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Variation sur Marilou – Serge Gainsbourg

Dans mon biberon: Janis Joplin, The Creedence Clearwater Revival, The Rolling Stones et le grand Serge. Pas un ne se prenait pour l’Esther Williams du lait en poudre et volait la vedette à l’autre. Non, tous égaux. Jusqu’à l’adolescence, où la beauté des textes de Gainsbourg se révéla à moi. La beauté, mais la provocation et l’érotisme aussi. Conquise.

Quel homme n’a jamais rêvé de décrypter avec autant de malice le plaisir solitaire féminin ? Beaucoup se postent en observateurs : c’est excitant de deviner le corps d’une femme qui commence à s’embrumer. Et pour la femme que je suis, il est troublant d’être à ce point percée à jour.

Comment as-tu donc fait, Serge, pour plonger dans nos iris et y découvrir tous nos secrets, toutes nos pensées mystérieuses. Celles-là même que certaines parmi nous n’osent même pas s’avouer. Comment as-tu su quelles réactions chimiques s’opéraient lorsque je le pense trop fort, seule ? Point de vices solitaires… c’est plutôt vices et râles, instinctif. Vital.

Ce moment très précis où mon regard se voile. Trop plein de désir. Montée du plaisir. La peau à l’envers, je l’imagine en solo. Il n’est pas là, et pourtant son étreinte n’a jamais été aussi forte. L’imaginaire possède des pouvoirs puissants qui me font passer de l’autre côté du miroir, à un doigt de la petite mort. Dans mon exil d’ermite, je suis tour à tour plage, caressée par ses flux et reflux. Falaise, contre laquelle s’écrasent ses déferlantes. Il est mon océan. Je suis son île nue.

7 minutes 30 : le temps d’atteindre l’extase ? Juste assez pour nous ramollir le cerveau, nous dresser les poils. Le temps de dilater nos vaisseaux, de rosir le haut de nos poitrines et gonfler nos lèvres. Un crescendo de plaisirs. D’odeurs enivrantes. De volutes de souffle, comme la buée qui sort de nos bouches en hiver. Tu nous fais perdre le contrôle, Serge. Abandon total pour la femme dont le plaisir est avant tout une mise en condition cérébrale.

Oui Serge, tu as levé un bout du voile sur le plaisir féminin. Mais je ne t’en veux pas, car tu as commis là, la plus chanson du monde. La plus érotique. La plus délicieuse. Le feu brûlera toujours dans nos corps de femmes, et même muni d’un extincteur, n’est pas pompier qui veut. Il est des incendies que l’on éteint mieux d’une seule couverture.

Stéphanie Tschopp

The Weeping Song – Nick Cave and the Bad Seeds

Mon premier contact avec Nick Cave date d’une nuit de 1987. Avec mon acné adolescente, ma chemise noire achetée chez Modia et mes baskets Migros négligemment détachées, j’allai ce soir-là au Prado de Bulle voir Les Ailes du désir, l’un des films cultes de Wim Wenders. J’en ressortis autre. Non pas tant parce que je fus bouleversé par l’histoire de ces anges névrosés qui hantent un Berlin si beau en noir et blanc. Non. Mon attention fut entièrement focalisée par l’apparition de ce chanteur hirsute, malingre et vacillant dans sa chemise rouge déboutonnée. Sur la scène d’un de ces bouges enfumés dont l’existence même m’était encore inconnue, Nick Cave semblait possédé par une force intérieure qui guidait chacun de ses mouvements. Comme on manipule une marionnette, ses bras bougeaient, déglingués. Son torse se brisait en deux, victime d’un invisible exorcisme. Indocile et furieux, il invectivait le public – «tell me why? why? why?» – dans une version ravagée de From Her To Eternity. J’en étais abasourdi. Je me souviens, dès ce choc initiatique, ne plus avoir rien compris à la fin du film. Mais, le matin, je me réveillai avec pour seul but de ressortir de chez Manudisc avec la cassette de la bande originale. La pauvre s’entortilla dans mon walkman des années plus tard.

