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Alligator 427 – Hubert-Félix Thiéfaine

C’était l’époque où j’enfilais mes premières désillusions comme des chaussettes trop petites. Mon convoi intime s’ébranlait sur les rails glacés de la vie active, je perdais déjà ma première partie gratuite au baby-foot de l’amour, tilt, et mes neurones gisaient au matin dans trois centimètres d’alcool.

Sur cette autoroute hystérique
Qui nous conduit chez les mutants,
J’
ai troqué mon cœur contre une trique.
Je vous attends.

Et puis j’ai découvert Hubert-Félix Thiéfaine. Au détour d’une soirée enfumée aux relents de moquette verte. Il y avait un tourne-disque, cet objet paléolithique armé d’une aiguille en diamant que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître (je m’égare, pardonnez-moi), et une galette de vinyle. Thiéfaine. En concert. Mes oreilles en sont devenues dingues, et un peu paumées, j’ai enregistré la chose sur une cassette que j’ai usée jusqu’à la moelle à force d’écoutes névrotiques.

Thiéfaine raconte et démultiplie la folie. Celle de tous ces clowns cloîtrés à l’intérieur d’eux-mêmes, tirant leur névrose par la queue pour mieux l’émincer et la faire revenir dans une mare de sang. Celle de cette société défoncée à la testostérone, arme dégainée pour mieux sauter les obstacles, bagnole à la place du cerveau, perles en bouche, goût de défonce et de cirrhose, chair humaine transformée en lubrifiant pour centrale nucléaire…

Et les manufactures ont beau se recycler,
Y’aura jamais assez de morphine pour tout le monde,
Surtout qu’à ce qu’on dit, vous aimez faire durer.
Moi je vous dis : « Bravo et vive la mort! »

Parmi les dizaines de pépites signées par le barde de la cancoillotte, on trouve Alligator 427. Écrite en 1979. Plus que jamais d’actualité. Les zombies tricéphales de Tchernobyl n’ont pas suffi à effrayer l’homo sapiens. Les léviathans défrisés à écailles fluorescentes de Fukushima non plus. À Beznau, on distribue des tablettes d’iode pour assaisonner les cancers ou améliorer la digestion du radium. Ailleurs, on lèche l’écran de son indifférence parce que sans électricité nucléaire, le poste de télévision ne fonctionnerait plus. Et on oublie les bienfaits de la radioactivité sur l’excroissance osseuse, la nécrose cutanée ou la surcharge pondérale.

Je sais que dans votre alchimie,
L’
atome ça vaut des travellers chèques
Et ça suffit comme alibi.
Je vous attends.

Cette chanson est belle comme un poème de Baudelaire, terrifiante comme un atome de radium, prophétique comme un rêve inachevé, macabre et ironique, drôle et cinglante. Elle prend aux tripes. Les enseignants devraient la diffuser en classe. Les enfants la réciter sous l’arbre de Noël. En espérant qu’il ne soit pas trop tard.

Je sais que mes enfants s’appelleront vers de terre.

Alligator 427 était le nom de code de l’armée américaine pour désigner les bombes nucléaires utilisées au Japon, en 1945.

Moi je vous dis : « Bravo et vive Thiéfaine! »

Olivier Chappuis

Catch – The Cure

Il y avait Véronique qui dansait dans le salon, et son pogo de l’heure dernière s’était mué en valse solitaire et déséquilibrée, la faute à la bière et à la vodka. Il y avait Stéphanie, je crois, et puis Ben, et puis Yvan, pauvre Yvan qui n’allait plus vivre longtemps, et Max, et Pat… Oui, forcément Pat, est-ce que je me serais risqué à découcher sans la présence de mon vieux pote ?

J’avais quinze ans et trois poussières, je découvrais simultanément les effets de l’alcool sur mon organisme, et l’euphorie de tomber amoureux à l’approche des deux pour mille. C’est dire que si j’ai oublié quelques détails de la soirée, la bande-son me reste solidement gravée dans l’âme.

