Archives du mot-clé Adolescence

Exercise One – Joy Division

Province du Limbourg, 16 ans.

Visites de familles, on nous accueille ma sœur et moi, on ne nous voit pas souvent alors on nous donne à chacun mille francs belges, puis à voix basse le flamand reprend le dessus, les regards se font condescendants, mais Bonneke (ma grand-mère maternelle) est tellement contente.

Ma mère est partie cinq ans plus tôt et a partagé avec Ian Curtis le procédé mis en œuvre.

Bruxelles, quelques jours plus tard.

On me largue sur la Grand-Place; elle quand même cool ma cousine Myriam d’avoir dit que j’allais faire du shopping avec elle. Je demande ma route, le type passera l’après midi à me faire la tournée des disquaires indépendants. Chez l’un d’entre eux je tombe sur une fourre cartonnée au toucher rêche, j’adore. Still.

Je pose le casque sur les oreilles, larsens, bass-batterie hypnotiques, voix caverneuse:

Time for one last ride
Before the end of it all

Il est temps pour un dernier voyage
Avant la fin de tout ça

Fin abrupte.

Voilà cinq cents francs bien investis !

Lancy, Cave Marignac, 17 ans.

Raphael, guitare et chant, Bourqui, basse, Gubi, batterie, moi, guitare. Premier concert, on a sept ou huit compos, on a trois reprises dans le set et on décide de commencer à l’unanimité avec Exercise One.

Je me rappelle tourner le potar ma stratocaster blanche (imitation est-allemande) à fond, m’approcher de l’ampli (fabrication est-allemande), accrocher le larsen, le tordre à coup de vibrato, la basse rentre, la batterie, le chant… ça passe, on est dedans, fin… y a du monde, ça applaudit, ça marche putain !

Ce soir là, on est restés à la fin avec tous un bonheur dingue, on avait fait le grand saut, on avait vaincu notre timidité, on avait changé de statut. Parce que, quand tu n’a pas la tchatche, la plume, des baguettes ou des cordes en acier sont parfois plus simples et plus directes.

Je crois même que quelques filles on remarqué mon existence.

Par la suite je suis passé aux exercices suivants, parfois je me suis planté, parfois j’ai pas osé tenter, dans tous les cas ce fut ceci que j’ai regretté.

Alors est ce qu’une chanson désabusée ça peut donner envie de croquer la vie ?

David Magnin

Les Écorchés – Noir Désir

C’était quand, j’avais quoi, 14 ans ? L’âge où là ça commence, à bouillonner dans le ventre, dans la tête, dans la poitrine, là où on sort de l’enfance, du cocon douillet, et qu’on a le pressentiment qu’il y a quelque chose dehors, au-delà des quatre murs de notre chambre, un truc qui nous attend, qui va nous occuper quelques temps, une vie nocturne dont nous n’avions avant pas conscience et dont nous sommes encore exclus, parce que trop jeunes, parce que trop petits, même si quelque part là, ça y est, c’est bon, on se sent grands. Ça pousse trop vite les mômes, et il y a des déclics, des affirmations, celle de s’acheter soi-même ses propres CD par exemple, de ne plus se contenter des vinyls de Brel piqués aux parents. Alors pourquoi Noir désir ? L’histoire ne le dit plus, l’a oublié, sans doute pas les Sombres héros, je l’entendais celle-là mais je ne l’aimais pas, trop douce. Moi, celle que j’aimais, c’était Les Écorchés.

Emmène-moi danser dans les dessous d’une ville en folie, la chaude voix de l’homme alors que je n’étais qu’une gamine. Le désir mal contenu, l’envie de se frotter au monde, la rage, oh oui surtout la rage. Cette chanson écoutée en boucles, à fond, le casque sur les oreilles la nuit, ou à plein volume quand la maison était vide, parfois, enfin. Quasi hypnotique toujours, même maintenant, j’entends les premières notes et je me retrouve propulsée, sur les banquettes arrières des taxis, dans ces nuits où on a les yeux si grand ouverts, où l’on voit tout, où l’on prend tout, tout ce qu’il y a à prendre, mais où il fait si sombre. Je ne savais pas encore, l’alcool, la drague, ces moments où tout dérape, mais quelque part, sans doute, ça me parlait déjà, ça m’attirait, un nouveau champ des possibles, une quête effrénée qui ne demandait qu’à exister.