Trois années d’études laborieuses et d’initiations aux choses de la vie m’ont fait rater la sortie de Tender Pray. Puis, en 1990, je suis retombé par hasard sur Nick Cave. Ou plutôt sur The Weeping Song. D’abord cette mélodie pernicieuse, au piano, puis au xylophone. Et la voix lancinante et profonde de ce «père» prodigue:

Go son, go down to the water
And see the women weeping there
Then go up into the mountains
The men, they are all weeping too.

Mes maigres notions d’anglais m’ont tout juste permis de traduire le sens de ce verbe servi à tous les couplets, comme une lente litanie. «Allez mon fils, descend à la rivière / Et vois les femmes qui pleurent là-bas / Puis monte dans les montagnes /Les hommes pleurent tous aussi…»

J’en restai sans voix. Sur mon tourne-disque, à chaque fois que l’aiguille terminait la face A de cet album The Good Son, je la repositionnais invariablement sur cette quatrième plage. Sans vraiment prendre la peine d’écouter les autres morsures venimeuses – The Ship Song ou Sorrow’s child – qui ne se révélèrent à moi que bien des années plus tard. J’étais investi de l’envie vaine de comprendre l’alchimie de cette chanson. De saisir pourquoi l’intensité de cette complainte m’atteignait directement dans l’estomac. Pourquoi tant de pleurs? Ce soir-là, au casque, je dus l’écouter une trentaine de fois. Seul dans ma chambre.

Je ne pouvais me détacher de la voix de Blixa Bargeld, ce guitariste brutal que je ne savais pas encore être aussi le chanteur d’Einstürzende Neubauten. Ni des réponses de ce fils spirituel, en quête d’une rédemption incertaine. «Oh then I’m so sorry, father / I never thought I hurt you so much.» (Dans ce cas, je suis désolé, papa / Je n’ai jamais pensé te faire autant mal.) Sur le coup, je ne saisissais pas bien le sens profond de la chanson, mais elle épousa mon spleen adolescent comme deux pièces de puzzle se promettent fidélité.

Je dus encore attendre une poignée d’années avant de goûter au véritable envoûtement angélique des Ailes du désir. La défloration eut lieu le 3 juin 1994, à la Grande salle de Vennes, la fameuse halle de gymnastique lausannoise convertie en grand-messe gothique. Avec mon pote Jack, on but le calice jusqu’à la lie. Ce soir-là, les Bad Seeds étaient le groupe le plus dangereux, le plus imprévisible, le plus rock’n’roll du monde. Je vécus sans doute une forme d’extase, comme ne peuvent en ressentir que des saintes ou des vierges.

Depuis ce moment-là, The Weeping Song est restée une compagne, une amie, une confidente. Elle m’a suivi en vinyle, en compact disc, en mp3. Elle a même survécu au jour où Blixa Bargeld a décidé de quitter les Bad Seeds pour se consacrer pleinement à son groupe. En concert, le xylophone a été avantageusement remplacé par la guitare rageuse de Mick Harvey. La voix du père s’est muée en sanglots longs du violon de Warren Ellis. Elle n’était plus tout à fait la même, mais elle restait entêtante, tout comme le souvenir de ce mal-être d’antan.

Puis, un soir de 2013, dans l’Australie natale de son géniteur, la «chanson des pleurs» connut une résurrection. Nick Cave fit monter sur scène Mark Lanegan – qui jouait alors en première partie – pour reprendre le rôle du père. Moment divin, précieusement partagé sur les réseaux sociaux. Mis à part Leonard Cohen, je n’imagine en effet personne d’autre à la mesure de cette chanson, une mélopée que je serais prêt à entendre à mon propre enterrement. Avec peut-être cette épitaphe: «No I won’t be weeping long» (Non, je ne pleurerai pas longtemps.)

Christophe Dutoit

Les Meurtrières – Damien Saez

Bon, d’accord, parfois tu as envie de lui flanquer des baffes. Ses poses de post-adolescent rimbaldien, d’artiste maudit qui souffre, parce que, voyez-vous, elle est partie et ça fait mal. Parce que la vie est moche et que vous êtes tous des cons. Ses airs de « je suis un rebelle, moi, Monsieur ! La preuve, je crie “putain” et “enculé”. »

Mais un jour, quand même, cette voix fragile t’accroche l’oreille. Pas de doute : elle transpire la sincérité, tu le sens, ce genre de choses. Alors tu écoutes, tu comprends que ce Saez écrit comme personne. Et c’est toi qui prends une sacrée claque.

