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Si tu me paies un verre – Serge Reggiani

S’il faut choisir, j’ai choisi. Si tu me paies un verre, de Serge Reggiani.
C’est un peu une chanson de merde, mais quitte à trahir toutes mes autres chansons préférées, autant le faire pour elle.
Parce que cette chanson, elle te prend à la gorge en te tendant la main, tellement elle est simple et empreinte d’humilité.
Parce que Reggiani, avec sa voix grailleuse et toute son émotion, il te la chante droit dans le cœur.
Cette chanson, elle te donne envie de vieux bistrot et de rouge qui tache, elle te donne envie de vérités dérangeantes, de partage en silence, de larmes retenues et de promesses d’ivrogne.
Parce que Si tu me paies un verre, c’est l’élégance dans la détresse.
Elle prend la vie à rebrousse-poil, elle ne pose pas les mêmes questions que les autres, si t’es marié, si t’as un boulot, si t’as une maison… Elle ne te jauge pas sur la check-list habituelle. Tout ce qui compte c’est qui tu es là maintenant, et comment tu vas. Alors t’as envie de trinquer.
Pourtant, c’est une chanson qui n’a rien pour elle. L’intro ringarde, l’arrangement au piano qui casse pas des briques, le demi-ton entre chaque couplet… Le demi-ton! Le demi-ton, il ne nous le met pas une, pas deux, ni trois, mais quatre fois… fallait oser!
C’est un vieux truc qui date du XVIIe, le demi-ton qui redonne un coup de punch à la musique. Tu reprends le même thème, tout pareil, mais un demi-ton plus haut. C’est Beethoven qui avait eu l’idée le premier. Ça fonctionne plutôt bien. D’ailleurs, t’en a plein qui l’ont copié depuis. Mais il faut l’assumer. Quatre fois le demi-ton… quatre! Putain, c’est digne d’un chant de supporter de foot ou d’hymne révolutionnaire à la Bella Ciao!
Mais quand avec ça, il te balance la douceur du timbre de sa voix, l’urgence avec laquelle il te la chante, et toute sa vulnérabilité, et bien t’as pas le choix, tu l’écoutes et t’as juste envie de lever ton verre, parce que putain, elle est belle cette chanson de merde!
B.

Summertime – Janis Joplin

Il y a ses plumes, toutes ses breloques, longs colliers et bracelets profus, ses lunettes rondes et sa chevelure sauvage, autour d’un sourire immense. Aux puces de Saint-Ouen, je n’ai pas encore acquis mes premières Docs Martiens violettes, ni encore fumé de biddies aux senteurs d’eucalyptus. J’ai 13 ans ; je suis accompagnée de ma mère. Nous revenons du quartier des antiquaires, où les prix ne sont plus ce qu’ils étaient, pour échouer devant un bac de disques où je déniche mon premier CD de Janis Joplin. Enregistrement d’un concert avec les Big Brothers, date de sortie : 1972 ; 7 ans avant ma naissance.

Je ne peux pas de suite l’écouter. D’abord il faut reprendre le périf’, rouler jusqu’à notre banlieue plus cossue ; attendre d’être à la maison car la petite voiture de Maman ne bénéficie pas encore de lecteur-CD. En écrivant ces lignes, j’éprouve une soudaine nostalgie pour la non-immédiateté, quand l’attente augmentait l’envie et intensifiait la jouissance.

Janis, elle crie. La chanson 7, je démarre par celle-ci, par une sorte de fétichisme, qui m’amène à penser que ma date de naissance a un impact sur mon degré de chance et ma propension au plaisir ; la 7 sur ce disque, c’est après quelques notes de guitare électrique, un cri. Rauque et perçant tout à la fois, enroué et déchirant ; ça me prend aux tripes et quand je l’écoute encore aujourd’hui, j’en frAsémis sans que le temps m’ait vieillie. C’est un cri qui transperce, plein de drogue et d’alcool, j’en ai la prescience déjà du haut de mes 13 ans, un cri vital, et j’imagine alors que les nouveau-nés poussent ce genre de vagissement à la naissance, quand l’air pour la première fois emplit leurs poumons ; un hurlement d’animal, comme celui de cette femme dont la vie a tant altéré les cordes vocales. Je nais avec elle.

