Archives du mot-clé Immobilité

Maintenant ou jamais – Michèle Bernard

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.

Il y a toujours eu ce petit air de famille. Mais c’est quand j’étais du côté de l’ubac s’il faut parler montagne. Du côté chien et loup, du j’y va… j’y va pas. A l’époque où j’ai rencontré cette chanson, j’étais du côté sombre de mon histoire. Je m’emparais de la face Nord de l’Eiger, la grise, la dure, la toute raide gelée, celle où faut pas se presser, celle où l’on en meurt parfois.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

J’ai dû crapahuter quelques cailloux, enjamber des collines, me taper des pics, califourchonner des crêtes, parfois me reposer sur un mamelon, puis franchir le sommet et enfin atteindre l’autre versant : l’adret, ensoleillé et vivant. J’étais accompagnée de cette petite mélodie de l’accordéon qui monte qui monte jusqu’en haut puis redescend, dévale tout du long de ma colonne. Ce qu’elle me fait comme effet cette mélodie, tu peux pas savoir.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Je veux dire que cette chanson a deux versants : l’ubac et l’adret. J’ai dormi dans l’ubac et je me réveille dans l’adret. Oui je lui ressemblais quand je trainais en pantoufles dans les couloirs de l’ubac, dans l’immobilité, dans le jamais, dans le ronflement. Les jours se suivent et seront les mêmes qu’hier et demain.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Maintenant je lui ressemble vraiment.
Maintenant ou jamais, c’est maintenant !
L’adret.
Quand tes désirs sont sous une cloche, enfermés au chenil, quand on doit te sortir les mots au pied-de-biche et que tes émotions sont noyées dans de la glu, quand tu as poncé tes idées jaunes pour les faire toutes noires.
Quand t’as tout tenté pour exister, même mourir.
Alors j’ai mouru, mouru et encore mouru.
La peur, c’est la peur, la grande peur de ce mot grand comme une montagne : aimer. Puis c’est la peur de la peur, puis tu finis par aimer la peur.

Et un jour Bing ! C’est maintenant ou jamais ! Ça se réveille. Toute ta vie qui se retourne comme une crêpe, avec le Nutella par terre qui reste collé sur la moquette mais tu t’en fous. C’est maintenant ou jamais. Tu peux pas expliquer le pourquoi du comment (enfin tu as bien une petite idée), mais ça urge le maintenant. MAINTENANT. NOW. JETZT. AHORA. ΤΩΡΑ. Tu passes le mur du silence. Et vlan ! Appel d’air.
Et puis la mort est déjà passée par là, alors que te reste-t-il ? Le maintenant, à tout jamais !
Et la mélodie de l’accordéon continue sa grande escalade depuis le ventre et ouvre ma poitrine. L’effet qu’elle me fait tu peux pas savoir.

Il en aura fallu du temps et des « mufflées à l’eau-de-vie » avant qu’on commence à s’aimer. Apprendre à tout perdre pour enfin… oui enfin je peux te le dire : je t’aime.

Comme c’est étrange que ce maintenant ou jamais arrive avec les cheveux gris et les plis sur les joues, les taches sur les mains et le menton qui fait des petits. Je touche du bout des doigts mon visage de presque quinquagénaire et je susurre « c’est maintenant ou jamais ».

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.
Bon, plus le temps passe et plus je ressemble à ma mère aussi, c’est vrai.

P.-S. J’ai toujours sifflé comme une bouilloire éméchée ou ébréchée, enfin trouée.

Sophie Solo