Bien sûr aussi, comment pourrait-il en être autrement, la littérature était là aussi, au-delà des mots, qui était ce Lautréamont ainsi célébré, qu’avait-il de plus que moi, moi qui n’avais encore rien, rien vu, rien vécu, rien souffert. Quel était le message, quel était mon futur ? Noir désir ce sont mes 14 ans retrouvés, en deux mots, la nuit et l’envie.

C’était une chanson pleine, chaque mot, chaque assonance, résonnait en moi, comme une promesse, parfois même comme une menace. Si on se lasse de tout, pourquoi nous entrelaçons-nous ? ça résonnait et ça me créait, me construisait. Ces mots, ces vers, se sont gravés en moi, me révélaient-ils ou me forgeaient-ils ? La désespérance avant même d’y goûter. Il ne faut pas oublier à quel point l’adolescence est une période sombre, tout sauf futile, où la peur se dispute au renoncement, déjà. Mais le corps a ses pulsions qu’il faudra assouvir, c’était peut-être ça l’instinct de vie, l’envie de grandir, un gros riff de guitare, un rythme imprévisible, qui s’endiable, et des mots, des mots, des cris, qui ne sont pas encore les nôtres mais qu’on a envie d’adopter, de répéter, de hurler, pour se les approprier.

Il me faudra encore quelques années avant qu’on me glisse, comme ça, mine de rien, au détour d’une conversation, un vieux, au moins 30 ans, que mes Écorchés étaient des drogués, de ceux qui se piquent la peau, qui se la trouent en quête d’une fulgurance, d’un shoot, d’un grand flash blanc. Bien sûr qu’on s’étonne, et puis que tout se met en place alors, mais ça ne change rien, mes Écorchés restent mes Écorchés, des trop sensibles, des trop fragiles, des trop vivants, de ceux qui brûlent, qui brûlent, qui brûlent, comme me l’apprendra Kerouac que je découvrais à peu près à la même période.

Et quand parfois je doute, du chemin, ou juste du grand sens de tout ça, de tout ce bordel, je me le remets cet album que j’ai tant écouté, dont je connais chaque note, et la rage renait, énergie si particulière, entre colère et revendication, juste cette fabuleuse putain d’envie de vivre. Rock’n’roll.

Amandine Glevarec

 

Sleeping Sun – Nightwish

Un vieux Discman ébréché, une chanson qui tourne en boucle
Des arrêts qui défilent, des pensées qui s’effilent
Un tour, puis un deuxième, puis un troisième…
Les heures qui passent, le soleil qui se couche

I wish for this night-time
To last for a lifetime
The darkness around me
Shores of a solar sea

Les banquettes qui désemplissent, les canettes qui se vident
L’ esprit qui s’embrume, les lampadaires qui s’allument
Petit-Saconnex… Gardiol… Petit-Saconnex…
Un retour sans aller, des terminus qui n’en sont plus

Sorrow has a human heart
From my god it will depart
I’d sail before a thousand moons
Never finding where to go

Une mélodie, essence d’une vie
Lueur d’espoir dans les ténèbres, réconfort éphémère
Mais la batterie s’étiole, fait place à l’ennui
Hiver glacial, frustration abyssale

Two hundred twenty-two days of light
Will be desired by a night
A moment for the poet’s play
Until there’s nothing left to say

Un parcours tout tracé, l’ombre d’un une œuvre inachevée
J’aimerais quitter ce trolley, prendre le large
Voir mon esprit grandir et mon corps rajeunir
Caprice d’enfant, pulsion adolescente

Oh how I wish to go down with the sun
Sleeping
Weeping
With you…

Peut-être qu’après avoir touché le fond, je referais surface
Telle une épave à l’abandon, portée par les courants des bas-fonds
Jusqu’à sortir la tête hors de l’eau
Et de cette adolescence destructrice

A.L. Host (Alisa)

 

Summertime – Janis Joplin

Il y a ses plumes, toutes ses breloques, longs colliers et bracelets profus, ses lunettes rondes et sa chevelure sauvage, autour d’un sourire immense. Aux puces de Saint-Ouen, je n’ai pas encore acquis mes premières Docs Martiens violettes, ni encore fumé de biddies aux senteurs d’eucalyptus. J’ai 13 ans ; je suis accompagnée de ma mère. Nous revenons du quartier des antiquaires, où les prix ne sont plus ce qu’ils étaient, pour échouer devant un bac de disques où je déniche mon premier CD de Janis Joplin. Enregistrement d’un concert avec les Big Brothers, date de sortie : 1972 ; 7 ans avant ma naissance.