Summertime, time, time
Child, the leaving’s easy

Je ne sais pas ce que je comprends alors des paroles, je m’approprie seulement ce cri, cette tessiture dans l’aigu, cet éraillement qui monte et s’intensifie, qui se brise si haut, qu’il éclate dans mes veines et vrille mes tempes.

Lord, so high…

Ce cri qui s’éternise, défiant le temps, avant de s’adoucir comme une caresse. En fait si, je comprends déjà quelque chose, je saisis dans ma chambre d’enfant déjà, que malgré tout, malgré la suite, ce qui arrivera inévitablement, parce que la vie ce sera cela, des envies et des échecs, il me sera interdit de pleurer ou de m’effondrer. Quoi qu’il arrive.

Baby,
No, no, no, no, don’t you cry.
Don’t you cry!

Quand même, je crois que je pleure alors. C’est trop fort, trop poignant, transperçant, ces guitares saturées sur la voix de cette femme qui m’apprend la foi. Summertime devient la chanson de mes émois et de mes tristesses, de mes futures douleurs adolescentes, la chanson refuge des jours de larmes.

You’re gonna spread your wings,
Child, and take, take to the sky,
Lord, the sky…

C’est fou de naître sur une chanson, de grandir comme ça d’un coup, de revenir de chiner dans les choses du passé et sans crier gare, s’envoler dans la vie en quelques notes de musique, dans ce qu’elle peut nous donner de plus beau, l’espoir, et de plus tragique, le sentiment du danger imminent, de l’écueil ou de l’impossible réalisation. Je ne connais pas encore le mythe d’Icare. Je monte dans les aigus et me shoote à la voix de Joplin. Je ne sais pas que la déception est l’amie cruelle de l’espoir, son alter ego malin, que devant chaque rêve se mire la contrainte. Je me laisse enlacer par Janis, je me laisser bercer, elle m’insuffle le feu sacré de la vie, envers et contre tout.

Honey, n-n-nothing’s going to harm you now,
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no,
Don’t you cry,
Cry.

Au dîner, me voient-ils, ont-ils compris combien j’avais changé ? Je n’ai plus 13 ans, j’ai ma vie entière ; je suis née au-dessus de leur tête sans qu’ils en devinent rien. Comme ils se trompent ceux qui disent que Summertime est une berceuse pour enfants ; une berceuse, et même plus de mon époque. J’ai de l’air plein les poumons. C’est seulement avec une telle rage de vivre qu’on peut crier si puissamment et devenir adulte.

Julie Moulin

La Philosophie (Batucada) – Georges Moustaki

La chanson que je considère la plus belle au monde n’est certainement pas la meilleure… Comme chaque parent ou presque qui trouve que son enfant est le plus beau, ma chanson préférée est celle que je n’ai pas su écrire, mais j’ai a eu la chance d’assister à sa mise au monde… Dans un lieu moins aseptisé qu’un bloc opératoire, la plage d’Itapoa, près de Bahia au Brésil, pendant les merveilleuses années 70… Georges Moustaki composa La Philosophie (Batucada) (« Nous avons toute la vie… », etc.) entre étreintes et libations…

Tout le reste est de l’ordre de l’intime et je ne réussis pas à l’exprimer…

Spyridon Karageorgis

Le Chant du fou – Hubert-Félix Thiéfaine

La plus belle chanson du monde, c’est Le chant du fou. Il y est question d’une vérité que tu cherches par-delà l’espace. D’une vérité au bout des doigts, que tu éclaires d’une lampe entre les mâchoires. D’un fou qui meurt de désespoir. Le fou effleure la vérité, la lumière le fou déflore, il est fou de la côtoyer et meurt de cette proximité malgré le rempart de sa folie. Malgré l’apaisement de son chant. Le chant du fou s’élève entre les tombes. Les arbres du cimetière frémissent de frôler cette vérité de cyprès. Même mort, le fou chante encore, un nombre premier le fou chante, pour couvrir les inepties qu’on profère autour de lui à longueur de débit. Les hochements de tête sur son corps encore chaud. Le chant du fou, c’est sa manière de résister à la pollution, de résister à la résignation, c’est sa manière de s’élever au-dessus du charnier des idées à l’agonie, de planer sur les détritus de la pensée prémâchée, de prendre le recul nécessaire pour conserver sa fragile et précieuse dose de folie et l’emporter dans l’au-delà.

