pas.

Et puis il y a celle-ci, qui porte jusque dans son titre le poids d’un ADN. Et qui, non contente de fouailler aux poumons, de creuser aux veines, touche à l’os.

Par le piano remonte la colonne.

Par la voix, à un souffle de la chute, assène au marteau, à l’enclume, à l’étrier.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Mais qu’un autre a écrite.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé livrer. Mais qu’on ne livrera pas. Que l’on transmettra, seulement. Que l’on transmettra, simplement.

Parce que plus va la pluie à Paris, plus vont les bains à la mer, et plus les mots nous manquent.

«Et ce sera pire encore quand tu auras mon âge»

Alors on se raccroche. Au «ciel trop grand» qui nous ramène à la terre. Au «soleil sur la terrasse» qui donne du relief à nos ombres. Aux «ruelles de l’Italie» qui sont nos propres méandres.

Aux «derniers verres», par «peur du vide».

À tes cheveux qui sont un mirage.

À ton rire mystère troublant.

À ta vie qui, déjà, me dépasse.

Mon enfant…

Pat Genet

 

Every Time You Go Away – Paul Young

La première chose dont tu te souviens, c’est l’odeur, à peine entrée dans l’allée du petit immeuble, un parfum de musc entêtant, cette essence rare que tu lui ramenais régulièrement de chez le parfumeur du grand bazar du Caire, un liquide rouge foncé et précieux qu’il mettait un peu partout, sur des mouchoirs, sur les ampoules des lampes, sur son corps en sortant de la douche, un parfum qui s’échappait du 3ème étage jusqu’en bas de la cage d’escalier. Tu montes les étages quatre à quatre, il fait doux et humide, l’air de la mer flotte autour de toi, la Méditerranée est à 10m à peine, juste devant chez lui, tu entends le bruit apaisant des vagues qui se mélange aux notes de la musique qu’il adore, captée sur son vieux poste radio, une machine préhistorique qui recrache les programmes en ondes courtes d’une improbable station turque. Le musc, Ace of base et le dernier tube de Tarkan, et toi dans ton sac à dos d’adolescente, tu as glissé la cassette que tu lui offriras dans quelques secondes, tu as passé des heures à lui préparer une compil de la musique qu’il aimera sûrement, de la musique noble, des chansons d’adulte, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Paolo Conte, la musique que tu écoutes en te sentant déjà mûre dans ton tout premier appartement à Genève. Lui, il te fera son sourire de papa fier, il t’embrassera tendrement, te dira que tu as grossi, ou maigri, que tu as grandi, que tu es belle, et que merci pour cette jolie musique qu’il n’écoutera peut-être même pas. Sur cette même cassette, il enregistrera par dessus tes musiques somptueuses les derniers hits à la mode diffusés avec plein de grésillements par radio disco turque, et il te les fera écouter en boucle en dansant comme un jeune enfant et en te servant du champagne. Là, au milieu du désert libyen, sur son balcon face à la mer, en mangeant du saumon fumé qu’il a acheté en prévision de tes vacances chez lui, il te racontera pour la énième fois ses exploits de jeune banquier au Soudan alors que Paul Young entamera en larmoyant qu’à chaque fois que tu pars, tu emportes avec toi un morceau de son coeur. « Everytime you go/ away/you take a piece of me/ with you ». Là, sur la route entre Alexandrie et la Lybie, au km 77 à l’ouest d’Alexandrie, dans cet hôtel où il a choisi de passer le reste de ses jours, dans cet appartement qu’il a joliment nommé « Haig’s hideaway », tu passeras comme chaque année des vacances merveilleuses et reposantes, balnéaires et pleines de souvenirs, avec Haig, ton père arménien, et son vieux poste de radio. Après un mois de repos total et de discussions interminables, ponctué de moments gastronomiques hors du commun (ah, son inimitable strudel du petit déjeuner, ses jus de mangue et ses artichauts en boîte), tu referas ta valise sous son regard de plus en plus mélancolique. Tes vêtements seront imbibés de ce parfum de musc, tes cheveux aussi, il t’accompagnera en traînant ses vieilles pattes jusqu’au taxi antique qui t’attend sur la piste de sable pour t’emmener loin de lui, ce vieux tacot qui te ramènera a ta vie de jeune femme moderne, en Suisse. « Every time you go / away »… Debout, minuscule dans ce désert immense, ses cheveux gris volant dans le vent du désert, il agitera piteusement sa grosse main carrée, celle dont tu as hérité, le poids du monde sur ses épaules dans son joli pull vert gazon, et dans la vitre arrière du taxi, derrière la poussière de sable qui s’élève, tu le verras devenir de plus en plus petit. « You take a piece of me / with you ». Derrière tes larmes, tu devineras les siennes, si loin déjà, tu te souviendras de ce message qu’il t’avait laissé sur ton répondeur, dans ton appartement de jeune étudiante célibataire, en Suisse, lui qui aimait aussi Stevie Wonder, « I just called to say I love you », et quand il ne sera plus qu’un petit point vert au milieu du désert, quand le taxi aura pris le fatidique virage qui le coupera définitivement de ta vue, tu sècheras tes larmes en entendant encore Paul Young. « Every time you go / away / you take a piece of me / with you ». Tu fredonnes tristement dans le taxi qui prend la route d’Alexandrie, et tu ne sais pas encore que ce petit point vert était la dernière image que tu auras eue de ton père. Quatre mois plus tard, il mourra tranquillement d’une crise cardiaque en dégustant son historique strudel, dans le petit appartement qui embaume encore le musc.