Ça, c’était il y a des années. Maintenant, tu connais Damien Saez et tu sais qu’il les surclasse tous. Quelqu’un pour dire le contraire ? Depuis le triple album Varsovie, L’Alhambra, Paris (2008), tu n’as pas oublié qu’il est capable de pondre des chefs-d’œuvre dépouillés. Tu les attends à chaque disque, mais de là à voir venir ce choc… Petite intro à la guitare, bouffie de mélancolie, et quelques mots : « Je suis venu pour te rejoindre, toi tu n’as pas voulu me voir. » Toute une atmosphère en une phrase parfaite.

Oui, Les Meurtrières parlent de rupture, mais aussi de New York, de douleurs, la mienne, intime, qui ne se compare à aucune autre. Même celle de leur 11 septembre.

Le monde en pleurs pour le center
Et moi qui pleure pour mon amour
Je sauterais bien du haut d’une tour

A-t-on jamais mieux dit cette déchirure ? Qui oserait nier qu’une ville en cendres n’est rien face à un amour qui s’effondre ?

Et si deux tours manquent à New York
Mon amour, toi tu manques à moi.

D’accord, dit comme ça, « tu manques à moi » n’est pas très joli. Mais comment ne pas frissonner ?

Ce pur désespoir, Saez le chante en se forçant à une sérénité qui le rend d’autant plus poignant. La voix reste à deux doigts de se briser, à bout de souffle, mais elle tient, en effrayant équilibre, même quand il lâche que la Terre peut bien mourir, « moi je m’en fous, puisqu’elle me fait vivre sans toi ». Même quand il se résout : « Allez, je saute, j’en peux plus ». Avant d’ajouter :

Et que les goélands m’emmènent
Où les poètes sont les dieux
Où les adieux sont les je t’aime

On ne répétera jamais assez qu’il n’y a nul besoin de mots compliqués pour que jaillisse la poésie.

Et puis, ces « meurtrières », dont la dernière syllabe semble ne jamais s’éteindre. Avec ce double sens de femmes assassines et d’ouvertures dans les murailles, comme on en voyait sur toute la hauteur des tours new-yorkaises. Et puis cette guitare hypnotique, ce chœur féminin qui arrive on ne sait d’où pour vous dresser les poils. Et puis ce dialogue avec soi-même, avec sa douleur :

Un jour, tu sais, tu reviendras
Pour un café ou quoi que ce soit
Arrête de délirer enfin
Tu sais qu’elle ne reviendra pas

Alors tu l’écoutes une fois encore. Et encore. Dix fois, vingt fois, plus fort. Alors tu te retrouves au bord des larmes, tu te retiens pour ne pas y plonger.

Alors tu te dis que Saez a un putain de talent.

L’enculé.

Éric Bulliard

Message personnel – Françoise Hardy

J’étais en mon adolescence, comme disait l’autre, quand cette chanson est sortie du poste, portée par Françoise Hardy. Et ceci explique cela : cette chanson est totalement « adolescente », par son interprète d’abord, par son compositeur (qui livrera plus tard l’infâme « Ella elle l’a !) et ce texte presque indécent de naïveté, et par mon statut de l’époque, l’âme livrée à tous les possibles. Ce début de la chanson en texte dit, ahurissant de sincérité, cette respiration au milieu et puis le chant…

Guggisbärglied – Traditionnel

J’ai huit ans et suis la fille de la prof de rythmique-solfège. Tous les mardis soir, c’est briquette de lait, galettes de riz et radio Nostalgie dans la voiture de la dame qui me conduit au cours en même temps que sa fille. Une rouquine fantasque, Julie.

Je déteste le solfège, mais les cours sont chouettes; Julie et moi on fait n’importe quoi. Il y a quand même quelques avantages à être la fille de la prof de rythmique-solfège. Par exemple, quand je frappe sur la tête du petit Yann avec mes baguettes de métallophone, il se frotte juste la tête d’un air penaud. Il n’ose rien dire, je crois que je suis intouchable.