Je ne peux pas de suite l’écouter. D’abord il faut reprendre le périf’, rouler jusqu’à notre banlieue plus cossue ; attendre d’être à la maison car la petite voiture de Maman ne bénéficie pas encore de lecteur-CD. En écrivant ces lignes, j’éprouve une soudaine nostalgie pour la non-immédiateté, quand l’attente augmentait l’envie et intensifiait la jouissance.

Janis, elle crie. La chanson 7, je démarre par celle-ci, par une sorte de fétichisme, qui m’amène à penser que ma date de naissance a un impact sur mon degré de chance et ma propension au plaisir ; la 7 sur ce disque, c’est après quelques notes de guitare électrique, un cri. Rauque et perçant tout à la fois, enroué et déchirant ; ça me prend aux tripes et quand je l’écoute encore aujourd’hui, j’en frAsémis sans que le temps m’ait vieillie. C’est un cri qui transperce, plein de drogue et d’alcool, j’en ai la prescience déjà du haut de mes 13 ans, un cri vital, et j’imagine alors que les nouveau-nés poussent ce genre de vagissement à la naissance, quand l’air pour la première fois emplit leurs poumons ; un hurlement d’animal, comme celui de cette femme dont la vie a tant altéré les cordes vocales. Je nais avec elle.

Summertime, time, time
Child, the leaving’s easy

Je ne sais pas ce que je comprends alors des paroles, je m’approprie seulement ce cri, cette tessiture dans l’aigu, cet éraillement qui monte et s’intensifie, qui se brise si haut, qu’il éclate dans mes veines et vrille mes tempes.

Lord, so high…

Ce cri qui s’éternise, défiant le temps, avant de s’adoucir comme une caresse. En fait si, je comprends déjà quelque chose, je saisis dans ma chambre d’enfant déjà, que malgré tout, malgré la suite, ce qui arrivera inévitablement, parce que la vie ce sera cela, des envies et des échecs, il me sera interdit de pleurer ou de m’effondrer. Quoi qu’il arrive.

Baby,
No, no, no, no, don’t you cry.
Don’t you cry!

Quand même, je crois que je pleure alors. C’est trop fort, trop poignant, transperçant, ces guitares saturées sur la voix de cette femme qui m’apprend la foi. Summertime devient la chanson de mes émois et de mes tristesses, de mes futures douleurs adolescentes, la chanson refuge des jours de larmes.

You’re gonna spread your wings,
Child, and take, take to the sky,
Lord, the sky…

C’est fou de naître sur une chanson, de grandir comme ça d’un coup, de revenir de chiner dans les choses du passé et sans crier gare, s’envoler dans la vie en quelques notes de musique, dans ce qu’elle peut nous donner de plus beau, l’espoir, et de plus tragique, le sentiment du danger imminent, de l’écueil ou de l’impossible réalisation. Je ne connais pas encore le mythe d’Icare. Je monte dans les aigus et me shoote à la voix de Joplin. Je ne sais pas que la déception est l’amie cruelle de l’espoir, son alter ego malin, que devant chaque rêve se mire la contrainte. Je me laisse enlacer par Janis, je me laisser bercer, elle m’insuffle le feu sacré de la vie, envers et contre tout.

Honey, n-n-nothing’s going to harm you now,
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no,
Don’t you cry,
Cry.

Au dîner, me voient-ils, ont-ils compris combien j’avais changé ? Je n’ai plus 13 ans, j’ai ma vie entière ; je suis née au-dessus de leur tête sans qu’ils en devinent rien. Comme ils se trompent ceux qui disent que Summertime est une berceuse pour enfants ; une berceuse, et même plus de mon époque. J’ai de l’air plein les poumons. C’est seulement avec une telle rage de vivre qu’on peut crier si puissamment et devenir adulte.

