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Napule è – Pino Daniele

 

Comment dire cette ville-volcan ? Sa violence, sa folle tendresse, ses excès, sa beauté indécente, sa laideur sordide, la mer, le soleil, les ruelles sales et riantes? Et, tant qu’à faire, en profiter pour balayer tous ces clichés et fouiller en profondeur pour y chercher le cœur? Il faudrait un dictionnaire, une encyclopédie, des années à respirer ses rues poussiéreuses.

Il lui a suffi de 3 minutes 47. Tout y est et bien plus, jusqu’à l’âme de cette ville à nulle autre pareille.

 

Déjà, il ne dit pas Napoli, mais Napule, pas piano piano, mais chianu chianu, pas nessuno, mais nisciuno. Et ça change tout. Ce dialecte un peu traînant, cet accent indolent apporte avec lui tout un monde, toute une histoire. On y voit les mimiques de Totò, on y entend le rire d’Eduardo de Filippo, les vibratos de Roberto Murolo et Renato Carosone. On y sent une manière de ne pas trop prendre au sérieux les malheurs et les coups du sort, parce qu’il faut faire avec et que tout finira pas s’arranger. Une façon de s’amuser de la vie, même si elle n’a rien de drôle.

Pino Daniele est des leurs. Il a ce sourire dans la voix, cette voix qui ne peut venir que de là-bas, du Sud, comme brûlée par trop de soleil, éraillée par trop de rires, haut perchée parce qu’il faut bien trouver le moyen de se faire entendre, quand tout le monde parle en même temps.

 

Naples, son Naples, il le dit en douceur. Petite intro mélancolique, air tendre de mandoline. «Naples est mille couleurs / Naples est mille peurs…» En version originale : «Napule è mille culure, Napule è mille paure…» Tout y est. Le bruit sans fin de ces rues? Des cris d’enfants qui montent «et tu sais que n’es pas seul» («e tu sai ca nun si sule»). Et le «soleil amer», l’«odeur de la mer», la promenade dans les ruelles, les papiers sales «et personne ne s’en inquiète» et «tout le monde attend son destin». Il fallait ce regard du Napolitain D.O.C. pour dire ainsi, en deux vers, l’acceptation fataliste de son sort, d’autant plus bouleversante que ce destin s’étend au pied du volcan le plus dangereux du monde.

La chanson a plus de 40 ans et l’on ne pourrait en changer une ligne. Pino Daniele avait 18 ans quand il a composé Napule è et 22 quand est sorti son premier album, Terra mia. Un titre qui, avec son mélange de simplicité et d’ambition, renvoie à une chanson tout aussi déchirante. Sa terre, «triste et amère», il la chante avec sa superbe de jeune homme et la lucidité d’un vieux sage. L’enfant pauvre, élevé par ses tantes parce que ses parents n’arrivaient pas à le nourrir, regarde sa ville avec une fierté tranquille. Conscient que Naples est un rêve connu dans le monde entier, mais que personne ne sait la vérité (Napule è tutto nu’ suonno / e a sape tutto ‘o munno /Ma nun sann’ a verità).

 

Il faut être au moins fan d’Obispo ou militant de la Ligue du Nord pour ne pas frissonner à cette merveille devenue un classique, un incontournable, un hymne. Le 4 janvier 2015, quand le cœur trop généreux de Pino Daniele l’a lâché, à 59 ans, Napule è a résonné dans toute la ville, dans le métro, dans la rue, partout, tout le monde la chantait, ne s’arrêtant que pour sangloter. Le dimanche suivant, 60000 personnes la reprenaient en chœur au stade San Paolo, alors que le Napoli recevait la Juventus, le club honni des bourgeois du nord. Ce jour-là, face à cette communion sublime, les Juventini aussi pleuraient.

 

Eric Bulliard

 

Les Meurtrières – Damien Saez

Bon, d’accord, parfois tu as envie de lui flanquer des baffes. Ses poses de post-adolescent rimbaldien, d’artiste maudit qui souffre, parce que, voyez-vous, elle est partie et ça fait mal. Parce que la vie est moche et que vous êtes tous des cons. Ses airs de « je suis un rebelle, moi, Monsieur ! La preuve, je crie “putain” et “enculé”. »

Mais un jour, quand même, cette voix fragile t’accroche l’oreille. Pas de doute : elle transpire la sincérité, tu le sens, ce genre de choses. Alors tu écoutes, tu comprends que ce Saez écrit comme personne. Et c’est toi qui prends une sacrée claque.

Ça, c’était il y a des années. Maintenant, tu connais Damien Saez et tu sais qu’il les surclasse tous. Quelqu’un pour dire le contraire ? Depuis le triple album Varsovie, L’Alhambra, Paris (2008), tu n’as pas oublié qu’il est capable de pondre des chefs-d’œuvre dépouillés. Tu les attends à chaque disque, mais de là à voir venir ce choc… Petite intro à la guitare, bouffie de mélancolie, et quelques mots : « Je suis venu pour te rejoindre, toi tu n’as pas voulu me voir. » Toute une atmosphère en une phrase parfaite.

Oui, Les Meurtrières parlent de rupture, mais aussi de New York, de douleurs, la mienne, intime, qui ne se compare à aucune autre. Même celle de leur 11 septembre.

Le monde en pleurs pour le center
Et moi qui pleure pour mon amour
Je sauterais bien du haut d’une tour

A-t-on jamais mieux dit cette déchirure ? Qui oserait nier qu’une ville en cendres n’est rien face à un amour qui s’effondre ?

Et si deux tours manquent à New York
Mon amour, toi tu manques à moi.

D’accord, dit comme ça, « tu manques à moi » n’est pas très joli. Mais comment ne pas frissonner ?

Ce pur désespoir, Saez le chante en se forçant à une sérénité qui le rend d’autant plus poignant. La voix reste à deux doigts de se briser, à bout de souffle, mais elle tient, en effrayant équilibre, même quand il lâche que la Terre peut bien mourir, « moi je m’en fous, puisqu’elle me fait vivre sans toi ». Même quand il se résout : « Allez, je saute, j’en peux plus ». Avant d’ajouter :

Et que les goélands m’emmènent
Où les poètes sont les dieux
Où les adieux sont les je t’aime

On ne répétera jamais assez qu’il n’y a nul besoin de mots compliqués pour que jaillisse la poésie.

Et puis, ces « meurtrières », dont la dernière syllabe semble ne jamais s’éteindre. Avec ce double sens de femmes assassines et d’ouvertures dans les murailles, comme on en voyait sur toute la hauteur des tours new-yorkaises. Et puis cette guitare hypnotique, ce chœur féminin qui arrive on ne sait d’où pour vous dresser les poils. Et puis ce dialogue avec soi-même, avec sa douleur :

Un jour, tu sais, tu reviendras
Pour un café ou quoi que ce soit
Arrête de délirer enfin
Tu sais qu’elle ne reviendra pas

Alors tu l’écoutes une fois encore. Et encore. Dix fois, vingt fois, plus fort. Alors tu te retrouves au bord des larmes, tu te retiens pour ne pas y plonger.

Alors tu te dis que Saez a un putain de talent.

L’enculé.

Éric Bulliard