– Monsieur, Monsieur, page 6, Le petit cheval !
Tu as 8 ans. Tes héros se nomment Goldorak, Albator, Pirmin Zurbriggen. Tu raffoles des langues de chat au sucre et des grenouilles à cinq centimes que tu voles parfois avec tes amis à « La Source », le magasin du quartier. Et surtout, maman te prépare les tartines à ton retour de l’école.
L’école. Tu l’aimes plutôt, parce que c’est facile et que tu as de bonnes notes. Tu aimes surtout quand le Monsieur du chant vient avec sa guitare et ses sabots. Tu aimes moins quand il ouvre la fenêtre en plein hiver parce que selon lui c’est mieux pour chanter. Le manuel de chant, c’est le « Chanson vole » et il est bleu foncé avec un oiseau en papier violet sur la couverture. C’est un joyeux fourre-tout, il y a des chansons d’Emile Gardaz, l’hymne national suisse (que tu trouves déjà tarte), des canons à quatre voix, des chants de Noël, des chansons folkloriques tessinoise, finlandaise, israélienne, hongroise, ou russe. Il y a aussi plusieurs chansons avec des animaux. Tu ne comprends pas pourquoi elles finissent toutes mal. Il y a notamment « Alouette », le « Petit âne gris » de Hugues Aufray, « L’oiselet a quitté sa branche » de Nana Mouskouri. Et surtout, il y a le Petit Cheval. Tu harcèles à chaque fois le Monsieur du chant pour la chanter. Tu veux tout savoir sur cette chanson. Tu apprends que le poète Paul Fort a écrit les paroles et qu’un certain Georges Brassens a composé la musique et en est l’interprète. C’est la première fois que tu entends ce nom.
« Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu’il avait donc du courage
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière, tous derrière
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière et lui devant »
A chaque fois, tu la chantes à pleins poumons. Tu as envie de trotter dans la salle de classe et de frapper des mains, tant la fougue du petit cheval te porte. Tu loues ses qualités. Toujours content, courageux, altruiste. Un vrai héros, comme Albator et consorts.
– Monsieur, pourquoi il meurt à la fin ?
Ton petit coeur se gonfle dans sa poitrine. Tu ne comprends vraiment pas. C’est pas logique. Embarrassé, le Monsieur du chant tente une explication. Qui ne te convainc pas. Comment un cheval si jeune et si vigoureux peut-il s’écrouler foudroyé ? C’est injuste. Goldorak, Albator et Pirmin ne meurent jamais, eux. Non, décidément, tu ne comprends pas. Tu trouves vraiment dommage cette fin. Pourtant, quelque chose t’attire irrémédiablement vers cette chanson. Et au cours suivant, tu insisteras pour que la classe la chante à nouveau.
Tu as 38 ans. Tu écoutes la chanson avec ta fille. Ça faisait un bail que tu ne l’avais plus entendue, même si Brassens a grimpé au sommet de ton panthéon depuis. La magie opère à nouveau. Ta fille galope dans l’appartement en faisant tournoyer sa poupée Dora. Tu es parcouru de frissons. Te reviennent les tartines de maman, les rires dans la cour de récré, Goldorak, l’insouciance. Tu n’arrives pas à croire que ton enfance se soit envolée si vite.
– Papa, pourquoi il meurt à la fin le cheval ?
Un voile d’inquiétude passe sur le regard adorable de ta fille. Tu balbuties quelques trucs aussi peu convaincants que le Monsieur du chant jadis. Tu crains de t’aventurer sur le terrain métaphysique. Tu souhaites préserver son innocence le plus longtemps possible. De toute façon, elle n’insiste pas et passe vite à autre chose. Heureusement, car tu ne comprends toujours pas. Tu comprends seulement la dimension allégorique du poème. Tu penses alors à tes amis tombés dans la fleur de l’âge. Ils sont si nombreux que tu en as le vertige.
La chanson est terminée. La petite est sortie du salon. Tu as encore quelques minutes avant d’aller préparer ses tartines. De manière presque naturelle, tu te lèves du fauteuil et tu appuies sur la touche « Repeat ». Parce que, tu le sais désormais, le petit cheval galopera toujours en toi.
Philippe Lamon