Un autre fou sort de son trou et vient respirer la lumière. Il s’en gorge immodérément, les poumons plein de vérité, il expire son rire dans un chant trop bruyant, ivre d’impuissance et d’avoir trop compris, d’un seul coup il rit, tandis qu’autour de lui, chacun poursuit son minutieux travail de sape et d’anéantissement. Demain tu verras tous ces petits alchimistes pulvériser un continent.

Le fou chante gratuitement. Il n’espère ni un sursaut des consciences, ni attirer l’attention. Il se contente de cueillir des pensées délicates dans le tumulte de la déraison, d’arroser les pensées qui germent sur son balcon. De les arroser en chanson. Il nourrit ses mythes de compagnie et dialogue par-delà les siècles, puisque le sien l’étiquette. S’ébroue pour secouer les épithètes qu’on lui colle à la peau. Son grand plaisir est de déjouer les pronostics, de démentir les diagnostics, sans jamais sacrifier sa folie sur l’autel de la science. Il chante son désaccord de sol, d’un chant qui ne se laisse inscrire sur aucune partition.

Le fou chante pour couvrir le tumulte de son désarroi. Il chante autant de fois qu’il faut pour s’apaiser. Et son chant insoutenable de vérité refoulée se perd dans la frénésie d’un monde enchaîné à sa propre ivresse. L’alcool se fige dans ton verre sans pouvoir déchirer ta tristesse. De son chant le son s’éteint sans tympan percuter, pauvre champ de pharyngales en plein vol fauchées.

Pris dans le naufrage collectif, le fou s’émeut d’un détail, d’une poussière promesse de renouveau. Cet artisan de l’impalpable a mis l’espoir en berne et le chant en avant. Dix-sept fois ce matin, pour dix-sept riens, il a chanté et sa voix comme un sanglot de beauté m’appelle à douter de tout, sauf du fou, écrin de vérité. Prisonnière des convenances, j’envie sa folie d’affranchi et pour m’entraîner je chante, à tue-tête, j’expire le chant comme d’autres le poison, me laisse insuffler la liberté inspirée par le fou, l’air de rien, dans un souffle, et sans cesse remets l’ouvrage sur le métier, dix-sept fois, moi aussi, ce matin, j’ai chanté.

Sabine Dormond

You Know I’m No Good – Amy Winehouse

Purée, j’aurais voulu écrire sur Pink Floyd parce que leurs lignes éthérées se sont inscrites définitivement dans mes cellules d’enfant qui ne savait pas encore qu’il allait vieillir… On aurait pu vivre plus d’un million d’années, n’est-ce pas Nino, s’il n’y avait pas eu ton fusil. Je planais avec les Floyd, sans drogue et sans alcool, sur des mélodies d’une harmonie transfigurée, où la guitare sèche donnait des repères tendres au milieu de trouvailles psychédéliques incroyables. Mais on a déjà écrit sur le Floyd. Puis sur Manu, le pote à Renaud, mais des poteaux l’ont écrit avec talent, rien à redire, le Mistral est gagnant. Je voudrais aussi écrire mille pages sur la pureté punk & pop sublime des Ramones, qui ont fait leurs écoles à sniffer de la colle à NY, et surtout Joey avec sa dégaine tordue. Et mille pages encore sur dix autres qui m’ont touché au coeur.

Mais finalement, la seule qui m’a fait pleurer dans ces dix dernières années, c’est Amy. C’était dans le TGV, je partais rejoindre un ami cher à Dieppe, j’écoutais un concert téléchargé sur YouTube, de l’époque où elle chantait sans être totalement bourrée… ou moins en tout cas… Et ce rythme chaloupé, puis la fameuse et simple ligne de basse, enfin la voix… ensorcelante, douce, presque joyeuse et infiniment nostalgique à la fois. Les cuivres sublimes et pourtant j’aime pas ça les cuivres, moi monsieur! Quand la batterie s’arrête, la voix d’Amy s’entortille, se déroule, envahit le ciel autour de nous. Cette émotion inouïe… J’étais avec des inconnus dans le TGV, les larmes aux yeux… J’étais bien, je me sentais presque bon. Pas elle.