Julie Moulin

Walk On The Wild Side – Lou Reed

Quand j’ai entendu Walk On The Wild Side pour la première fois je ne parlais pas encore l’anglais, je devais être ado, mais la musique, la basse, le sax à la fin, la voix de Lou Reed et les Doo do doo, doo do doo, doo do doo m’ont  tout de suite émue et beaucoup plus. Par le plus pur hasard … ou pas, cette chanson était souvent en arrière-plan d’un moment important … une rencontre, une première fois … Elle fait partie de la bande son de ma vie. Je me suis intéressée aux paroles beaucoup plus tard, il n’y a pas si longtemps en fait et en les découvrant elle m’a encore plus plu. J’aime son côté subversif (elle a été écrite en 1972 et peu de chansons parlaient de sujets tels que la drogue, la prostitution, de transsexuel, de fellation …) et son conseil : Hey babe, take a walk on the wild side … que je n’ai pas forcément suivi. Sur le Web ils disent que ça peut avoir plusieurs traductions possibles : « Viens faire un tour dans la zone », « Viens t’encanailler », « Ne reste pas sur le droit chemin ».

C’est ma chanson préférée et donc la plus belle chanson du monde Doo do doo, doo do doo, doo do doo Hey babe, take a walk on the wild side…

Corinne

 

Lithium – Nirvana

D’où viennent donc ces voix dans ma tête qui me disent que ce n’est pas juste ? D’où viennent donc ces incantations qui me poussent à me révolter ? D’où viennent donc ces idées qui me poussent aux larmes ?

I’m so happy ’cause today
I’ve found my friends …
They’re in my head

Ce monde n’est pas réel. Il n’est que désillusions et injustices. Je rêve d’une ville où il n’y aurait ni argent, ni politique. Je rêve d’un amour véritable. D’un monde plus juste. Moi, je ne sers à rien. Dans le miroir, une adolescente aux yeux bouffis et cernés, des cheveux devant le visage. En révolte, contre elle-même, contre tout et tous. Elle ne sait plus vraiment pourquoi.

I’m so ugly, but that’s okay, ’cause so are you …
We’ve broken our mirrors

Il y a ces cris, ces assiettes qui explosent juste un étage en dessous. Ces disputes incessantes me brisent, me lacèrent les bras et le cœur.

Yeah, yeah, yeah

La fumée de cigarette s’échappe par ma fenêtre entrouverte. Les mégots s’amoncèlent dans le cendrier.

And I’m not scared
Light my candles in a daze …

Mon plafond est peint en noir et j’y ai tracé un A entouré d’un cercle blanc. Ni Dieu, ni maître. Une lampe simple blanche diffuse une faible lumière. Le cordon de la lampe pend. Je le regarde. Il m’attire.

Je tire encore une fois sur ma cigarette. La chaleur incandescente se rapproche de mon majeur et de mon index. Je vais me brûler. Non, je ne craquerai pas. Ce serait trop facile.

I like it – I’m not gonna crack
I miss you – I’m not gonna crack
I love you – I’m not gonna crack
I killed you – I’m not gonna crack

Vingt-quatre ans après, j’ai fini par craquer. Mais je vous aime tout de même.

Olivia Gerig

The Serpentine Offering – Dimmu Borgir

L’exercice qui consiste à se demander quelle chanson est la plus belle du monde est TELLEMENT difficile, c’est à en attraper une migraine, à devenir fou, à jeter toutes ses notes à la poubelle.

En effet, comment faire un tel choix lorsque, comme moi, mettre de la musique est la première chose que l’on fait au réveil, qu’elle nous poursuit tout au long de la journée, jusqu’aux concerts quotidiens du soir, jusqu’aux DJ’s de fin de soirée et qu’on s’écoute encore un petit morceau avant de s’endormir?

Et par où commencer pour faire le tri? La chansonnette de Brassens que l’on fredonne pour se mettre de bonne humeur au petit déj’? Le rap bien dépressif que l’on écoute face à la pluie en allant travailler? Le bon rockabilly qui sort des enceintes du sac à dos, quand on zigzague sur son vélo en plein soleil d’été? La vieille démo – en cassette, bien sûr – d’un obscur groupe de punk français enregistré en live avec un seul micro au plafond mais qui fait remonter tant de souvenirs: la bière tiède, le rire des copines, l’odeur du squatt au petit matin?