Mélanie Croubalian

 

 

Ella, elle l’a – France Gall

Les souvenirs sont parfois liés à des tubes qui nous martèlent la tête durant une saison, et paf! ils disparaissent et c’est tant mieux mais du coup des bouts de mémoires restent ancrés dans quelques notes d’un été lointain… dans le Sud, l’Italie, la France, Nice, Cannes…

La route sinueuse qui longe la mer, dans le rétroviseur je vois leurs yeux qui rigolent, ils chantent pas, ils huuurlent. Ella elle l’aa OU-OU-Ou-OOOuuuuuuuu, les cordes vocales vont lâcher et leurs rires se balancent d’un côté à l’autre de la banquette arrière au rythme de la musique.

On a pas vingt ans, putain, on est tellement libres, on a tellement peur de rien. Antibes, la mer, la plage, les sorties, on mange, on boit, on danse, on crie…

Plus de vingt-cinq ans ont passé, un de ces rires manque à l’appel, la vie parfois nous enlève ceux qu’on était sûr de garder pour toujours.

Alors cette chanson, je sais pas trop si elle m’emmène dans la tristesse ou dans la joie.

Elle marque son absence tout en soufflant un peu de ce qu’il m’a laissé de lui et, au-delà des paroles, c’est son rire à lui que j’entends.

Katarina Boselli

 

Bidonville – Claude Nougaro

Cet été, assis sur une plage de Sicile, j’écoute « Bidonville » de Claude Nougaro sur mon lecteur mp3. Les yeux perdus au large. « Me tailler d’ici à quoi bon ? » Chez nous, la vie est bien jolie. C’’est bonnard mais ça ramollit (Sarclo copyright)

On a des bouteilles d’eau fraîche que vendent les marchands ambulants africains, des lunettes de soleil et des chapeaux de paille. Made in China. Évidemment. C’est la dolce Vita. Et c’est pas du wolof. C’est du rital.

La chanson, elle, est brésilienne à la base. « Berimbau » de Baden Powell. C’est son nom. Et celui d’un instrument utilisé par les esclaves déportés vers le Brésil. Nougaro en a fait une chanson sur les bidonvilles qui poussaient à la périphérie des villes françaises dans les années 60. Il n’y a plus de bidonvilles aujourd’hui en France. Enfin si toujours. Mais ça reste entre nous.Et la chanson résonne dans mes oreilles face à la Méditerranée. Combien d’hommes et de femmes perdues sous l’eau limpide ?

« Je verrai toujours de la merde même dans le bleu de la mer »

Combien de barques remplis d’espoir arrivant vers nous ? Pour être accueilli comme des parias plutôt qu’en camarades.

Bientôt, bientôt,
On pourra se parler, camarade.
Bientôt, bientôt,
On pourra s’embrasser, camarade.
Bientôt, bientôt,
Les oiseaux, les jardins, les cascades.
Bientôt, bientôt,
Le soleil dansera, camarade.
Bientôt, bientôt,
Je t’attends, je t’attends, camarade.

Cette chanson est la plus belle de mon monde.