Philippe Gobet

Il faut que je m’en aille – Graeme Allwright

J’ai neuf ans, dans une 4L bleu marine, ma mère conduit… Elle chante fort pour pas s’endormir, il doit être minuit… On déménage, encore… Il y aura peut-être du travail en Provence. Dans le vieux radiocassette, Brel, Brassens, Branduardi et Graeme Allwright.

J’ai seize ans, ma mère ivre sur le canapé de notre petit deux pièces en Lorraine chante à tue-tête : “il faut que j’emmmnnnailleee!!” Je claque la porte, c’est moi qui pars…

J’ai dix-huit ans, la canne à la main je descends de la Sainte-Baume, montagne au nord d’Aubagne, mes frères compagnons fêtent mon adoption avec des chansons paillardes, je suis aspirant sur le Tour de France, Graeme est toujours là…

J’ai vingt-trois ans, je quitte les compagnons, je pars encore. Sur le chemin qui mène à Genève, je pleure de quitter mes frères d’adoption et je chante dans ma voiture…

J’ai vingt-huit ans, je viens de faire l’amour à Emmanuelle, elle me fait écouter ses chansons préférées. Encore une fois, elle est dans ma vie! Je lui refais donc l’amour, bien sûr, en chantant!…

J’ai trente et un ans, dans une petite cabane au fin fond du Cambodge, ça fait une année que je suis parti. J’ai le cafard… Je suis seul… J’ai plus un sou, je dois rentrer à la maison…

J’ai trente-cinq ans, ma mère vient de me rendre visite. Elle n’a pas bu depuis dix-huit ans, on se parle maintenant… Tout n’est pas pardonné, mais il y a quatre jours, on a écouté de la musique ensemble, on a même chanté ensemble… Devinez quoi?

Johnattan Poiret

À l’enseigne de la fille sans coeur – Édith Piaf

C’était une année morne. L’insouciance de l’enfance commençait à s’effilocher. Un prof tyrannique, vague sosie de de Funès, ambitionnait de nous rendre aussi dociles que des écoliers nord-coréens. Et puis un jour, par la grâce d’une chanson apprise en classe, les problèmes de math et les règles de conjugaison s’évanouirent dans un déluge d’accordéon et de liberté qui embrasa mon imaginaire de gosse.

Le ciel est bleu, le vent du large
Creuse la mer bien joliment
Vers le port montant à la charge
Galopent ses escadrons blancs

Il y avait là-dedans de quoi s’évader plus sûrement qu’avec la mappemonde qui prenait la poussière au fond de la classe. À chaque fois qu’on la chantait, les barrières géographiques de ma petite école explosaient. J’étais projeté dans ce port « tout au bout du monde dont les rues s’ouvrent sur l’infini » à l’atmosphère si poétique.

Et puis il y avait Rita.

Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
Y a un bar chez Rita la blonde
Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
À l´enseigne de la Fille Sans Cœur!

 Le coup de foudre immédiat. Ses courbes hypnotiques se superposaient aux formes géométriques qui hantaient le tableau noir. Tandis que le petit roquet faisait claquer les règles grammaticales à la pointe de sa baguette, je me réfugiais dans son bar. Dieu qu’on s’y sentait bien ! Les rires et la gnôle coulaient à flots. Rita me servait mes premiers tord-boyaux avec un clin d’œil complice. Mes camarades suaient avec le Bled, le Bescherelle et les triangles isocèles ; moi je m’enivrais avec la plus belle femme du monde.

Dans ce petit bar, c´est là qu´elle règne
On voit flamber sa toison d´or
Sa bouche est comme un fruit qui saigne
Mais on dit que son cœur est mort

La concurrence était rude. Les prétendants accouraient des quatre coins du globe pour ses beaux yeux. Insensible aux avances, elle renvoyait un sourire moqueur aux fanfaronnades des marins imbibés d’alcool et d’espoir. Son père, patron du bistrot, veillait jalousement sur sa vertu. Ça excitait encore plus la convoitise des gars. Du haut de mes onze ans, je rêvais secrètement que c’était moi qui ferais chavirer le cœur de cette beauté insaisissable.

Et puis, il y eut cet enfoiré d’étranger.

Mais un soir, la mer faisait rage
On vit entrer un étranger
Aux beaux yeux d’azur sans nuages
C’est alors que tout a changé

À partir de là, je compris que la vie était dégueulasse. Que les filles trop belles finissent avec des rabat-joie opportunistes. Que l’amour fout le bordel partout. Et que les chouettes bars deviennent des offices d’impôts.

Je ne découvris la version de Piaf que bien plus tard. La voix inimitable de La Môme, aux accents à la fois gais et mélancoliques, porte à merveille la dramaturgie de la chanson. (Les versions de Barbara et de nos Michel Bühler et Sarclo nationaux valent également le détour.)

J’appris également plus tard que l’auteur de cette petite merveille était un Vaudois rondouillard qui avait réussi à Paris bien avant que Bastian Baker fasse couiner les adolescentes de France et de Navarre. Jean Villard « Gilles » fut en effet l’un des premiers auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française. Réduit à La Venoge ou aux Trois cloches offert à Piaf, on ignore largement qu’il forma dans les années trente un fameux duo de chansonniers – Gilles et Julien – donnant notamment dans la veine humoristique (les ancêtres du Duo d’eXtrêmes Suisses en somme, mais sans Québécois). Qu’on lui doit des centaines de chansons. Que Brassens le révérait. Qu’il découvrit et engagea le jeune Brel dans son cabaret parisien. Que le grand Jacques s’inspira de La Venoge pour écrire son Plat Pays. Qu’il fut également auteur dramatique.

Il m’arrive encore souvent de pousser la porte de l’Enseigne de la fille sans cœur pour retrouver celle qui a provoqué mes premiers émois.

Et vous savez quoi ?

Elle est toujours aussi belle.

Philippe Lamon

Alligator 427 – Hubert-Félix Thiéfaine

C’était l’époque où j’enfilais mes premières désillusions comme des chaussettes trop petites. Mon convoi intime s’ébranlait sur les rails glacés de la vie active, je perdais déjà ma première partie gratuite au baby-foot de l’amour, tilt, et mes neurones gisaient au matin dans trois centimètres d’alcool.

Sur cette autoroute hystérique
Qui nous conduit chez les mutants,
J’
ai troqué mon cœur contre une trique.
Je vous attends.

Et puis j’ai découvert Hubert-Félix Thiéfaine. Au détour d’une soirée enfumée aux relents de moquette verte. Il y avait un tourne-disque, cet objet paléolithique armé d’une aiguille en diamant que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître (je m’égare, pardonnez-moi), et une galette de vinyle. Thiéfaine. En concert. Mes oreilles en sont devenues dingues, et un peu paumées, j’ai enregistré la chose sur une cassette que j’ai usée jusqu’à la moelle à force d’écoutes névrotiques.

Thiéfaine raconte et démultiplie la folie. Celle de tous ces clowns cloîtrés à l’intérieur d’eux-mêmes, tirant leur névrose par la queue pour mieux l’émincer et la faire revenir dans une mare de sang. Celle de cette société défoncée à la testostérone, arme dégainée pour mieux sauter les obstacles, bagnole à la place du cerveau, perles en bouche, goût de défonce et de cirrhose, chair humaine transformée en lubrifiant pour centrale nucléaire…

Et les manufactures ont beau se recycler,
Y’aura jamais assez de morphine pour tout le monde,
Surtout qu’à ce qu’on dit, vous aimez faire durer.
Moi je vous dis : « Bravo et vive la mort! »

Parmi les dizaines de pépites signées par le barde de la cancoillotte, on trouve Alligator 427. Écrite en 1979. Plus que jamais d’actualité. Les zombies tricéphales de Tchernobyl n’ont pas suffi à effrayer l’homo sapiens. Les léviathans défrisés à écailles fluorescentes de Fukushima non plus. À Beznau, on distribue des tablettes d’iode pour assaisonner les cancers ou améliorer la digestion du radium. Ailleurs, on lèche l’écran de son indifférence parce que sans électricité nucléaire, le poste de télévision ne fonctionnerait plus. Et on oublie les bienfaits de la radioactivité sur l’excroissance osseuse, la nécrose cutanée ou la surcharge pondérale.

