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Summertime – Janis Joplin

Il y a ses plumes, toutes ses breloques, longs colliers et bracelets profus, ses lunettes rondes et sa chevelure sauvage, autour d’un sourire immense. Aux puces de Saint-Ouen, je n’ai pas encore acquis mes premières Docs Martiens violettes, ni encore fumé de biddies aux senteurs d’eucalyptus. J’ai 13 ans ; je suis accompagnée de ma mère. Nous revenons du quartier des antiquaires, où les prix ne sont plus ce qu’ils étaient, pour échouer devant un bac de disques où je déniche mon premier CD de Janis Joplin. Enregistrement d’un concert avec les Big Brothers, date de sortie : 1972 ; 7 ans avant ma naissance.

Je ne peux pas de suite l’écouter. D’abord il faut reprendre le périf’, rouler jusqu’à notre banlieue plus cossue ; attendre d’être à la maison car la petite voiture de Maman ne bénéficie pas encore de lecteur-CD. En écrivant ces lignes, j’éprouve une soudaine nostalgie pour la non-immédiateté, quand l’attente augmentait l’envie et intensifiait la jouissance.

Janis, elle crie. La chanson 7, je démarre par celle-ci, par une sorte de fétichisme, qui m’amène à penser que ma date de naissance a un impact sur mon degré de chance et ma propension au plaisir ; la 7 sur ce disque, c’est après quelques notes de guitare électrique, un cri. Rauque et perçant tout à la fois, enroué et déchirant ; ça me prend aux tripes et quand je l’écoute encore aujourd’hui, j’en frAsémis sans que le temps m’ait vieillie. C’est un cri qui transperce, plein de drogue et d’alcool, j’en ai la prescience déjà du haut de mes 13 ans, un cri vital, et j’imagine alors que les nouveau-nés poussent ce genre de vagissement à la naissance, quand l’air pour la première fois emplit leurs poumons ; un hurlement d’animal, comme celui de cette femme dont la vie a tant altéré les cordes vocales. Je nais avec elle.

Summertime, time, time
Child, the leaving’s easy

Je ne sais pas ce que je comprends alors des paroles, je m’approprie seulement ce cri, cette tessiture dans l’aigu, cet éraillement qui monte et s’intensifie, qui se brise si haut, qu’il éclate dans mes veines et vrille mes tempes.

Lord, so high…

Ce cri qui s’éternise, défiant le temps, avant de s’adoucir comme une caresse. En fait si, je comprends déjà quelque chose, je saisis dans ma chambre d’enfant déjà, que malgré tout, malgré la suite, ce qui arrivera inévitablement, parce que la vie ce sera cela, des envies et des échecs, il me sera interdit de pleurer ou de m’effondrer. Quoi qu’il arrive.

Baby,
No, no, no, no, don’t you cry.
Don’t you cry!

Quand même, je crois que je pleure alors. C’est trop fort, trop poignant, transperçant, ces guitares saturées sur la voix de cette femme qui m’apprend la foi. Summertime devient la chanson de mes émois et de mes tristesses, de mes futures douleurs adolescentes, la chanson refuge des jours de larmes.

You’re gonna spread your wings,
Child, and take, take to the sky,
Lord, the sky…

C’est fou de naître sur une chanson, de grandir comme ça d’un coup, de revenir de chiner dans les choses du passé et sans crier gare, s’envoler dans la vie en quelques notes de musique, dans ce qu’elle peut nous donner de plus beau, l’espoir, et de plus tragique, le sentiment du danger imminent, de l’écueil ou de l’impossible réalisation. Je ne connais pas encore le mythe d’Icare. Je monte dans les aigus et me shoote à la voix de Joplin. Je ne sais pas que la déception est l’amie cruelle de l’espoir, son alter ego malin, que devant chaque rêve se mire la contrainte. Je me laisse enlacer par Janis, je me laisser bercer, elle m’insuffle le feu sacré de la vie, envers et contre tout.

