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Ton Héritage – Benjamin Biolay

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Celle dont les mots résonnent avec tant de force qu’ils semblent issus d’un vocabulaire intime. Celle dont les notes tissent le fil ténu de la seule ligne de vie nous reliant à nous-mêmes.

Il y a toutes celles qui auraient dû figurer ici. Mais qui, intouchables parce que trop hautes, inviolables parce que fragiles, n’y sont pas.

Il y a toutes celles qui auraient pu se trouver là. Parce qu’elles sont labyrinthes profonds, dédales magnifiques, ascensions irréelles. Mais qui, géantes parce que sublimes, pleines parce que sans failles, ne s’y trouvent pas.

Et puis il y a celle-ci, qui porte jusque dans son titre le poids d’un ADN. Et qui, non contente de fouailler aux poumons, de creuser aux veines, touche à l’os.

Par le piano remonte la colonne.

Par la voix, à un souffle de la chute, assène au marteau, à l’enclume, à l’étrier.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Mais qu’un autre a écrite.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé livrer. Mais qu’on ne livrera pas. Que l’on transmettra, seulement. Que l’on transmettra, simplement.

Parce que plus va la pluie à Paris, plus vont les bains à la mer, et plus les mots nous manquent.

«Et ce sera pire encore quand tu auras mon âge»

Alors on se raccroche. Au «ciel trop grand» qui nous ramène à la terre. Au «soleil sur la terrasse» qui donne du relief à nos ombres. Aux «ruelles de l’Italie» qui sont nos propres méandres.

Aux «derniers verres», par «peur du vide».

À tes cheveux qui sont un mirage.

À ton rire mystère troublant.

À ta vie qui, déjà, me dépasse.

Mon enfant…

Pat Genet

 

Summertime – Janis Joplin

Il y a ses plumes, toutes ses breloques, longs colliers et bracelets profus, ses lunettes rondes et sa chevelure sauvage, autour d’un sourire immense. Aux puces de Saint-Ouen, je n’ai pas encore acquis mes premières Docs Martiens violettes, ni encore fumé de biddies aux senteurs d’eucalyptus. J’ai 13 ans ; je suis accompagnée de ma mère. Nous revenons du quartier des antiquaires, où les prix ne sont plus ce qu’ils étaient, pour échouer devant un bac de disques où je déniche mon premier CD de Janis Joplin. Enregistrement d’un concert avec les Big Brothers, date de sortie : 1972 ; 7 ans avant ma naissance.

Je ne peux pas de suite l’écouter. D’abord il faut reprendre le périf’, rouler jusqu’à notre banlieue plus cossue ; attendre d’être à la maison car la petite voiture de Maman ne bénéficie pas encore de lecteur-CD. En écrivant ces lignes, j’éprouve une soudaine nostalgie pour la non-immédiateté, quand l’attente augmentait l’envie et intensifiait la jouissance.

Janis, elle crie. La chanson 7, je démarre par celle-ci, par une sorte de fétichisme, qui m’amène à penser que ma date de naissance a un impact sur mon degré de chance et ma propension au plaisir ; la 7 sur ce disque, c’est après quelques notes de guitare électrique, un cri. Rauque et perçant tout à la fois, enroué et déchirant ; ça me prend aux tripes et quand je l’écoute encore aujourd’hui, j’en frAsémis sans que le temps m’ait vieillie. C’est un cri qui transperce, plein de drogue et d’alcool, j’en ai la prescience déjà du haut de mes 13 ans, un cri vital, et j’imagine alors que les nouveau-nés poussent ce genre de vagissement à la naissance, quand l’air pour la première fois emplit leurs poumons ; un hurlement d’animal, comme celui de cette femme dont la vie a tant altéré les cordes vocales. Je nais avec elle.

Summertime, time, time
Child, the leaving’s easy

Je ne sais pas ce que je comprends alors des paroles, je m’approprie seulement ce cri, cette tessiture dans l’aigu, cet éraillement qui monte et s’intensifie, qui se brise si haut, qu’il éclate dans mes veines et vrille mes tempes.

Lord, so high…

Ce cri qui s’éternise, défiant le temps, avant de s’adoucir comme une caresse. En fait si, je comprends déjà quelque chose, je saisis dans ma chambre d’enfant déjà, que malgré tout, malgré la suite, ce qui arrivera inévitablement, parce que la vie ce sera cela, des envies et des échecs, il me sera interdit de pleurer ou de m’effondrer. Quoi qu’il arrive.