Chez Véronique, les bombers et les Doc Martens étaient empilées à l’entrée, en compagnie de mes baskets blanches et de ma veste sans forme et sans marque, si encore j’en avais une. À l’évidence de la première question, Bennett’ ou New Wave ?, succédait alors une interrogation hautement plus essentielle, qui touchait à l’équilibre du groupe, et pour laquelle l’unanimité était de mise… Cure ou U2 ?

Je ne me donnais ni aux uns ni aux autres, découvrant avec un bonheur sans pareil, les Pogues, les Smiths et un Jurassien foutraque et vénéneux du nom de Thiéfaine qui squattait mon radiocassette avec bonheur. Je n’avais pour l’heure besoin de rien d’autre pour assurer ma bonne puberté musicale.

Mais voilà, Véronique replaçait l’aiguille sur la chanson deux, ça démarrait sur un petit roulement de caisse claire et sur des vocalises approximatives de ce Robert Smith intouchable dont pourtant la voix m’horripilait. Seulement, ce soir-là, j’avais une cannette à la main, je contemplais le plafond qui oscillait en rythme, mille nuits de fête avinées s’offriraient bientôt à moi… Et Véronique dansait.

Je reconnais à Cure le savoir-faire, mais un côté un peu affecté, un peu poseur, un peu trop maquillé, dans l’âme plus encore que sur la peau, m’empêche encore de les apprécier tout à fait.

Mais CatchCatch, ce n’est pas du rock, de la new wave, de la cold wave, ou je ne sais quelle merde branchée dont on décortique l’appellation, c’est juste une chanson belle et directe, comme Robert savait en torcher quand il oubliait d’être prétentieux. Et vingt-quatre ans après, alors que je l’écoute en tapant ces quelques mots, j’y retrouve une magie qui survit aux crépuscules de l’acné et au miracle des seins naissants.

Et là, affalé sur un coussin où j’allais bientôt m’endormir, en me disant qu’il y avait de bonnes raisons de vouer son temps à l’exploration assidue de la beauté des filles, et qu’il était peut-être en ce monde quelque chose que l’on se devait d’attraper, je priais que Véronique n’en finisse jamais de remettre ce vinyle, Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me, The Cure, chanson deux, and again, and again

Michaël Perruchoud

Chelsea Hotel #2 – Leonard Cohen

En quittant le foyer familial, mon père a embarqué toute sa collection vinyle des Beatles (salaud !) ainsi que celle de Bob Marley (bravo !). Pour ma culture musicale, restait uniquement chez ma mère l’intégrale de Gérard Lenorman, de Michel Sardou et quelques autres encore que la société et moi-même avons soigneusement oubliés.

Persévère, cherche et tu trouveras. À force de feuilleter toutes ces pochettes cartonnées bien rangées, j’ai fini par hasard sur cet album. New Skin for the Old Ceremony. Album par ailleurs offert par mon père à ma mère. Une tartine de mots tendres est écrite sur le dos de la couverture mais, curieusement, ça ne me rebute pas. Première écoute et ce déclic qui changera à jamais ma perception de l’émotion musicale : « Le peu peut devenir énorme ». Alors que nous sommes en plein à la fin des années 80 (gloubi-boulga de synthés, de voix trafiquées, de mélodies passe-partout taillées pour la radio), une voix grave vient me caresser les tympans, voix accompagnée uniquement d’une guitare acoustique. Chelsea Hotel #2. J’y loue une chambre, je croise les habitués, celui qui a la garde des lieux m’a accueilli à bras ouverts.

L’envie de visiter New York en hiver. Mais à cette époque, ce ne sera pas New York, mais la Belgique.

Souvenirs : les bas-côtés d’une voie ferrée sur un chemin pédestre avec la rivière juste à côté. Bières belges à foison, trois amis. Et Leonard Cohen

Chelsea Hotel se transforme en auberge de jeunesse, en camping, en nuit étoilée selon nos errances mais toujours avec ce même accueil chaleureux.

« We are ugly but we have the music. »

Anecdote : Arena de Genève, concert de Monsieur Cohen. Hallelujah. Deux dames dans la rangée devant nous : « C’est sympa qu’il reprenne du Jeff Buckley… »

Anecdote 2 : je n’ai toujours pas visité New York.

Antony Weber