Je sais que dans votre alchimie,
L’
atome ça vaut des travellers chèques
Et ça suffit comme alibi.
Je vous attends.

Cette chanson est belle comme un poème de Baudelaire, terrifiante comme un atome de radium, prophétique comme un rêve inachevé, macabre et ironique, drôle et cinglante. Elle prend aux tripes. Les enseignants devraient la diffuser en classe. Les enfants la réciter sous l’arbre de Noël. En espérant qu’il ne soit pas trop tard.

Je sais que mes enfants s’appelleront vers de terre.

Alligator 427 était le nom de code de l’armée américaine pour désigner les bombes nucléaires utilisées au Japon, en 1945.

Moi je vous dis : « Bravo et vive Thiéfaine! »

Olivier Chappuis

Catch – The Cure

Il y avait Véronique qui dansait dans le salon, et son pogo de l’heure dernière s’était mué en valse solitaire et déséquilibrée, la faute à la bière et à la vodka. Il y avait Stéphanie, je crois, et puis Ben, et puis Yvan, pauvre Yvan qui n’allait plus vivre longtemps, et Max, et Pat… Oui, forcément Pat, est-ce que je me serais risqué à découcher sans la présence de mon vieux pote ?

J’avais quinze ans et trois poussières, je découvrais simultanément les effets de l’alcool sur mon organisme, et l’euphorie de tomber amoureux à l’approche des deux pour mille. C’est dire que si j’ai oublié quelques détails de la soirée, la bande-son me reste solidement gravée dans l’âme.

Chez Véronique, les bombers et les Doc Martens étaient empilées à l’entrée, en compagnie de mes baskets blanches et de ma veste sans forme et sans marque, si encore j’en avais une. À l’évidence de la première question, Bennett’ ou New Wave ?, succédait alors une interrogation hautement plus essentielle, qui touchait à l’équilibre du groupe, et pour laquelle l’unanimité était de mise… Cure ou U2 ?

Je ne me donnais ni aux uns ni aux autres, découvrant avec un bonheur sans pareil, les Pogues, les Smiths et un Jurassien foutraque et vénéneux du nom de Thiéfaine qui squattait mon radiocassette avec bonheur. Je n’avais pour l’heure besoin de rien d’autre pour assurer ma bonne puberté musicale.

Mais voilà, Véronique replaçait l’aiguille sur la chanson deux, ça démarrait sur un petit roulement de caisse claire et sur des vocalises approximatives de ce Robert Smith intouchable dont pourtant la voix m’horripilait. Seulement, ce soir-là, j’avais une cannette à la main, je contemplais le plafond qui oscillait en rythme, mille nuits de fête avinées s’offriraient bientôt à moi… Et Véronique dansait.

Je reconnais à Cure le savoir-faire, mais un côté un peu affecté, un peu poseur, un peu trop maquillé, dans l’âme plus encore que sur la peau, m’empêche encore de les apprécier tout à fait.

Mais CatchCatch, ce n’est pas du rock, de la new wave, de la cold wave, ou je ne sais quelle merde branchée dont on décortique l’appellation, c’est juste une chanson belle et directe, comme Robert savait en torcher quand il oubliait d’être prétentieux. Et vingt-quatre ans après, alors que je l’écoute en tapant ces quelques mots, j’y retrouve une magie qui survit aux crépuscules de l’acné et au miracle des seins naissants.

Et là, affalé sur un coussin où j’allais bientôt m’endormir, en me disant qu’il y avait de bonnes raisons de vouer son temps à l’exploration assidue de la beauté des filles, et qu’il était peut-être en ce monde quelque chose que l’on se devait d’attraper, je priais que Véronique n’en finisse jamais de remettre ce vinyle, Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me, The Cure, chanson deux, and again, and again

Michaël Perruchoud