Regarde le, Nougaro dans cette version live… L’animalité, la classe, le groove… Le blues.

Universel.

Erwan Roux

É doce morrer no mar – Paulo Flores

C’est une chanson qui a été écrite par le Brésilien Dorival Caymmi. C’est une chanson qui me bouleverse, et c’est en écoutant la version de l’Angolais Paulo Flores que je chavire totalement.

Il est doux de mourir en mer, dans les vagues vertes de la mer.

C’était une nuit de tristesse, cette nuit où il n’est pas revenu. Saveiro est rentré seul… Il est parti de nuit, à l’aube il n’est pas revenu… Saveiro est rentré seul. Le beau marin a été emporté par la sirène… Mon amour s’est noyé, il a fait son lit de fiancé au col de Iemanjà…

Il est doux de mourir en mer…

Iemanjà, cette déesse de la mer et des océans, mère créatrice, issue du mariage brésilien de religions africaines des anciens esclaves et du christianisme. C’est une façon d’atténuer la peine : il est parti, il ne reviendra plus, mais au moins il est avec la déesse et avec cette foutue sirène qui chante sûrement comme une casserole mal nettoyée. Dieu que c’est bon de se raconter des histoires! On en crèverait de tristesse si les déesses et les femmes-poisson n’étaient pas là pour nous bercer un peu.

Alors non, le sujet ce n’est pas l’amour. Le sujet c’est le peuple, le marin qui part pêcher pour vivre, pour survivre et qui y perd la vie. C’est celui qui a été emporté par les bateaux de la traite des esclaves, mais aussi ce pauvre marin issu du peuple qui s’est embarqué dans des expéditions maritimes avec la peur au ventre et qui, pour sa part, n’aura rien découvert d’autre que la souffrance et la mort. N’en déplaise aux empires de l’époque. Et c’est aujourd’hui la même histoire qui continue : des bateaux à la dérive, qui chavirent et tuent. Des bateaux qui portent l’espoir de la survie, ailleurs peut-être, et qui ne mènent qu’à l’horreur. Nous en sommes au même point. Il y a toujours quelqu’un sur une rive qui attend qu’un proche revienne.

Alors oui, cette chanson me prend aux tripes et je le dis bien haut bien fort : c’est LA plus belle chanson du MONDE!!! Mais ce qui fait le plus vibrer dans cette chanson, c’est le refrain qui surgit comme pour calmer la rage et la tristesse : il est doux de mourir en mer, dans les vagues vertes de la mer, il est doux de mourir en mer… et la mélodie s’attarde bien sur le mot « doux ».

C’est parce qu’elle est simple, intime, qu’elle raconte une histoire singulière que je la trouve universellement renversante. Elle me ramène à un sentiment essentiel d’humanité et c’est tout ce que je demande à une chanson, pas plus et pas moins.

Et la voix de Paulo Flores, son instrumentation qui laisse place à des cordes à la fois envoûtantes et dérangeantes. C’est le Brésil et l’Angola, si intimement liés, qui se répondent. C’est l’histoire qui dialogue avec elle-même. J’en fais trop? J’exagère? J’ai beau être presque marseillaise, je jure que dans le cas présent j’use de beaucoup de retenue.

Écoutez sans modération cette chanson, plongez dans l’univers de Paulo Flores, pensez aux paroles du refrain quand vous l’entendrez. Et vous tanguerez tout comme moi. Il apporte sa sensibilité de sa rive atlantique, avec sa guitare et une langue bantou au beau milieu qui vient enraciner un peu plus cette chanson (peut-être du kimbundu mais il y a beaucoup de langues en Angola).

J’aurais tellement voulu écrire cette chanson. Tellement.

Si vous ne connaissez pas Paulo Flores, sachez qu’il est doux de se noyer dans sa voix, dans sa guitare aussi.

Lizzie Levee

La Mémoire et la mer – Léo Ferré

Je connais cette chanson sur le bout des doigts. Pourtant je n’ai jamais souhaité en apprendre ni la musique ni le texte. À peine me laissé-je aller quelquefois à en fredonner des bribes sans jamais m’aventurer bien loin. Et je m’arrête, pris en faute, entre deux vers. Je veux qu’elle demeure neuve, toujours, à mon oreille.