Baby,
No, no, no, no, don’t you cry.
Don’t you cry!

Quand même, je crois que je pleure alors. C’est trop fort, trop poignant, transperçant, ces guitares saturées sur la voix de cette femme qui m’apprend la foi. Summertime devient la chanson de mes émois et de mes tristesses, de mes futures douleurs adolescentes, la chanson refuge des jours de larmes.

You’re gonna spread your wings,
Child, and take, take to the sky,
Lord, the sky…

C’est fou de naître sur une chanson, de grandir comme ça d’un coup, de revenir de chiner dans les choses du passé et sans crier gare, s’envoler dans la vie en quelques notes de musique, dans ce qu’elle peut nous donner de plus beau, l’espoir, et de plus tragique, le sentiment du danger imminent, de l’écueil ou de l’impossible réalisation. Je ne connais pas encore le mythe d’Icare. Je monte dans les aigus et me shoote à la voix de Joplin. Je ne sais pas que la déception est l’amie cruelle de l’espoir, son alter ego malin, que devant chaque rêve se mire la contrainte. Je me laisse enlacer par Janis, je me laisser bercer, elle m’insuffle le feu sacré de la vie, envers et contre tout.

Honey, n-n-nothing’s going to harm you now,
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no,
Don’t you cry,
Cry.

Au dîner, me voient-ils, ont-ils compris combien j’avais changé ? Je n’ai plus 13 ans, j’ai ma vie entière ; je suis née au-dessus de leur tête sans qu’ils en devinent rien. Comme ils se trompent ceux qui disent que Summertime est une berceuse pour enfants ; une berceuse, et même plus de mon époque. J’ai de l’air plein les poumons. C’est seulement avec une telle rage de vivre qu’on peut crier si puissamment et devenir adulte.

Julie Moulin

Le Twenty-Two Bar – Dominique A

C’est la plus belle chanson du monde car elle m’a été offerte par mon premier amour, et sur une vieille cassette mal enregistrée comme il se doit.

J’avais quinze ans, lui vingt-deux. J’habitais chez mes parents dans le trou du cul du monde d’Aire-la-Ville, lui dans un studio à Paris. J’étais en première du collège, lui à la fac de lettres. Je ne sais pas ce qu’il m’a trouvée, avec le recul c’est assez incompréhensible, mais moi j’étais aux anges, je me la pétais grave, sortir avec un mec de Paris de sept ans son aîné, c’était la classe !

Et surtout, j’étais raide dingue amoureuse pour la première fois. Le sourire niais, les grosses galoches, les papillons dans le ventre et tout ça. Il m’écrivait de sublimes lettres pleines de références littéraires que je ne comprenais pas. Je lui répondais en grosses lettres rondes avec des cœurs et des smacks !

Bref, on était amoureux aussi bizarre soit-il et on se voyait aussi souvent que possible. Encore une fois avec le recul, je dois reconnaître que mes parents étaient sacrément cool, me laissant aller à Paris à chaque vacances scolaires.

Et c’était tellement bien. Paris, son mini studio pourri, son chat Youyou. Les restos, les concerts, les nuits d’amour. C’est avec lui que j’ai tout découvert, la musique, la bonne bouffe, le sexe. Il me faisait écouter plein de morceaux, il m’emmenait à des soirées absolument incroyables du haut de mes quinze ans, il me caressait si bien.

Alors voilà, ça ne s’oublie pas un premier amour, ni ses cadeaux, ni ses chansons. Et à quinze ans, forcément qu’on va aimer les chansons qu’il aime et qu’il vous a offertes.

Mais, toujours avec le recul, il y avait aussi de sacrées daubes dans ses chansons préférées ! Mais pas Dominique A, pas Le Twenty-two bar que j’ai sincèrement aimée dès la première écoute, dans ce TGV me ramenant chez moi, pleurant toutes les larmes de mon corps de devoir quitter mon amoureux.

J’ai adoré cette chanson, j’ai adoré cet album et j’ai commencé à écouter ce que l’on appelait alors la nouvelle scène française à partir de là. Eh oui, dix ans avant de rencontrer un certain DJ La Teuf, c’est bien un autre qui m’a initiée à la chanson française, en dehors de mes parents qui s’obstinaient à me faire aimer Georges, Jacques, Léo et Édith bien sûr. Et en dehors de Renaud et Patrick Bruel que j’adorais déjà, on a vraiment des goûts très éclectiques (pour être poli) ou très bizarres (pour être honnête) quand on a quinze ans !

J’écoutais Le Twenty-two bar dans ma chambre le soir et je rêvais de rejoindre mon copain à Paris, on vivrait dans sa piaule avec son chat et on irait voir Dominique A en concert en se regardant amoureusement. Mais ce n’est jamais arrivé, je me suis fait posée comme une vieille merde quelques mois plus tard.

Premier amour, premier chagrin d’amour. Un drame, une tragédie. « Je ne veux plus vivre et plus jamais je ne serai heureuse », blablabla, vous y êtes tous passés, vous voyez bien de quoi je parle. Ça a été dur, ça a fait mal, mais je m’en suis remise assez vite au final, l’avantage des quinze ans !

J’ai gardé du plaisir à écouter Dominique A, et cet album, et cette chanson. C’est vrai que j’aurais pu plus mal tomber. Dominique A comme initiateur à la culture musicale francophone, y a pire.

Et je suis quand même allée le voir en concert, seule, sans lui ni Paris ni Youyou, et c’était carrément bien. Comme quoi c’est un sacré artiste qui arrive même à te faire oublier un premier amour ! Et aujourd’hui, j’adore toujours.

Alors Le Twenty-two bar, elle reste la plus belle chanson du monde car elle a été un déclencheur, une révélation qui m’a construite, qui m’accompagne tous les jours, qui a influencé ce que je suis aujourd’hui.

Merci pour ça. Merci aussi à mon Parisien et à Youyou, bien sûr.

Laure Delieutraz

Smells Like Teen Spirit – Nirvana

J’allais quitter la Guyane, en pleine adolescence, avec toute l’ignorance possible quand au monde extérieur. Le début des années 90 m’avait vu acheter ma première chaîne hi-fi un an auparavant, et le seul compact disque que j’avais était une galette des Platters.

Cette chaîne hi-fi bas de gamme n’avait eu d’intérêt que pour essayer d’attraper une fille, ou l’autre. J’aurais été plus vieux, j’aurais acheté une voiture, Jessie avait bien un scooter, lui.

En attendant, parfois, j’y passais mon disque unique et les compilations de dance music des copains.

À part ça, presque rien. Parfois la musique des voisins, du zouk local, sur une des rares FM que l’on captait, en mode karaoké avec comme interprète leur fille, de mon âge.

Rien d’excitant, vraiment, si ce n’était cette fille.

La musique n’était alors rien d’autre qu’une convention sociale, un peu comme plus tard on fumerait des clopes et boirait des bières.

J’avais bien bouffé un peu de Thiéfaine avec les quelques “grands” qui traînaient dans ce putain de camp militaire où nous vivions, dommages collatéraux des mutations de nos parents.

D’ailleurs, croyez-le ou non, mais les premiers Thiéfaine se prêtent plutôt bien à la mélancolie adolescente qu’on peut ressentir entouré de forêt vierge et éloigné de plus de trente kilomètres de la première “ville”.

Enfin, bref, ce sont mes derniers jours dans ce camp. Je vais “rentrer”, même si on m’embarque pour un endroit que je ne connais pas.

Je vais débarquer ailleurs, bronzé, indolent de mon séjour sous les tropiques. Et aussi innocent qu’un agneau. La veille du départ, Franck, de deux ans plus âgé que moi, me file une cassette repiquée en me disant que “Ça vient de métropole”.

Encore coincé dans l’ingratitude de l’enfance, je ne suis pas sûr d’avoir apprécié le cadeau plus que ça. On m’aurait acheté des magazines pour le voyage que j’aurai été tout aussi enthousiaste.

La baraque est vide, j’embarque dans la 505 break qui doit nous emmener à Cayenne prendre cet avion qui me ramène dans une France inconnue. J’ai un walkman pour tuer le temps sur les 300 bornes de route entourée de vert.

Je regarde le paysage cinq minutes en écoutant Thiéfaine. Puis ça me gave alors je glisse la cassette de Frankie dans le lecteur.

Tindindin dindin din Tindindin dindin din sur une guitare électrique qu’on aurait oublié de brancher, puis une batterie de malade, sauvage, qui me fait sursauter dans mon casque en mousse. Ils découvrent alors l’interrupteur de l’ampli.

TINDINDIN DINDIN DIN TINDINDIN DINDIN DIN

Et moi je découvre la basse. La voix de dépressif par dessus, ou au milieu puis la musique se calme.

Héhé, je m’en doutais, encore un truc triste…

Presque envie de faire une fête avec des amis et des flingues chargés, mais maintenant que j’y suis, j’attends qu’on m’amuse.

Je me dis pourtant que je suis blasé et peut-être trop sûr de moi…

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

Quand brusquement :

ET ZELASTA ZTEPEUH…
ET WALANA
IMITATEURZ

La claque !

Triste mon cul, j’y comprends rien, mais c’est pas de la tristesse, c’est de la colère, c’est de la colère triste, mais de la colère, c’est la dépression agitée, sauvage, j’y pige vraiment que dalle mais je ne peux que remuer la tête, je panique, c’est ma première fois, et c’est bon.

Je m’agite sur mon siège, avec une envie de hurler. Personne ne comprendrait, donc évidemment, je ferme ma gueule pour ne pas déranger.

La frustration monte, de ne pas pouvoir défoncer les sièges de cette caisse. J’ai l’impression d’être stupide et contagieux.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO A MOSKITO

J’essaye de faire un trou dans le plancher en agitant mon pied. J’en ai le duvet des bras qui se dresse, le monde change de couleur, tout s’accélère autour et quelque chose s’agite en moi. Quelque chose qui casse, se recolle. Une envie de me jeter contre les murs. Ma poche à hormones adolescentes doit se déchirer, je crois même que j’ai une érection.

Heureusement qu’ils alternent ces couplets calmes entre le refrain, j’en suis presque à vouloir sauter à la gorge du conducteur, qu’on se plante et que je me mette à courir nu dans la forêt alentour, le casque sur les oreilles et le baladeur à la main.

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

J’ai écouté cette chanson en boucle au moins cinquante fois ce jour-là. Avec la même impatience à chaque rembobinage.

À ce moment, j’ai compris qu’un extraterrestre s’adressait à moi dans une langue inconnue, qu’il disait ce que j’avais en moi sans que je n’aie ni les mots ni les couilles de l’exprimer, que j’étais coincé dans mon corps de poulpe adolescent, trop grand, trop blond, trop con, trop inexistant.

ET ZELASTA ZTEPEUH.

Je me sentais devenir une part de ce monde, en même temps que me poussaient des poils. Je suis devenu pubère ce jour-là, j’étais sûr de sortir de l’enfance par cette violence musicale, que ce son n’avait qu’un but, foutre en l’air le monde de sucrerie dans lequel je vivais jusqu’ici.

Celui où vivaient les autres, ceux qui n’avaient jamais écouté cette rage.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO.

Je venais de découvrir le rock. Plus rien n’avait d’importance. Seule l’absence des titres et des artistes sur le boîtier me contrariait.

Ce morceau m’avait accouché à grands coups de pieds dans le cul, aux forceps. Et en plus m’avait filé une mission, oh, pas une grosse, mais une mission quand même.

On devrait d’ailleurs toujours filer des missions aux nouveau-nés quand on les jette à poil dans le grand bain de la vie. Parce que c’est drôle d’échouer et de prétendre le contraire.

À me pourrir les cervicales en agitant la tête, je savais qu’une fois en métropole je devrais découvrir ce qu’était ce morceau, et aussi d’où il venait.

ANAFORGET VATMECMISMAL

L’arrivée dans la grisaille parisienne ne me choqua pas, j’y avais été préparé par ce que je venais de découvrir.

Six mois plus tard, je mettais un titre sur “Smell Like Teen Spirit”  de Nirvana.

Je suis rentré par là. Et étrangement, si j’ai foutu des pans entiers de ma vie à la poubelle, parce qu’ils étaient datés, obsolètes, ou juste parce que je suis con, cette chanson est restée et je la crois toujours capable de sauver des gosses, à défaut de leur éviter une vie de merde.

ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA

Ad libitum.

Eugène Mithar