Je pense à Akhmatova, à Tsvetaeva, à Chalamov, à Grossman. A Soljenitsyne, aussi.
Un homme revient des camps. Des Solovki, de la Kolyma, de quelque part qui n’était nulle part et où il n’était personne, où un hoquet de l’histoire l’avait perdu et d’où un autre hoquet l’avait extirpé.
Des camps, il veut se laver. Il veut retrouver la lumière, la chaleur. La vie. Il porte sur lui, tatoué, le portrait d’une femme aimée et laissée derrière lui, et le portrait de Staline, « plus près du cœur afin qu’il entende comment il se déchire ».
Il veut oublier. Il n’oubliera pas. Autour de lui, on voulait ignorer. Et on n’ignorait pas.
Il y a pour le dire, déchirée et déchirante, pleine de fumée et de vodka, caressante quand elle peut, hurlante quand il faut, la voix de Vissotsky.
Journée tiède et lumineuse d’octobre, comme un sursis avant la longue nuit.
Malgré la peine qui m’étreint, qui m’enveloppe comme un manteau diaphane et impalpable, comme une seconde peau, je roule, libre et presque heureuse, sur une autoroute à peu près déserte, vers toi. Il y a moins d’une semaine, j’ai fait le même chemin sous le vent en rafale et la nuit qui giflait mon pare-prise, pleurant toutes ses larmes presque verticales, et moi psalmodiant presque : Pourvu que j’arrive à temps.
J’entends les mélodies grises
Et toute ces voix qui disent:
« Ils viendront plus. »
J’entends les fontaines de pleurs.
120km plus loin, tu étais calme, souriante, détendue sur ton lit trop blanc, tous étaient déjà là, et la soirée fut douce, une soirée à cinq, intime, tendre, et où je racontais des blagues – c’était mon rôle après tout, raconter des blagues, je faisais ça très bien autrefois. Après l’embollie l’embellie, l’oxygène qui te pétait la tête, toi qui ne buvais même pas un verre de vin le dimanche, mais ça t’allait bien, cette euphorie, ce lâcher-prise; et tu m’as dit : Frédie, on croirait une chanson d’Aznavour… elle va mourir la mama. Ta façon de nous dire : je sais, et j’accepte. Alors on a accepté aussi.
Les médecins ont dit une semaine au plus, sans doute moins. Le potassium, ça te fait exploser le cœur pire qu’un chagrin d’amour, mais ton cœur à toi c’est le cœur le plus fort, le plus résistant, de mémoire de médecin et d’enfant. J’ai une semaine toute à nous, pour te dire au revoir, tenir ta main chaude, parler pour deux parce que tu préfères te taire et sourire; te regarder lentement t’éteindre en te lisant le nouvel obs, les critiques de films que tu ne verras pas, de livres que tu ne liras pas, mais tu t’en fous déjà. J’espère.
J’ai l’impression d’avoir une cible,
Émerger du brouillard
Je roule vers toi dans l’été indien soudain jailli d’ailleurs et pour combien de temps, j’ai mis un CD dans le lecteur de la micra, et je chantonne. Dans une heure je serai avec toi. J’ai tout mon temps. Ma fille est partie en classe verte, elle a cinq jours pour apprendre à nourrir les lapins, à éplucher, grossièrement, les pommes de terre, et à me quitter un peu. Moi j’ai cinq jours pour apprendre à te quitter vraiment.
La chanson, je la repasse en boucle.
Il me reste un couplet d’Imagine
Qui m’emmène ailleurs…
plus tard, mais je ne le sais pas encore, quand le chagrin creusera dans mon plexus un puits que rien ne saurait combler, et que, recroquevillée dans un coin de ma chambre, toute lampe éteinte, je gémirai comme une bête, les écouteurs fichés dans les oreilles, je me repasserai, en boucle, cette chanson, et peu à peu je déplierai mes jambes, j’essuierai la morve sur mon visage, et je rallumerai la lumière.
Juste des jours meilleurs…
Après tout, c’est ce que tu aurais voulu pour moi.
J’avais commencé les parties avec Whole Lotta Love, Led Zeppelin. ça venait de sortir, ça allait bien, ça secouait fort. Puis, avec le temps des bonus agonisant, est arrivé un autre rythme, d’autres sons. Tout aussi contemporains mais plus lointains, comme plus sourds et dominant néanmoins petit à petit les clacs des spots lumineux et les tacs de la boule de fer derrière la vitre sale sur laquelle n’en finissait pas de refroidir mon hot-dog déjà bien tiède et trop mou. La monnaie vint à manquer, la pin-up quitta jupette et soutif en néon, la saucisse de Vienne chut et le flipper bouda.
Alors cette nouvelle voix que distillait le juke-box, et qui avait déjà bien gommé l’ambiance générale du bar, devint encore plus présente. Pour devenir une présence qui me hante encore aujourd’hui. Le bar s’appelait le Pépin… et le 45 tours Avec le Temps.
Moi, En ce temps-là j’étais en mon adolescence / j’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance (Cendrars). Alors donc comme je commençais déjà à deviner que les plus chouettes souvenirs ça t’as une de ces gueules, cette chanson me foudroya. Non pas comme une langueur triste et désillusionnée, mais comme le souffle même de la lucidité. La lucidité, qui vient de Lucifer, de celui qui porte la lumière, et qui distribue tantôt les élans et tantôt les retenues, se révélait formidable dans cet ensemble indissociable d’une voix, d’un piano, d’un texte et d’une mélodie. Tout le contraire d’une pose et d’un arrangement!
