Archives du mot-clé Bob Dylan

Je m’suis fait tout p’tit – Georges Brassens

Parce qu’en l’écoutant je crois me souvenir d’un film qui n’existe peut-être pas, où un Michel Simon bougon devient tout tendre et désarmé par les risettes d’une petite fille, et l’on voit les larmes longuement enterrées remonter discrètement à la surface de ses yeux.

Parce que l’enfance se doit d’être protégée, et qu’il n’y a rien de plus noble que cette manière bien naturelle d’ôter notre chapeau devant les plus petits d’entre nous.

Et parce que Brassens est ce qu’il est, et qu’il a planté ses racines dans la terre où il est né, comme Dylan le fera à son tour bien des années plus tard sur un autre continent. Des mélodies somptueuses, chantées tout modestement du bout de la voix, une structure irréprochable, un groove nourri de jazz manouche, et un placement rythmique hors du commun qui le place tout en haut des plus grands chanteurs du siècle passé, un maître, un incontournable, tout est dans la consonne ! et les mélancoliques de la voyelle n’y comprendront jamais rien.

Et les textes ? me direz-vous. Évidemment, on pourrait s’étendre sur la qualité des textes… mais il me semble de meilleur goût de ne pas aborder certaines évidences.

Marc Milliand

Heart of Gold – Neil Young

Je ne sais pas si ce sera le piano ou la guitare. Mais, un jour, j’apprendrai à jouer d’un instrument. Et, dès que je saurai aligner trois accords, et bien tant pis, je massacrerai maladroitement Heart of Gold, la chanson la plus connue de Neil Young. De toute manière, comme il s’agit de la plus belle du monde, je ne pourrai pas lui faire grand mal.

Avant même que je sache qui chantait cette rengaine, je frissonnais à chaque fois que j’entendais Heart of Gold sur le ReVox de mon papa. Car, à cette époque, le futé ne dépensait pas beaucoup d’argent pour acheter des disques. Il avait préféré investir dans un impressionnant magnétophone, du matériel de professionnel, d’une qualité sans concurrence. Fier comme un paon avec son A77, il enregistrait sur ses bandes magnétiques les tubes du moment : Butterfly de Danyel Gérard, Aline de Christophe, l’intégralité d’Abbey Road (personne dans la famille ne savait que c’était les Beatles et tout le monde adorait Something). Comme la bande durait des plombes, on attendait religieusement la fin et on rembobinait. Il devait même y avoir Capri, c’est fini. Mais là, je ne mettrais pas ma main au feu.

Je ne sais pas comment mon papa est tombé sur Heart of Gold. Il a sans doute dû trouver le 45 tours paru en 1971, juste avant ou juste après ma naissance. Car, s’il avait eu entre les mains l’album Harvest, publié quelques mois plus tard, il l’aurait certainement copié en entier. Or je ne me rappelle pas avoir été un jour bercé par Old Man, Alabama ou The Needle and the Damage Done. Je m’en souviendrais.

Depuis toujours, je défaille donc à chaque fois que j’entends cette version un peu kitsch, avec cette basse au premier-plan et la guitare pedal steel très country de Ben Keith. À chaque écoute, je respire à nouveau l’odeur caractéristique de notre ReVox bichonné à l’alcool médical par mon paternel.

Mais, durant une éternité, je ne savais pas qui était Neil Young. J’ai dû attendre Nirvana, Screaming Trees et Pearl Jam au début des années 90 pour découvrir de mon propre chef ce « parrain du grunge », accompagné de son vieux groupe, Crazy Horse. Et encore, il a fallu que Kurt Cobain cite cette trop fameuse phrase d’Hey Hey, My My dans sa lettre d’adieu: « It’s better to burn out than to fade away » (Mieux vaut partir en flammes que s’éteindre à petit feu).

Comme beaucoup, je suis remonté à la source du son de Seattle. J’ai découvert tour à tour la rage de Rust Never Sleeps (1979), le son agressif de Live Rust (1979), la fièvre de Ragged Glory (1990), la brutalité de Mirror Ball (1995). Dans le même élan, j’écoutais aussi bien Smell Like Teen Spirit que Cinnamon Girl, j’appréciais avec la même ferveur les albums « commerciaux » de Sonic Youth que les expérimentations bruitistes d’Arc-Weld. Avec sa dégaine de bûcheron canadien mal fagoté dans ses chemises à carreaux, Neil Young était devenu un grand frère.

Et comme tout grand frère, il m’a introduit à d’autres musiques. Par son biais, j’ai enfin écouté pêle-mêle Bob Dylan, Palace Brothers ou Vic Chesnutt. Et j’ai redécouvert Heart of Gold en 2007, lors de la sortie du Live at Massey Hall, daté de janvier 1971. Contraint de jouer assis à cause d’un violent mal de dos, Neil Young y teste des compositions inédites. Seul sur scène et guilleret avec le public, le Loner entonne au piano A Man Needs a Maid dans une version follement dépouillée. Sa voix de velours caresse chaque couplet. « My life is changing in so many ways / I don’t know who to trust anymore » (Ma vie change dans tant de direction / Que je ne sais plus en qui avoir encore confiance). Puis, surprise, il enchaîne sans transition avec Heart of Gold, toujours seul au piano, pour ce qui demeure sans doute sa plus belle interprétation.

