J’avais quoi ? Onze ou douze ans, il me semble. Et puis quatorze, dix-sept… « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », paraît-il. Parfois si : Renaud, c’était sérieux.
Disons douze ans, donc, ce jour où mon père a lâché : « C’est lui, Renaud. » Sur l’écran, un gars en perfecto et longs cheveux. Je ne sais plus ce qu’il a chanté, mais dès le lendemain, j’ai voulu une cassette, puis une autre. J’ai tout appris par cœur, les cinq albums, de Camarade bourgeois à À quelle heure on arrive, en passant par Laisse béton, Marche à l’ombre, Les Charognards, La Tire à Dédé et des trucs improbables comme La Java sans joie ou Jojo le démago. Tout par cœur, à fond dans le walkman Sony, le blanc. Pas encore Dès que le vent soufflera ni Mistral gagnant, ça viendrait plus tard.
Au sommet, il y avait Manu. Le mec qui a des larmes plein sa bière. Comment dire ce choc ? Quelque chose comme la poésie qui m’éclatait à la gueule. Deux mots, « larmes » et « bière », pour créer un univers. Un bistrot enfumé, un type tatoué qui pleure, et l’autre, maladroit, qui essaie de lui remonter le moral en expliquant qu’une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent. Va consoler quelqu’un avec ça…
Il disait « gonzesse », il disait « j’me fais chier », « ton grand cœur de grand con »… Je découvrais que la poésie pouvait naître de ces mots qu’on n’osait pas écrire dans les rédactions. Je comprenais que je serais toujours plus ému par un apache qui chiale dans sa chope que par le gentil garçon qui a « puisé à l’encre de tes yeux ». J’avais envie de taper sur l’épaule de tous les Manu que je ne tarderais pas à croiser dans les bistrots, leur dire qu’« on est des loups, faits pour vivre en bande ». Leur répéter les mots de tendresse, de douleur et d’amitié qui emplissaient ces 2 minutes 42 dont je ne me lassais jamais. Je voulais que le monde entier comprenne que tout est là, dans cette simplicité: un accordéon, une guitare, une voix.
Et puis, Renaud, c’était la révolte, la colère, le refus de se taire alors que le monde est si moche. C’était le poing levé contre le pouvoir, l’armée, les flics et les curés, c’était la liberté, l’anarchie… Vous vous moquez ? Allez-y. N’empêche qu’il était mille fois plus rebelle et corrosif que les Kiss et AC/DC des copains. Je ne parle même pas de ceux qui écoutaient Foreigner ou A-ha. À l’époque déjà, je ne leur parlais pas.
Plus tard, il y a eu des ratés. Je n’ai pas aimé Putain de camion, même si je ne pouvais me l’avouer, même si je pleurais en écoutant l’hommage à Coluche. Mais ce n’était plus tout à fait pareil. Peut-être la sortie de l’adolescence, la découverte d’autres horizons, tous ouverts par Renaud. Parce qu’il en parlait en interview, j’ai écouté Higelin et Thiéfaine. La trilogie sacrée de ma jeunesse était en place, qui me permet de me retourner fièrement. Avec Foreigner et A-ha, vous pouvez en dire autant?
Comme il me semblait qu’une grande chanson est avant tout un texte, Gainsbourg, Brel, Ferré, Brassens ont ensuite débarqué. Et Springsteen, que j’essayais de traduire dès mes premiers rudiments d’anglais : alors qu’il était de bon ton de railler ses biscoteaux et de comprendre à l’envers Born in the USA, Renaud affirmait haut et fort son admiration pour le Boss.
J’avais découvert les mots et je tirais ce fil avec bonheur. Bientôt, je laisserais dépasser Les Fleurs du mal de mon blouson de cuir, puis les Illuminations, Les Chants de Maldoror… Tout un univers s’était ouvert à partir de ce Big Bang aux longs cheveux et perfecto.
Tant pis s’il n’est plus aussi flamboyant, si l’alcool a fusillé ses dernières années. Je réécoute cette intro à l’accordéon, ces premiers mots : «Eh, Manu, rentre chez toi, il y a des larmes plein ta bière …» J’ai les cheveux et le bandana qui repoussent.
Eric Bulliard
Février 2014
Permets-moi ce petit mot Eric,
Ecouter Renaud, c’était faire comme mes frères. Mes grands frères, ceux que j’idolâtrais du haut des mes 8 ans. J’écoutais les kassettes dans la cours de l’école primaire, ça faisait vraiment cool. Si j’avais été jolie, ça aurait aussi pu attirer les garçons, mais je ressemblais à rien, alors ça me rendait simplement bizarre. Les autres ils aimaient pas cette musique, mais moi j’adorais ça parce que je savais que ça me rapprochait un peu plus du monde des frangins et de leurs amis de 16 ans. Tout ce que j’espérais c’est que le jeudi soir, quand ils viendraient maquiller leur boguet à la ferme, jamais ils me disent : « Toi, tu m’fous les glandes, pi t’as rien à foutre dans mon monde, arrache-toi d’là, t’es pas d’ma bande, casse-toi, tu pues, et marche à l’ombre ! »
Alors j’apprenais toutes les chansons par coeur…et puis après il a fallu que je me mette à AC/DC, puis finalement je les ai abandonné devant Iron Maiden, parce que là vraiment, les drapeaux qui tapissaient leur chambre me faisaient trop peur. Je trouvais que le « Sirop Thypon » c’était plus rigolo.
Magnifique… Merci de l’avoir si bien dit!
Superbe texte pour une de mes chansons préférées !
Beau billet.
J’ai les cheveux et le bandana qui ont repoussé quand j’ai lu ton billet.
Renaud, éternellement………………
Un très joli billet sur Renaud . Le Renaud du début des années 80 , le choc déclenché en 1978 par son tube « Laisse béton » révéla un ton nouveau , un chanteur de variétés atypique et bougrement attachant . Il est vrai qu’il a operé un premier vrai virage dans sa carrière avec cette chanson « Manu » , ritournelle sublime, poignante qui toucha au coeur le grand public . Un must des années 80 !
Pourquoi cet impression de vacuité, de « à quoi bon », quand on écoute les reprises de la « bande à Renaud »? C’est pourtant pas n’importe qui: Jean-Louis Aubert, Bénabar, Grand Corps Malade, Renan Luce: il n’y en a pas une ou presque où on n’a pas la vraie dans la tête, qui se superpose à celle qui rentre par les oreilles, et où on ne se dit pas que non merci, ça ne valait vraiment pas la peine, l’original est 100 fois mieux.
Et pourtant on ne peut pas dire que c’était un maître du chant, le bougre. Mais quand c’est lui qui les chante, ça transpire la sincérité, alors que quand Coeur de Pirate chante Mistral Gagnant, ça n’a aucun sens. C’est ça je crois: c’est le _sens_ qui manque.
Bon il y a aussi les souvenirs de jeunesse, le fait de les avoir entendues 3000 fois et de connaître à l’avance le moindre déraillement de voix, le moindre gag du disque live (vinyl!), le moindre pont musical à l’accordéon, ça ne doit pas aider non plus.
Putain c’est tellement vrai tout ça…
On y croyais , la musique c’était important , Manu ça nous montait les larmes.. et puis ACDC , Iron maiden. On vibrait bordel !!!!