C’était, et c’est toujours, davantage un souffle qu’une histoire à chantonner, qu’une mélodie à susurrer, qu’une leçon de vie déguisée en poésie. Et surtout : irréductible et inimitable, comme l’est un battement de paupière qui aimerait chasser ou revoir un geste dans une pauvre lumière. Il y a dans cette composition et surtout dans cette interprétation une pureté exceptionnelle et inégalable. Les nombreuses reprises qui en ont été faites par une foule de pousse-la-voix l’attestent bien tant elles sont méprises appauvries par un respect trop grand ou encore par une appropriation opportuniste trop jouée. Dalida seule a su éviter de « reprendre » cette chanson, pour lui donner son souffle à elle. Ce qui ne m’étonne pas, car bien avant de se résumer en icône yé-yé et en ce pourquoi elle cessa, Dalida était bien une de ces voix qui n’est que le son du souffle au cœur d’une gorge et qui sait pourquoi, à peine comment, il doit sortir ainsi.
J’écoute cette chanson, mais tout Léo Ferré, depuis plus de quarante ans avec l’impression de toujours redécouvrir non pas vraiment les paroles mais comment celles-ci s’agglutinent à la mélodie, ou l’inverse : bref, comment le chant colle à la peau et à son timbre. Lorsque j’ai réalisé cette photographie, quelques années avant sa mort, c’est cette parole et son tempo que je ne cessais de voir, bien en deçà et au-delà des postures de la renommée.
Je ne connais toujours pas le texte par cœur de bout en bout, parce que la voix m’emporte chaque fois, encore et encore. Mais je sais ses syllabes sur ses mesures qui en disent plus. Je sais ses intonations plus puissantes que les mots seuls qu’elle lance. Il ne s’agit nullement de vers accompagnés d’instruments, mais bien de notes qui tirent en avant les mots, ceux des pauvres gens, les permettent, j’allais dire les osent : Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid… Et j’entends dans l’orchestration, hélas impossible à citer ici et j’en rage, ces murmures inaudibles et infinis qui se cherchent et qui viennent s’échouer en une litanie, en une rengaine, précisément comme vient se coucher dans une photographie, surpris, tel trait sur une gueule resté autrement inaperçu et qui la tatoue désormais.
Avec le temps, cette petite chose écrite en deux heures, disait Ferré agacé de son succès, est devenue un monument, un classique heureusement loin d’être un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit dans l’industrie du divertissement et d’un art mineur ! Et pour terminer si Avec le temps, va, tout s’en va, cette chanson désigne un contraire et tient de l’exception, en demeurant vraiment, en ne s’en allant pas, ni même en prenant une ride. Ce genre d’exception qui fait que malgré le rythme de nos jours on se surprend parfois à fredonner un air entêtant, presque sans le vouloir, sans le choisir en tout cas, comme on shoote tout à coup un marron sur le trottoir et qu’il va dessiner pour un temps une autre trajectoire.
Une bonne baffe qui te fait penser que peut-être, tu t’es gouré.
De celle qui ne t’autorise pas à continuer comme si de rien n’était, sifflant le nez en l’air, l’air de rien.
Saez, c’est une taffe d’énergie.
Une bonne taffe d’herbe qui t’envoie sur orbite.
De celle qui t’autorise à penser que ton trip est partagé, que « l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage », et qu’avec un peu de bol, y’a du monde qui attend que tu redescendes.
Car lorsque tu acceptes que cette voix qui pourrait déranger n’a plus d’importance et que tu entres, tête la première dans ses textes, comme un spéléologue qui n’a rien à perdre, tu prends la mesure du choc qui va t’estourbir dès que tu penseras avoir trouvé le puits de lumière qui te permet enfin de sortir du tunnel.
Parce que cette lumière, elle est multicolère.
Elle t’emmène sonder le fond de tes tripes, le fondement de ton enfance, l’insondable de tes racines.
Elle te questionne sur tes principes, comme un boomerang.
Pas celui que tu lances à tes gosses le dimanche pour qu’ils courent le chercher. Non.
Celui qui revient dans ta gueule à coup sûr. Le vrai.
Qui après une frappe bien sentie et une légère nausée explicable te fait regarder tes gosses et votre avenir autrement.
Parce que ce mec et son vécu d’écorché; (dont Voici n’a pas eu les droits)
Voilà qu’il te renvoie tes rages adolescentes; à 40 ans.
Voilà qu’il te rappelle les mochetés inacceptables que tu as oubliées; à 40 ans.
Voilà qu’il te réveille d’un long sommeil; à 40 ans.
Parce que dans ses textes, il y a « salut à toi mon frère »,
Parce que dans ses textes, il y a du Brel,
Parce que dans ses textes, il y a du Brassens,
Parce que dans ses textes, il y a du Bashung.
Sauf que c’est du Saez.
Sauf qu’il respecte ses pairs, tout en les honorant.
Parce qu’il réoriente ton avenir et celui des tiens, en puisant dans ses maîtres pour les ressusciter.
Parce que souvent l’histoire se répète, et qu’il serait urgent de l’en empêcher.