Plus de quarante ans après la sortie d’Harvest, Neil Young est entré dans la légende du Paléo Festival en juillet 2013. Avec Crazy Horse, il prit un malin plaisir à défier les éléments tout au long de la soirée inaugurale. Il multiplia à tel point les références à Woodstock (et son célèbre « no rain, no rain ») qu’il provoqua le plus violent orage que connut la plaine de l’Asse. Quelques minutes avant la tempête, il joua une incroyable version d’Heart of Gold, debout, seul devant le public, comme aux plus belles heures de CSN & Y. Puis, il reprit Blowin’ in the Wind telle que Dylan la laissa en 1962. Comment un type si exalté et impétueux avec sa Les Paul noire peut-il être aussi tendre avec sa Martin-D45 acoustique? L’histoire gardera que, dès qu’il attaqua les premières notes de Like a Hurricane, des trombes d’eau s’abattirent sur la Côte.

Depuis 1971, Neil Young a pris de l’âge – « And I’m getting old », prédisait-il – mais il a toujours érigé les paroles de cette chanson en art de vivre. « I want to live, I want to give / I’ve been a miner for a heart of gold » (Je veux vivre, je veux donner / J’ai été un mineur à la recherche d’un cœur d’or).

Tout compte fait, je ne vais sans doute jamais apprendre à jouer du piano ni de la guitare. Ça m’évitera de massacrer Heart of Gold. Ce serait quand même dommage de lui causer pareil affront.

Christophe Dutoit

Tu pars – Lise Martin

“Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.” Ha! La belle connerie!

J’avoue avoir été séduit par l’idée et le projet… Écrire sur la plus belle chanson du monde… Oui, ça semblait “frais”, comme dirait mon neveu. Jusqu’au moment de me retrouver un soir après une répète face à face avec ma discothèque… D’emblée, j’ai choisi d’écarter Dylan, trop attendu, trop facile et surtout trop compliqué… dans l’hypothèse de faire un choix. Dylan écarté, LA chanson m’est venue à l’esprit naturellement. Ce sera ELLE et nulle autre. Évidemment. Mais pour pouvoir jeter sur le papier quelques lignes à son sujet, il semblait juste, dans la démarche, de l’écouter à nouveau, pour se la réapproprier l’espace d’un instant, le temps d’écrire ces quelques mots. Ha! La belle connerie ce projet de recueil! Car, oui, j’ai déménagé. Certes, il y a onze mois, mais il me reste encore deux trois détails à régler dans ma nouvelle demeure, comme d’enfin classer ma discothèque…

Convaincu de mon choix, indiscutable (ne s’agit-il après tout pas – et ce n’est pas rien – de la plus belle chanson du monde?), je pars à la recherche du fameux CD sur laquelle elle se trouve. Pas mince l’affaire… Je tombe forcément sur Ani DiFranco, j’hésite… Elle a quand même conclu My IQ par ce vers de dingue : “Every tool is a weapon, if you hold it right”…

Ne pas se laisser distraire, poursuivre sa quête! Frénétiquement, je continue à scruter mes étagères en plissant les yeux. Merde, Keith Kouna et son album Du plaisir et des bombes sur lequel il y a Batiscan, ah ouais, cette chanson pourrait aussi être la plus belle du monde, tellement elle m’a touché, comme témoignage d’un fils aimant s’adressant à son père. Et juste à côté, la tentation titille encore : Titi Zaro, L’Ogresse. Souvenirs de belles soirées chez Alex, dont je ne voyais pas la fin avec délice. Ah bordel, quelle connerie ce projet de recueil!

Une heure a passé et j’aurais pu choisir The Fog Horn, Calvin Russel (Soldier, évidemment), Alee, Dan Mangan ou Capitaine Etc. Évidemment. J’aurais aussi pu choisir un morceau des Garçons Trottoirs pour faire plaisir à ma future épouse. Mais j’ai fini par me retrouver avec le premier CD de First Aid Kit dans les mains. Je flanche. Je tremble. Je me souviens de leur reprise de Universal Soldier de Buffy Saint Marie. Ouais, ça pourrait bien être la fucking plus belle chanson du monde. Une vraie connerie ce recueil, je vous le dis. Pourquoi une seule chanson, d’abord? Et je n’ai en plus toujours pas trouvé le CD convoité…

C’est alors que je me souviens qu’il reste, sous les escaliers, un sombre carton dont le contenu m’est brumeux. Super, pour tout simplifier, entre quelques bandes dessinées et des vinyles, je tombe sur les Ongles Noirs, La Grand-Mère Indigne, Le Nouvel Album de Max der Zinger et une obscure compilation dont j’ignorais l’existence, bien que Les Voisins du d’sus y aient contribué… Quelle connerie ce recueil…

Finalement, je l’ai trouvé ce CD, dans ce maudit carton. Ah oui, je le tiens dans mes mains. Gare des silences de Lise Martin. Les frissons naissent dans le creux de ma nuque, parcourent mon échine et se dissipent insaisissablement dans mon corps. Je ferme les yeux et je m’envole vers ce 13 janvier 2011 où, à la Parenthèse de Nyon, j’ai voyagé dans mon âme, mes rêves, mes espoirs et mes souvenirs. Avec la musique de Lise Martin, ce n’est pas la soirée qui fut belle, mais la vie passée, présente et à venir, vraiment. En réécoutant Tu pars, je redécouvre la véritable plus belle chanson du monde. “J’ai si souvent frôlé des doigts du bout de l’aube” l’envie de vivre, que ce soir je me sens enfin libre. Libre de moi, de nous, de vous, libre de vivre, libre d’aimer, sans chaînes, mais avec attaches. Libre de vivre, tout simplement.

Et si le concept de liberté peut rester sujet à débat, il ne fait aucun doute, par contre, que Tu pars, de Lise Martin, est sans conteste la plus belle chanson du monde. Cela va de soi.

Erik Grobet

Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud