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Heart of Gold – Neil Young

Je ne sais pas si ce sera le piano ou la guitare. Mais, un jour, j’apprendrai à jouer d’un instrument. Et, dès que je saurai aligner trois accords, et bien tant pis, je massacrerai maladroitement Heart of Gold, la chanson la plus connue de Neil Young. De toute manière, comme il s’agit de la plus belle du monde, je ne pourrai pas lui faire grand mal.

Avant même que je sache qui chantait cette rengaine, je frissonnais à chaque fois que j’entendais Heart of Gold sur le ReVox de mon papa. Car, à cette époque, le futé ne dépensait pas beaucoup d’argent pour acheter des disques. Il avait préféré investir dans un impressionnant magnétophone, du matériel de professionnel, d’une qualité sans concurrence. Fier comme un paon avec son A77, il enregistrait sur ses bandes magnétiques les tubes du moment : Butterfly de Danyel Gérard, Aline de Christophe, l’intégralité d’Abbey Road (personne dans la famille ne savait que c’était les Beatles et tout le monde adorait Something). Comme la bande durait des plombes, on attendait religieusement la fin et on rembobinait. Il devait même y avoir Capri, c’est fini. Mais là, je ne mettrais pas ma main au feu.

Je ne sais pas comment mon papa est tombé sur Heart of Gold. Il a sans doute dû trouver le 45 tours paru en 1971, juste avant ou juste après ma naissance. Car, s’il avait eu entre les mains l’album Harvest, publié quelques mois plus tard, il l’aurait certainement copié en entier. Or je ne me rappelle pas avoir été un jour bercé par Old Man, Alabama ou The Needle and the Damage Done. Je m’en souviendrais.

Depuis toujours, je défaille donc à chaque fois que j’entends cette version un peu kitsch, avec cette basse au premier-plan et la guitare pedal steel très country de Ben Keith. À chaque écoute, je respire à nouveau l’odeur caractéristique de notre ReVox bichonné à l’alcool médical par mon paternel.

Mais, durant une éternité, je ne savais pas qui était Neil Young. J’ai dû attendre Nirvana, Screaming Trees et Pearl Jam au début des années 90 pour découvrir de mon propre chef ce « parrain du grunge », accompagné de son vieux groupe, Crazy Horse. Et encore, il a fallu que Kurt Cobain cite cette trop fameuse phrase d’Hey Hey, My My dans sa lettre d’adieu: « It’s better to burn out than to fade away » (Mieux vaut partir en flammes que s’éteindre à petit feu).

Comme beaucoup, je suis remonté à la source du son de Seattle. J’ai découvert tour à tour la rage de Rust Never Sleeps (1979), le son agressif de Live Rust (1979), la fièvre de Ragged Glory (1990), la brutalité de Mirror Ball (1995). Dans le même élan, j’écoutais aussi bien Smell Like Teen Spirit que Cinnamon Girl, j’appréciais avec la même ferveur les albums « commerciaux » de Sonic Youth que les expérimentations bruitistes d’Arc-Weld. Avec sa dégaine de bûcheron canadien mal fagoté dans ses chemises à carreaux, Neil Young était devenu un grand frère.

Et comme tout grand frère, il m’a introduit à d’autres musiques. Par son biais, j’ai enfin écouté pêle-mêle Bob Dylan, Palace Brothers ou Vic Chesnutt. Et j’ai redécouvert Heart of Gold en 2007, lors de la sortie du Live at Massey Hall, daté de janvier 1971. Contraint de jouer assis à cause d’un violent mal de dos, Neil Young y teste des compositions inédites. Seul sur scène et guilleret avec le public, le Loner entonne au piano A Man Needs a Maid dans une version follement dépouillée. Sa voix de velours caresse chaque couplet. « My life is changing in so many ways / I don’t know who to trust anymore » (Ma vie change dans tant de direction / Que je ne sais plus en qui avoir encore confiance). Puis, surprise, il enchaîne sans transition avec Heart of Gold, toujours seul au piano, pour ce qui demeure sans doute sa plus belle interprétation.

Plus de quarante ans après la sortie d’Harvest, Neil Young est entré dans la légende du Paléo Festival en juillet 2013. Avec Crazy Horse, il prit un malin plaisir à défier les éléments tout au long de la soirée inaugurale. Il multiplia à tel point les références à Woodstock (et son célèbre « no rain, no rain ») qu’il provoqua le plus violent orage que connut la plaine de l’Asse. Quelques minutes avant la tempête, il joua une incroyable version d’Heart of Gold, debout, seul devant le public, comme aux plus belles heures de CSN & Y. Puis, il reprit Blowin’ in the Wind telle que Dylan la laissa en 1962. Comment un type si exalté et impétueux avec sa Les Paul noire peut-il être aussi tendre avec sa Martin-D45 acoustique? L’histoire gardera que, dès qu’il attaqua les premières notes de Like a Hurricane, des trombes d’eau s’abattirent sur la Côte.

