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Quoi qu’il advienne – Tibert

Pour se changer les idées, votre regard tombe sur un album de Tibert. Quoi qu’il advienne, une chanson écrite lors d’un voyage en Acadie, une diaspora située à l’est du Canada où les gens souffrent, depuis des siècles, d’avoir perdu contact avec leurs ancêtres après avoir été persécutés par les Anglais. Nul n’en revient indemne, l’émotion est trop forte quand on rencontre ces gens-là.

On pouvait voir de la colline
Monter la mer sur la Sagouine
Moi je naviguais à l’estime
Toi tu pêchais depuis le bord

…Quoi qu’il arrive, quoiqu’il advienne
Garde ta langue sur la mienne
Ce n’est jamais qu’un océan
Garde ta langue, passe le temps

Encore des histoires de temps qui passe douloureusement qui parlent d’aventures amoureuses sans issue, de l’éloignement des êtres aimés et de sa sombre solitude. Les plus belles chansons du monde sont définitivement perverses et cruelles. Mais je me plais à les écouter régulièrement et inlassablement, pour pleurer sur mon triste sort.

Roland Le Blevennec

Je suis venu vous voir – Mano Solo

Alors là, pardon, mais il n’y a pas grand-chose à dire. « Je suis venu vous voir, avant de partir, y’avait personne, ça vaut mieux comme ça… » Si vous ne comprenez pas, dès ces premiers mots, dès que vous entendez cette voix déchirée, ces guitares qui vous tordent les tripes, si vous ne comprenez pas que cette chanson est la plus bouleversante, la plus forte, la plus sincère jamais sortie en langue française, nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Je ne peux rien pour vous et nous pouvons en rester là.

La plus insupportable, aussi. Parce que Mano Solo est venu nous dire adieu. Parce qu’il va mourir, il le sait et nous avec lui, au moins depuis ce jour où, sur scène, il lâchait : « J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que je ne suis plus séropositif. La mauvaise, c’est que j’ai le sida. » En ce milieu des années 1990, l’acronyme valait une condamnation. Sans appel. À peine du sursis, quelques années. Insupportable.

En 1997, Je suis venu vous voir sortait sur l’album Je sais pas trop. Sans lui faire offense, précisons qu’il vaut mieux encore l’écouter sur Internationale Sha la la, le live au Tourtour de 1999. Dont il faudra bien un jour dire que c’est le plus fabuleux album live jamais sorti en France. Au moins. Et même plus que ça, bien plus.

La chanson en constitue le sommet, le dernier, vers la fin du concert. Il faudrait être une enclume pour ne pas avoir les larmes aux yeux au moment de cet « adieu mes amis… priez pour moi ». Des larmes de chagrin, mais aussi de rage. Avec ce sel qui vous gifle et vous brûle, qui vous pousse à hurler au visage de cette chienne de vie.

Telle est la grandeur de Mano Solo. Il chante la mort, la sienne, et donne envie de bouffer la vie. Comme ici, quand il se voit déjà « recalé à l’examen du Grand Sage ». Pas grave, il en profitera pour lui dire ce qu’il pense de l’existence :

Et s’il ne voit pas que je suis un ange
Alors, qu’il change de boulot !
Et s’il veut, moi, je prends sa place.

Mano Solo régnant sur le paradis, ça aurait de la gueule, non ?

Il y aura des filles et de la ganja
Nous battrons des ailes et nous volerons bourrés
Nous mangerons des pommes envenimées
Et nous cracherons le mal comme un pépin
Nous serons sincères comme jamais, et nous serons beaux pour ça ! 

Mais le paradis n’a qu’un temps. La chute est violente, le retour à la réalité sans appel : « Je suis venu vous voir, avant de partir… »

Depuis ce foutu 10 janvier 2010, écouter cette chanson est à la fois sublime et douloureux. Depuis que la salope a fini par rattraper l’ange noir. « Je serai premier, avant la mort ! Et bras d’honneur à l’arrivée », chantait-il dans un autre chef-d’œuvre (À pas de géant). On voulait y croire. Elle a gagné. Saloperie.

Il ne reste qu’à remettre le disque, écouter cette voix vibrante crier que Mano le grand, l’unique, n’est pas parti bien loin :

Mes amis, ne pleurez pas
Le combat continue sans moi
Tant que quelqu’un écoutera ma voix
Je serai vivant dans votre monde à la con.

Jusqu’au bout, je veux être ce « quelqu’un ».

Éric Bulliard

Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud

Ascenseur pour l’échafaud – Miles Davis

Ce n’est pas une chanson, me direz-vous, mais tout un album ! Ascenseur pour l’échafaud. Un joyau de titre pour le plus bel album du monde.

Je crois que je l’ai toujours connu, cet album. Mon père devait probablement l’écouter lorsque j’étais enfant. Mon oreille a grandi avec ce disque. Je ne l’associais pas au film de Louis Malle, ni au nom mythique de Miles Davis, ni même au jazz. C’étaient simplement ce son, ces notes de clarinette, cette atmosphère noire et blanche, ce rythme, cette sensualité que je ne savais pas encore nommer. Du velours, du mystère, de la puissance. Pour moi, c’était ça, la musique.

Pas besoin d’initiation, de blabla d’experts, cet album m’a suffi. Miles, pour toujours. Plus tard, j’ai écouté ses autres disques, lu des interviews, des biographies, des histoires du jazz. Et ma passion instinctive s’est muée en colossale admiration.

Un artiste qui cherchait toujours à créer, qui ne se reposait jamais sur les acquis, qui travaillait comme un fou, qui se rebellait, qui se blessait. Un homme écorché par le racisme, mais qui ne cédait jamais, restait arrogant et magnifique, peu importe qu’on le traite comme un chien ou comme un dieu. Miles était un génie et il le savait. Il assumait. Tout.

Lolvé Tillmanns