Honey, n-n-nothing’s going to harm you now,
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no,
Don’t you cry,
Cry.

Au dîner, me voient-ils, ont-ils compris combien j’avais changé ? Je n’ai plus 13 ans, j’ai ma vie entière ; je suis née au-dessus de leur tête sans qu’ils en devinent rien. Comme ils se trompent ceux qui disent que Summertime est une berceuse pour enfants ; une berceuse, et même plus de mon époque. J’ai de l’air plein les poumons. C’est seulement avec une telle rage de vivre qu’on peut crier si puissamment et devenir adulte.

Julie Moulin

Night of the Living Basehead – Public Enemy

Très jeune, j’ai pris conscience de l’importance de la musique. Je me revois sur le chemin de l’école en train de théoriser sur les trois plus grands chanteurs de tous les temps, Pierre Perret, Annie Cordy et Carlos.

Puis vint l’âge de la formation, à dix ans, les cassettes de funk de mon grand frère que j’enfile dans mon walkman. Je ne comprends pas tout mais il se passe quelque chose. J’imprime le rythme, la basse.

A douze ans, à peu près quand Couleur 3 commence d’émettre, c’est l’autonomie. Les premiers morceaux de rap sortent et j’adhère. Je ne comprends toujours pas tout mais sens qu’il se passe un truc. J’essaie de traduire : Ne me pousse pas parce que je suis près du H/J’essaie de ne pas perdre la tête. Qu’est-ce que H veut dire ?

Quand l’adolescence frappe à ma porte, c’est l’âge d’or du rap. Run DMC qui décloisonnent puis les Beastie Boys, De La Soul, A Tribe Called Quest, Digital Underground, Tone Loc et d’autres qui font d’un album sur deux quelque chose de frais, original, assez profond.

Le classique, le profane ou le borné n’entendent pas le rap. Ils perçoivent du bruit ou des séquences répétées dont ils ignorent la source avec des excités qui baragouinent dessus.

C’est un peu court parce que la source, c’est au moins le fleuve Niger. C’est des siècles de musique noire, des work songs, du gospel au jazz. Les musiciens noirs sont à l’origine de l’essentiel de la musique du XXème siècle mais ils sont avant tout des passeurs ; leurs mélopées viennent du Mali, s’imprègnent des musiques populaires blanches européennes, polka, etc., et le tout coule, tout coule comme disait Héraclite, dans le Mississippi. C’est toute la différence par rapport aux rockers blancs qui sont romantiques et narcissiques, qui s’habillent des standards noirs et veulent briller, black stars passées à l’eau de javel, oxymorons qui font l’histoire, Elvis, les scarabées, les pierres qui roulent, mais qui écrit l’histoire?

En tout cas pas les petits gars démerde du Bronx, souvent d’origine jamaïcaine. Au milieu des années 70, dans un contexte de misère et d’abandon inouï (parce que dans le ghetto urbain, il n’y a même plus les liens de la famille), ils bricolent des sound systems, font tourner les platines, créent des loops, inventent des danses folles et s’affrontent dans des joutes verbales, les fameux dirty dozens, c’est toujours mieux que s’entre-tuer ou s’enfiler des aiguilles dans la peau.

Les MC’s, les rappeurs et les scracheurs du Bronx, bidouilleurs assez géniaux, ne sont pas romantiques. Ils sont traditionnels. Ils n’ont pas lu Poe qui a passé les dernières années de sa vie misérable pas loin de chez eux. Mais ils disposent d’une culture musicale qui remonte loin. Ils baignent dans le rythm and blues, la soul, James Brown, et vont se servir dans l’argile de l’âme collective.

En 1987, un groupe de rap qui baigne dans la musique noire se fait connaître: Public Enemy. Ici, j’espère que par musique noire on ne comprend pas musique faite par des noirs; ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau. La musique noire est nègre: elle suinte, sue et pue (funk), elle est syncope et fait bouger les hanches; c’est une musique pour pleurer, rire et baiser (to jazz). Ceux qui font la musique noire, Satchmo, Mingus, Monk, John Lee Hooker, Hendricks, Scott-Heron, George Clinton, Prince sont des nègres, tout comme Bix Beiderbecke, Janis Joplin, les Doors, David Bowie, Frank Zappa, les Pixies.

Public Enemy, donc. Un collectif agitprop, une mise en scène imparable, Chuck D en héraut escorté par The Security of the 1st World, quatre gars en paramilitaire, qui marchent au pas de swing en brandissant leur poing ganté de noir, Professor Griff, le ministre de l’information musulman radical, Terminator X, le DJ géant impassible et, pour faire fonctionner cette utopie, Flavor Flav, le trickster, graîne de sel et de chaos incontrôlable qui rappelle que tout ça est une farce, eux, vous, nous, moi.

Dans un monde poli et policé par Reagan, Public Enemy ne sont pas polis. Don’t Believe the Hype, Fight the Power, etc., la syncope encore une fois, les assonances, les enjambements et les modulations. Il est des exégètes qui écrivent la complexité des textes des Chuck D qui se gravent dans la manière et la matière sur des palimpsestes à quinze couches jubilatoires, brutales et pour tout dire stravinskiennes. Ici n’est pas le lieu pour reproduire les réflexions académiques. De toute façon, on en revient toujours au beat, à la séquence, à la cadence, à la transe hypnotique sur lesquelles le rappeur tente de faire sens dans un monde de malades mentaux.

Kill the bourgeoise and rock the boulevard.

Public Enemy, le CNN de la communauté noire, a porté des messages qui ont fait mouche à la fin du siècle dernier: n’avale pas les bobards des médias, résiste, la drogue, c’est vraiment de la merde et c’est les blancs qui encaissent, la famille, c’est important. Quand je disais que les rappeurs sont traditionnels.

Douloureux épilogue, il faut admettre que le rap s’est égaré après l’âge d’or. C’est le schéma classique de la guerre que mène le pouvoir américain WASP, alias The Man, contre les musiques afro-américaines jugées subversives. A la Nouvelle-Orléans, on a voulu empêcher les blancs de taper dans les mains quand ils écoutaient le proto-jazz mais comme on n’a rien pu faire, on a récupéré le son noir et on l’a blanchi (cf. le soporifique Benny Goodman), puis on a encaissé les dollars. Chaque fois, c’est le même processus, les musiciens noirs créatifs réinventent leur musique, les blancs s’en emparent et détournent, sauf le be-bop qui va trop vite. Quand le beat du funk est devenu béat et a plongé la jeunesse blanche en extases psychédéliques, on a inventé, pour l’endormir, le disco, qui devient rapidement de la musique militaire (Abba, Boney M… faut-il être germains pour gripper à ce point le groove ! George Clinton avait prévenu : Don’t give her that one move groovalistic/That disco sadistic/That one beat up and down it just won’t do). C’est précisément pendant que le disco a abruti la jeunesse de Manhattan que le hip-hop est né dans le Bronx. Le rap, nouvelle et postmoderne variante de la musique noire, est aussi le dernier genre musical authentique. On attend le nouveau son mais avec le paradigme transmoderne, fait de récup et de paresse, rien ne point à l’horizon. Et le rap, pour confirmer l’histoire qui voit The Man vaincre sans cesse, est devenu progressivement de la merde, des biscottos sans cervelles qui se réjouissent de gagner du fric pour se taper des tepus, des lyrics insignifiants sur des gimmicks faciles et ineptes, et le monde entier qui fait du rap, de Tokyo à Payerne. Mauvais signe, avez-vous déjà goûté du gruyère français?

Sur les disques de Public Enemy et d’autres, la femme d’Al Gore a souhaité qu’on fixe un autocollant qui prévient les parents: les paroles sont explicites… C’est un label AOC qu’il faudrait mettre, qui rappelle ce qui a été et est encore, parfois, le bon vieux rap.

Stéphane Bovon