Depuis 1971, Neil Young a pris de l’âge – « And I’m getting old », prédisait-il – mais il a toujours érigé les paroles de cette chanson en art de vivre. « I want to live, I want to give / I’ve been a miner for a heart of gold » (Je veux vivre, je veux donner / J’ai été un mineur à la recherche d’un cœur d’or).

Tout compte fait, je ne vais sans doute jamais apprendre à jouer du piano ni de la guitare. Ça m’évitera de massacrer Heart of Gold. Ce serait quand même dommage de lui causer pareil affront.

Christophe Dutoit

Résidents de la République – Alain Bashung

Je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde… tout d’abord parce qu’elle déchire les fans de Bashung sur le Net au sujet de son interprétation. Et une bonne chanson est une chanson qui fait réagir, qui interpelle. D’un côté, vous avez ceux qui défendent l’idée d’une chanson politique, de l’autre ceux qui y voient une chanson testament. Des deux côtés, on avance des arguments intéressants, on décortique les phrases à l’infini, on déniche des allusions subtiles pour appuyer sa théorie. Des forums entiers existent juste sur ce sujet, ce qui amuserait certainement Bashung, s’il pouvait les lire aujourd’hui. Voyons les arguments, et choisissez votre camp, camarades!

Une chanson politique? Évidemment, avec le mot République dans le titre, difficile de ne pas être tenté. Qualifiés de simples résidents, en opposition avec un président qui abuse de son pouvoir, nous sommes renvoyés à l’état de pions impuissants. Bashung ne se reconnaît plus dans le monde politique actuel, avec lequel la communication est coupée. Il exprime son désenchantement face à une société dans laquelle la parole du citoyen n’est pas prise en compte. La trahison du Parti socialiste, de la gauche caviar, est dénoncée comme “rose à reflets de bleu” (couleur de l’UMP). Les citoyens de la France d’en bas ont le regard suspendu, tentant d’apercevoir le monde politique perché dans sa tour d’ivoire. Certains vont encore plus loin et voient dans “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” une pique contre Ségolène Royal qui aurait promis de développer le nucléaire si elle était élue.

Ou une chanson testament? Bashung s’adresse à sa bien-aimée, sa fille, ou plus probablement à la vie elle-même, se sachant malade et condamné. Notre condition de mortels fait de nous de simples résidents, des locataires dérisoires, engagés dans une course contre la mort, jusqu’à ce que la terre s’entrouvre sous nos pieds. “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” s’adresserait dans ce cas à sa fille Poppée, qui pourra faire ce qu’elle veut de ce monde qu’il laisse derrière lui. Mais que veut dire ce “Che ba ba ba ba” lancinant? Les pragmatiques entendent “Je sais pas pas pas pas”, qui exprime le doute et le désarroi du citoyen qui ne comprend plus le monde politique, alors que nos poètes entendent “Chez papa papa papa”, Dieu ou ses ancêtres, qu’il rejoindra à sa mort. Alors, vous vous êtes fait une opinion?

La réponse se trouve sans doute du côté des images. Le clip de cette chanson contient un certain nombre d’allusions à la mort, certaines subtiles (il y lit “Le bleu du ciel”, de Georges Bataille), d’autres moins (il part en voyage en avion, on y voit un panneau “dead end”, du sucre est versé comme du sable qui s’écoule dans un sablier). Dernier petit détail étrange dans cette chanson : la faute de conjugaison du verbe courir dans la phrase “je ne courirai plus”. Là-dessus aussi, on s’empoigne sur le net. Simple faute d’écriture ou licence poétique?

Qu’importe… Car quoi qu’il en soit, il m’a fait pleurer, Bashung, comme des centaines d’autres personnes, lors du concert donné à Paléo en 2008 à l’occasion de sa dernière tournée. Cet homme affaibli mais digne nous a fait son chant du cygne. Ceux qui ont le cœur endurci l’ont qualifié de pathétique, je l’ai trouvé émouvant et magnifique, dans sa fragilité et sa volonté de chanter jusqu’au bout. Il aurait peut-être dû mourir sur scène, devant les projecteurs. Et “Résidents de la République” résonnait d’une étrange façon ce soir-là… donc je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde, car elle l’a été, à cet instant, en cet endroit, pour moi.

Catherine Armand