Et il y a aussi des inconvénients, oui, car c’est logique : il y a ma prof de rythmique-solfège qui habite chez moi. Donc pour dépeindre le tableau : milieu du mois de mai, il fait beau, j’aimerais mieux aller jouer dehors avec les autres gamins du village, mais impossible… Ma prof patrouille et je ne sortirai pas avant les dictées, fa do sol ré la mi si, octave, demi-ton, bécarre, dièse. Et les études de violon (qui sonnent comme des grincements de portes, disent mon frère et ma sœur, qui préfèrent d’ailleurs sortir, les ingrats). La prof de solfège veille au grain, il faut que je finisse mes gammes, je lui en veux, je râle, je déteste le solfège, je déteste la prof de solfège.

Mais des fois, quand on s’entend bien elle et moi, elle m’apprend des chansons dans sa langue.

’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Simelibärg

J’ai douze ans, et comme avec ma copine Julie on a réussi les examens, on n’a plus de cours de solfège ! Finie, la torture ! On est grandes maintenant, on se dit qu’on fera plus jamais (jamais !) de solfège et tous les jeudis on prend le tram jusqu’à l’arrêt Villereuse pour chanter dans le chœur de l’Institut. Là-bas, les grands yeux de Mireille apprennent aux adolescentes hilares que nous sommes à chanter en prenant un air « étonné-content ». Elle gonfle ses joues pour l’échauffement de la voix et nous parle de notre occiput. On se marre bien, surtout à la fin des cours. Parce qu’à la fin des cours, Julie et moi on se précipite sur la fontaine du supermarché Eaux-Vives 2000 pour aller mettre en pratique notre air étonné-content, les joues et l’occiput. On braille des chansons pas très écoutables en quémandant des piécettes aux passants. Des fois, ça marche. Et souvent avec une seule chanson, qu’on comprend à peine.

’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Simelibärg

J’ai dix-sept ans, et entre-temps Julie et moi on a appris à jouer des instruments sérieux, de la contrebasse, du violon. Grâce au solfège, il faut l’admettre. Parfois le week-end, on se déguise en Pierrot-de-Lune et on sort de notre campagne pour aller se produire dans les rues de la ville. Deux filles en grandes pompes qui chantent et jouent des instruments à cordes en mitaines, ça passe assez bien auprès des citadins. C’est sûrement grâce à notre excellence dans la pratique de l’étonné-content et à la tenue de nos occiputs respectifs. Mais les gens ne s’arrêtent vraiment que quand, d’un air solennel, on chante a capella une chanson. Une chanson en suisse allemand :

Und ds Vreneli ab em Guggisbärg
Und ds Simes Hans-Joggeli änet dem Bärg
’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Dass i möcht bi-n-ihm si

Cette chanson, en suisse-allemand archaïque, raconte la déchirure d’une séparation, la nostalgie, les montagnes, le Heimweh. Des thématiques qui n’ont vraiment rien à voir avec les préoccupations quotidiennes des adolescentes genevoises que nous étions. Et puis, cette chanson, on la chantait comme on pouvait. Déjà, parce qu’elle vous tord le cœur dès les premières notes. Ensuite, parce que Julie ne parlait ni ne comprenait le suisse-allemand et que moi je baragouinais avec un vocabulaire de môme de deux ans.

Und mah-n-er mir nid wärde
Simelibärg!
Und mah-n-er mir nid wärde
Simelibärg!
Und ds Vreneli ab em Guggisbärg
Und ds Simes Hans-Joggeli änet dem Bärg
Und mah-n-er mir nid wärde
Vor Chummer stirben-i

Mais au fond, il n’y avait pas besoin de comprendre les paroles. Le Guggisbärglied discutait avec nos craintes les plus profondes. Il les attisait pour pouvoir mieux les rassurer, juste après.

Clara Löi

(N’ayant pas trouvé de version originale potable sur vidéo, en voici une version modernisée par Sophie Hunger dans un medley (à la fin))