Je pense à Akhmatova, à Tsvetaeva, à Chalamov, à Grossman. A Soljenitsyne, aussi.
Un homme revient des camps. Des Solovki, de la Kolyma, de quelque part qui n’était nulle part et où il n’était personne, où un hoquet de l’histoire l’avait perdu et d’où un autre hoquet l’avait extirpé.
Des camps, il veut se laver. Il veut retrouver la lumière, la chaleur. La vie. Il porte sur lui, tatoué, le portrait d’une femme aimée et laissée derrière lui, et le portrait de Staline, « plus près du cœur afin qu’il entende comment il se déchire ».
Il veut oublier. Il n’oubliera pas. Autour de lui, on voulait ignorer. Et on n’ignorait pas.
Il y a pour le dire, déchirée et déchirante, pleine de fumée et de vodka, caressante quand elle peut, hurlante quand il faut, la voix de Vissotsky.
D’où viennent donc ces voix dans ma tête qui me disent que ce n’est pas juste ? D’où viennent donc ces incantations qui me poussent à me révolter ? D’où viennent donc ces idées qui me poussent aux larmes ?
I’m so happy ’cause today I’ve found my friends … They’re in my head
Ce monde n’est pas réel. Il n’est que désillusions et injustices. Je rêve d’une ville où il n’y aurait ni argent, ni politique. Je rêve d’un amour véritable. D’un monde plus juste. Moi, je ne sers à rien. Dans le miroir, une adolescente aux yeux bouffis et cernés, des cheveux devant le visage. En révolte, contre elle-même, contre tout et tous. Elle ne sait plus vraiment pourquoi.
I’m so ugly, but that’s okay, ’cause so are you … We’ve broken our mirrors
Il y a ces cris, ces assiettes qui explosent juste un étage en dessous. Ces disputes incessantes me brisent, me lacèrent les bras et le cœur.
Yeah, yeah, yeah
La fumée de cigarette s’échappe par ma fenêtre entrouverte. Les mégots s’amoncèlent dans le cendrier.
And I’m not scared Light my candles in a daze …
Mon plafond est peint en noir et j’y ai tracé un A entouré d’un cercle blanc. Ni Dieu, ni maître. Une lampe simple blanche diffuse une faible lumière. Le cordon de la lampe pend. Je le regarde. Il m’attire.
Je tire encore une fois sur ma cigarette. La chaleur incandescente se rapproche de mon majeur et de mon index. Je vais me brûler. Non, je ne craquerai pas. Ce serait trop facile.
I like it – I’m not gonna crack I miss you – I’m not gonna crack I love you – I’m not gonna crack I killed you – I’m not gonna crack
Vingt-quatre ans après, j’ai fini par craquer. Mais je vous aime tout de même.
Il y a des mots qui, alignés les uns à côté des autres, forment comme un arc d’émotions, un arc prêt à se détendre pour exulter. C’est très certainement cette sensation que j’ai ressentie la première fois que j’ai écouté la voix et le verbe de Bertrand Belin, plus précisément dans La Chaleur. Oui, c’est bien cela, car je réécoute en ce moment même cette chanson pour vous en narrez l’émotion première et la voilà qui ressurgit, vaporeuse, intense, précise et elliptique à la fois. Aux premières ondes des cordes de la guitare de Bertrand Belin, j’avais retenu ma respiration et presque crispé mes dix doigts : impression organique, retenue dans l’excitation, attente d’un désastre exquis et imminent. Puis vinrent les mots et j’explorai le temps à travers les tableaux de son verbe, et le quotidien à travers ce même temps qui nous poursuit comme une promesse ou une fatalité, selon.
Que devient
Le pays
Le paysage
Quand le jour touche
À sa toute petite fin
Que devient La chaleur
L’ancienne chaleur
Qui accablait les chevaux
Et le pont des cargos
Courage avançons
Un jour arrivera
Où nous arriverons
À voyager léger, léger (…)
Que deviennent les sensations, celles qui façonnent nos émotions puis se reposent dans la mémoire sous forme d’images? Est-ce que cela nous importe vraiment au final? semble suggérer Bertrand Belin dans cette chanson. La chaleur est sensation qui est vie qui est expérience qui se perd ou nous façonne ou un peu des deux ou rien qu’un souvenir ou encore une image : une sensation agréable ou non. Dans la transe de ses mots, qu’il aligne dans une cadence circulaire paisible et inquiétante à la fois, j’expérimente chaque fois à son écoute un vertige face contre terre.
“Comme souvent dans mes chansons, et sans que ce ne soit décidé par avance, s’installe un réseau d’indices qui finit par donner corps au versant visible d’un drame”, m’a-t-il une fois confié… Oui, il faut aimer les mots pour leurs possibles annexions. Oui, il faut aimer être nostalgique de La Chaleur, car c’est la meilleure façon de lui rendre hommage, et peut-être même de la re-sentir à nouveau et avant l’heure.