Un arpège de trois notes descend du piano et entame un jeu hypnotique. On le connaît bien, cet arpège; on le retrouve dans plusieurs autres chansons de Ferré. Dans Avec le temps, notamment. (La suite d’accords doit être sensiblement la même d’ailleurs, mais je ne vais pas vérifier. Je ne veux pas casser la magie.) Les cordes prennent leur place et tout se met en branle vers un long un lent crescendo qui durera quatre minutes.

Je sais déjà à quel moment mon ventre sera serré et que peut-être les larmes viendront. Le vin y est propice, ce soir j’ai assez bu.

Léo pose sa voix comme une plainte et des trémolos me prennent la gorge. Il commence avec sa marée qu’il a dans le cœur, et déjà le mien bat plus vite. Il enchaîne une à une ces évidences qui semblent m’habiter depuis toujours mais que je redécouvre à chaque fois avec le même émoi.

J’ai l’impression de ne rien comprendre à ce qu’il dit, le texte m’est hermétique mais ouvre des portes sur mille dimensions. La musique des mots et celle des instruments glissent flanc contre flanc, me prennent la main et me traînent sur cette plage étrange, jonchée de métaphysique et de sensualité.

Qu’est-ce que cela peut bien aller chercher au fond de mon ventre pour me mettre dans cet état ? Je pousse un peu le volume et rajuste les écouteurs pour ne pas manquer la fin.

Les instruments montent en puissance et là, je sens que ça vient. Mon ventre se serre, cette fois encore. Les derniers couplets me pressent comme un citron, me laissant bouche ouverte à chercher de l’air au travers mes sanglots.

Les dernières mesures me jettent pantelant, rorqual échoué sur la grève.

Le Coup de soleil – Richard Cocciante

Bien sûr il y a les guerres d’Irlande,

Il y a ces amis, Joe, Jeff, et Gaston qui répond jamais quand je l’appelle, les copains d’abord mais aussi mon vieux, des inconnus parfois, le poinçonneur qui fait des trous et un burn-out, cet Italien qui cherchait des allumettes, l’arabe qui m’a porté sur son dos et l’Auvergnat qui m’a donné du pain; quelques filles également, Paulette et ses mollets d’acier, Roxane qu’éteint jamais la lumière, Mathilde, Madeleine et la Fanette, trois belles salopes, la p’tite mendigote qui fait fuir la peine, la femme qui est dans mon lit enfin pas dans le mien; quelques bestioles encore, le gorille évadé et la Mirza itou, le singe à qui on n’apprend pas à faire la grimace, et ce petit âne gris qui n’en finit pas de mourir au fond d’une étable, j’en pleurerais, d’ailleurs j’en ai pleuré,

Il y a des saisons, parfois il neige en avril et ça me pointille l’âme, un jour en juin et en anglais, l’automne qu’on ramasse à la pelle, et quand tout est ramassé maintenant que vais-je faire?

Il y a des endroits si ancrés en moi, le port d’Amsterdam qui sent la moule et la pisse, la mer du Nord qu’on a pas trop envie d’y aller mais quand même, Vierzon ça fait rêver alors que c’était pas gagné, des pays inconnus au bout de la terre avec des gonzesses à poil qui fleurent la vanille, New York où j’irai un jour, avec toi bien sûr, le p’tit village et son vieux clocher, et le banc où on pourra s’asseoir cinq minutes pour regarder la vie ou la plaine, oh ma plaine, la colline où elle m’a dit d’aller siffler, et nom de bleu la rue d’Carouge, qu’est-ce que c’est beau, et puis Montmartre et ses lilas, et Nantes où il pleut, j’en suis malade, Brest où il pleut aussi décidément alors que moi j’veux du soleil…

Eh bien, ça y est. Je l’ai attrapée, ma plus belle chanson du monde. Mon coup d’soleil. Que tu me joues au piano, chantant de ta douce petite voix toute juste et qui m’étreint le cœur alors je brame faux, par intermittences parce que je me rappelle jamais les paroles. Qu’on entonne en chœur et à tue-tête, ravies comme des midinettes quand elle passe à la radio, en se regardant (au feu rouge) avec plein de choses qu’on se dit avec des yeux brillants comme un ciel d’été.

Alors bien sûr, il y a un fameux trois mâts et un bateau craquant de la coque au pont, mais je préfère encore ce voilier, alors viens ma belle, la mer est calme on peut s’tirer.

Fred Bocquet