J’avais d’abord pensé à L’École de la Rue, de OTH, souvenir lointain, jeune ado, d’un début de soirée dans un squatt bien paumé où tout les punks hurlaient les paroles de cette chanson antiscolaire: « …ceux qui savent que leur avenir, ils ne le gagneront pas sur les bancs… » Mais je me suis dit que je ne pouvais pas citer OTH au déficit des Bérurier Noir, mythique groupe qui m’a fait devenir punk dès les premières secondes d’écoute de La Mère Noël sur un vieux magnéto au son grinçant.

Mais il est trop facile de citer un groupe aussi connu (pourquoi pas The Exploited, pendant qu’on y est?), c’est un peu comme répondre « Picasso » quand on cherche à citer un peintre et qu’aucun autre nom ne vient à l’esprit, trahissant par là un manque de culture picturale alarmant.

Alors il faudrait peut être piocher dans le classique. Ces montées incroyables, qui retombent en alternance dans un silence de plomb. La 9ème de Dvorak, la 9ème de Beethoven…qu’est-ce qu’ils ont tous à réussir la 9ème mieux que les huit précédentes? Mais du classique je ne connais que les plus célèbres et je passerai donc pour un plouc, comme dans l’exemple précédent.

Mon astuce consiste donc de prendre un mélange des deux: des sons inspirants la musique de film, avec ce qu’il faut de rock pour décoller. Et qui ferait ça aussi bien que le Metal ?

En l’occurence j’ai choisi The Serpentine Offering de Dimmu Borgir.

Les premières secondes commencent très doucement – c’est la chanson d’introduction de l’album, une sorte de grondement accompagné d’un son de cloche, puis ça monte dans les aigus, vite rejoint par les cuivres, très graves, très lourds; tandis qu’un son de voix caverneux, une mélopée diabolique apparaît. Et là, c’est l’explosion de la batterie, d’une rapidité renversante, accompagnée d’une lente mélodie des grandes orgues de l’Apocalypse. Le chant commence alors, rauque et aïgu à la fois, lent, typique du Black Metal Symphonique. « I am hatred, darkness and despair! » Les guitares électrique commencent à cracher. Une courte pause mélodique, puis le chant reprend, d’une voix de goule, scandant le refrain: « Hear my offering, ye bastard sons and daughters: share my sacrifice! Share my sacrifice! ».

Toute l’imagerie du Black Metal est là: le feu, l’acier, la roche glacée, le ciel se couvrant de noir. Encore un cri et la terre s’ouvre, précipitant le monde dans les abîmes infernales tandis que les hordes démoniaques se répandent sur la terre…n’y a-il donc nul espoir? Hélas, non.

Tandis que le morceau se termine d’un coup sec, je jette un coup d’œil dans le miroir: mon regard est devenu plus sombre, mon sourire est plus méchant et mes cheveux semblent étrangement avoir poussés.

OliveDKS

Seven Nation Army – The White Stripes

Je me souviens encore de ce rouge-gorge photographié sur le CD. Il était vite avalé par le lecteur, commençait à tourner, et le son de cette basse jaillissait des hauts parleurs pourris de mon père. C’était la chanson du bonheur et qu’on soit à table, déjà au lit ou au jardin, il fallait courir dans le salon pour danser en riant. Il fallait non pas parce que c’était une obligation mais parce que c’était un désir qu’on ne pouvait pas laisser incomblé. Alors on dansait, avec mon papa, ma maman et ma petite soeur, sur Seven Nation Army.
Aujourd’hui, il n’y a plus de papa, la maman ne danse plus et la petite soeur trouve the Whites Stripes bien trop has been. Mais il reste l’adolescente que je suis et son meilleur ami, et cette chanson qui ne vieillira jamais, à fond la caisse dans nos écouteurs incrustés dans nos oreilles déjà à moitié sourdes.

Y’a eu plein d’autres chansons, plein d’autres appels au bonheur, mais c’est la seule qui arrive à me chanter que quand même, mon papa a beau être un connard, il avait quand même de bons goûts musicaux.

Look What Love Has Done – Chris Whitley

Il y a des chansons qui, même si on ne les écoute plus, flottent encore dans un coin reculé de la mémoire, chantent doucement l’air précieux d’antan. Lueur infime dans la nuit des songes, trace subtile dans le timbre d’une oreille, courbe sinueuse marquée sur les mélodies qui viennent en gorge. À moins que ce ne soit là qu’images romantiques pour faire l’histoire belle, remplir de fantasmes le vide incertain laissé derrière soi: de ces contes qui servent à tenir debout au présent, et qui peuplent demain de repères. Peut-être la chanson n’est-elle pas plus importante que son auteur et toute l’affection qui lui fut portée. Quinze ans pour remonter à la source. Je me souviens, les casques sur les oreilles, un grand magasin de la ville, la stupeur – le monde condensé tout entier au milieu du crâne, dans cette expérience d’écoute, d’immersion, d’invasion. Les hameçons se fichaient un à un sur ma peau: les diaprures de blues posées sur chaque note de guitare, la tristesse délicate dans les yeux de ces fêlures vocales, la rage désespérée venue du fond d’un autre ventre. L’étrangeté organique de ces arrangements, et quelque chose d’une détermination radicale, d’une fougue adolescente mûrie au feu de l’expérience. Mais j’ai dû penser ça autrement, alors: « Aouch, ‘tain c’est beau… » Ou plutôt rien pensé du tout: regard dans le vide, silence réflexif, sidération. Regarde ce que l’amour fait.

Ces chansons rangées sur le rayon, inscrites quelque part dans le sillon d’une platine, qui ont creusé de profondes saillies dans les veines du vivant, elles emplissaient des journées entières. Elles sont encore là sans y être. Qu’en reste-t-il? Fred était sans doute avec moi au magasin. Je tenais un joyau. Il y avait toujours cette petite atmosphère de compétition. Chris Whitley, ce serait ma pépite. Fier: moi qui ai découvert, regarde, écoute. Nathalie, elle s’appelait, c’est sur elle – si j’ose dire – que notre amitié a posé sa première connivence. Collège, semaine une, il était assis à côté de moi dans le couloir, on se connaissait de vue mais on n’avait encore jamais discuté. Nathalie est passée… Silence (l’amitié et les silences). On se regarde (l’amitié et les regards). Mines déconfites, paupières désolées, mâchoires perplexes, premiers mots: on était d’accord (l’amitié et les filles). Mais j’étais quand même plus croché que lui. Grave. Trois ans sans oser un mot. Même pas durant les dix minutes du remonte-pentes 4 places où nous n’étions que les deux. Rien qui sort. Sidération. J’aurais aimé lui chanter: « Look what love has done »

Oui, j’étais plus amoureux de Nathalie que lui. Disons que moi je l’étais vraiment, lui se rinçait les yeux: elle faisait pleurer. Elle avait la grâce délicate, angélique. Et j’étais plus dingue de Chris Whitley aussi. Fred jouait de la batterie, écoutait du jazz, délirait sur Elvin Jones. Moi je me glissais dans la peau du guitariste-chanteur, l’identité confusionnait. C’est de tous les disques, Living with the law, celui sur lequel j’ai le plus chanté – à des hectares de circonférence. Pourtant la guitare en open tuning, l’expertise de la main droite, le slide, tout ça me laissait sans repères, incapable d’apprendre les morceaux, à jamais tenu dans les zones d’un désir parfait: inassouvi et fleurissant. Le dobro aux crasseuses métalliques, les accords, ça ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais, sinon quelques évocations des disques de mon père. (Je vois la fourre jaune d’un Big Billy Bronzy terreux et magnifique). Fred, c’est le meilleur ami qui m’a permis de franchir les années crasses, métalliques, désaccordées de l’intérieur, avec qui je pouvais parler de l’expertise de la main droite, de nos désirs inassouvis et fleurissants, des chansons qui nous restaient coincées dans la gorge devant ces filles trop belles. Nos regards leur glissaient dessus comme un slide sur des cordes, sauf qu’elles ne semblaient jamais entendre la belle musique de nos émois. Ça nous rendait tristes, quand même. Regarde ce que l’amour fait.

On avait eu droit à un traitement de faveur du prof de latin: un cours en privé, lui et nous – et c’est pas parce qu’on était particulièrement brillants, le traitement de faveur. On n’en menait pas large. On aurait dit César, vraiment. Un grand brun royal, une gueule imposante, la voix sévère, tenue altière, immense. César en personne nous enseignait le latin. C’était des séances de frayeur, chacun comptant sur l’autre pour se tirer de la panade, plongeant le nez sur le bureau, devinant les pieds de l’empereur juste là, à un mètre de nous, terrifiant. Son empire n’a rien pu pour sauver nos frégates en perdition: les déclinaisons déclinaient, on n’avait pas l’amour de la rosam… La scansion et nous, c’était comme essayer de joindre les beats d’Elvin à la diction de Chris: hors de portée. On avait des sanglots de rire en sortant de là, les paumes moites et les fesses fébriles. Parfois j’imagine cette période sans ce lien de confiance, sans le privilège de notre amitié, et je frissonne à la solitude écrasante qui se dessine. Sidération. Regarde ce que l’amour fait.

J’aimais les lancées aiguës proches du cri, les décrochages du larynx, le mélange de rugosité et de douceur. Il y avait une jouissance à l’écouter, Chris, et à chanter avec lui. Ça exultait quelque chose, c’était poétique et brutal, ça sentait la sueur, l’intimité, la tendresse, c’était à la fois complexe et direct, palpitant. It’s hard living with the law. C’est dur de vivre avec la loi. Mais c’est sans doute bien pire de vivre sans elle. Les lois de la camaraderie faisaient un pendant aux lois parentales, les lois scolaires donnaient l’occasion de rencontrer les lois des filles, et les lois de César resserraient celles de l’amitié! C’était une période de commerce intensif, légalement parlant. J’avais le respect de l’ordre bien imprimé dans les gestes. Les évasions musicales faisaient des respirations existentielles salvatrices. Pendant les cours, je jouais des solos dans ma tête: je voyais les doigts. Ivre dans le train vers Prague, Nathalie ayant quitté le collège et mon cœur depuis un moment, je chantais Chris Whitley pour les non initiés du couloir, Fred se marrait copieusement, et je ne sais pas trop a fortiori si mon généreux hommage au musicien lui fit vraiment honneur… C’était la fameuse semaine du voyage de maturité. Celle où j’ai vu mes premières étoiles contre les lèvres de Tizi: mon initiation à la vraie langueur d’un baiser, je l’avoue – « no one can disguise » – et à la vraie douleur d’en être aussitôt privé – « somebody always crying somewhere ». Regarde ce que l’amour fait.

On ne se rend pas toujours compte de l’importance vitale d’une présence. Un ami. Une chanson. Chris Whitley, peu le connaissaient, et je l’avais en source d’étonnement pour autrui, comme une étoffe à présenter. Je connaissais toutes les paroles par cœur, il y avait, dans l’estime que je tentais de me porter, ce faire-valoir, et l’aspiration à chanter un jour comme lui. C’est pas rien, comme forme donnée, structure d’intimité, fantasme identitaire. Chris est resté dans ma discothèque, le lien a changé, mais la passion renaît parfois de ses cendres quand j’écoute l’invraisemblable talent du songwriter décédé trop tôt, sans même que je ne le sache, 45 ans, cancer. Je me suis souvenu du tout premier interview que j’avais lu dans un Rock&Folk: il buvait des Coronas comme d’autres allument le prochain clope avec le précédent. J’ai ressenti comme un abandon de ma part: je ne l’avais pas suivi jusqu’au bout, et il était parti sans que je le voie venir – pour ainsi dire… Avec Fred aussi, le lien a changé. J’aurais aimé pouvoir user de ces registres vocaux où la parole échappe au contrôle, décrocher la colère rentrée, oser donner à la tendresse la vie de sa complexité, la rugosité de son vivant, évaser la panoplie de nos humeurs. Je ne pouvais pas. La proximité s’est trouvée parasitée de chants retenus, gangrénée de tumeurs symboliques au moment où nos vies prenaient la tangente. Elvin Jones, Chris Whitley, bifurcations. Désormais, il reste un profond respect, les allusions aux vieilles complicités, et tous les secrets échangés, le trésor des générosités reçues. Je me souviens d’une bouteille de champagne, vidée en douce derrière le collège pour fêter l’un de nos anniversaires: on savait se traiter. Ce jour-là, j’ai éprouvé toute la conscience du cadeau que constitue une amitié dans une vie. Je me demande si une chanson pourra jamais rivaliser – même la plus belle. Regarde ce que l’amour n’a pas su faire.

Phantom of the Opera – Iron Maiden

J’ai neuf, dix ans, même pas encore de l’acné sur le visage, jamais touché à une bière ni une cigarette; que de la fumée passive, et encore, en toussant. Puceau, bien sûr, jusqu’à l’os. Biberonné au bon lait des fermes et aux odeurs de camphre des vestiaires de foot.  Et puis déboule un été mon cousin, cheveux longs, cuir noir, de dix ans mon aîné, avec cette cassette en plastique sur laquelle la tronche d’un écorché vif mi-homme mi-monstre prend toute la place dans un face à face halluciné. Arrière-fond crépusculaire de lampadaires et de murs de briques glauques couleur pisse.  La bande magnétique défile dans un vieux magnétoscope Grundig, et c’est une lave rauque rêche sexuelle et violente qui me rentre dans la peau et m’éclate les rétines.

L’album s’appelle Killers. Groupe:  Iron Maiden. La chanson : Phantom of the Opera. Je ne comprends rien aux paroles mais flaire d’une manière animale l’appel des bêtes qui palpite, des sabots, du sang, du diable et des coups criminels ; combat avec arme blanche et ruelles en impasses avec des voix appelant à l’absolution ou au meurtre, je ne sais pas. Mais je le sens, le transpire, c’est dans le chaudron de cette grosse caisse-là que se jouera mon adolescence helvétique et alpestre, dans le métal et les cordes électriques d’un son venu d’une île qui évoque les caves. C’est là dedans que sonnera le glas de mon enfance, dans la bestialité, la cruauté, la rage, la contestation, le crachat et un glaire politique. Margaret Thatcher est au sol, en sang. Elle a voulu enlever une affiche du groupe, la salope. Yes ! Ils peuvent buter la première ministre ! Yes ! Ils peuvent tuer Dieu par des messages cryptés diaboliques et bloqués autour du 666 et du nombre de la bête, invoquer des puissances obscures.

Ce son dit le rapt, la fuite, les illusions balayées du monde réel, pas seulement dans les feuilles du roman fantastique de Gaston Leroux, mais dans le métal et par le métal. Qu’ils aillent se faire foutre les prêtres, ou plutôt qu’ils abdiquent et se couchent en adoration devant cette chanson hallucinée, fantomatique, triturée de longues plages électriques, tripantes, oscillant entre claques «oh yeah » marquant le start, accélérant le pouls comme une injection, rythmes brisées et tachycardes arrêtés brutalement, variations cassantes, entrecoupées d’un presque lyrisme kitsch de riffs forcés pourtant mélodieux … à moins que ce ne soit de giclées de sang lourd et noirs baignant une rage qui fait éclater ce son qui prend la forme d’une liberté échevelée et dangereuse, car désirable.

Keep your distance, walk away, don’t take his bait
Don’t you stray, don’t fade away
Watch your step, he’s out to get you, come what may
Don’t you stray, from the narrow way

Garde ta distance, éloigne-toi, ne mords pas son appât
Ne vagabonde pas, ne t’efface pas
Surveille ton pas, il est dehors pour te chercher, advienne que pourra
Ne vagabonde pas loin de l’étroit sentier

Cette chanson creuse le péril, le caché et le refoulé, l’attirance pour l’immonde et le mortel. Elle le dit brut de décoffrage, dans la vie, brutalement.

Et le gamin, le gosse mal dégrossi, l’obèse que je suis alors, le niais, l’obéissant qui se faisait chier alors à écouter Brassens et du classique dans la voiture paternelle (Opel Kadett bleue imbibée de l’odeur de Marlboro rouge) découvre un pouvoir immense : celui d’invoquer des fantômes aux cheveux longs et à boucles d’oreilles et exiger que la bande magnétique maléfique et magique de l’album Killers soit mise encore et encore et encore  dans le radiocassette lors des interminables trajets filant la nausée entre Lausanne et Payerne, Chêne-Pâquier et Missy (VD), perdant à chaque seconde de la bande un peu de virginité comme pèle la peau après un été brûlant; y gagnant une aspiration folle à l’émancipation et au renouvellement, trouvant là un chemin où avancer, pousser, et sursautant, alors que le silence était revenu pourtant, au son final  criant le péril et la gloire du repaire.

Sylvain Thévoz