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Nantes – Barbara

Autant vous avertir tout de suite: si vous cherchez une chanson pour votre mariage à intercaler entre « La danse des canards » et « A la queue leu leu », évitez Nantes. Et ne l’écoutez pas davantage si votre femme s’est barrée avec votre meilleur ami ou si vous venez de voir un film de Michael Haneke. Car Nantes est une de ces noires merveilles qui vous fouaille l’âme et vous laisse totalement démuni.

En 1964, Barbara n’est pas encore vraiment Barbara. Elle doit sa petite notoriété à l’interprétation de chansons d’autres artistes. Pas les plus mauvais : Brel, Brassens, Ferré. Déjà, la critique n’est pas indifférente à sa voix envoûtante. Mais le succès viendra avec ses propres compositions et le mythique « album à la rose », Barbara chante Barbara (qui recèle outre Nantes d’autres pépites, tels Gare de Lyon et Pierre). Séduit, Brassens lui propose de faire sa première partie à Bobino. Le tournant. La prestation de la néophyte éclipsera presque le grand Georges et sa moustache. Nantes n’y est pas pour rien.

Il pleut sur Nantes
Donne-moi ta main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Nantes, c’est quatre minutes éprouvantes d’émotion en intraveineuse. Autobiographique, la chanson évoque son ultime rendez-vous manqué avec son père. Sorti de sa vie depuis longtemps, le « vagabond » l’a fait appeler d’urgence. Agonisant à l’hôpital, il veut faire ses adieux à sa fille, « se réchauffer à son sourire ». Elle se rend à Nantes, « 25 rue de la Grange-au-Loup », mais arrivera trop tard.

Il lui faudra quatre ans pour mettre des mots sur cet épisode douloureux. Quatre ans pour écrire la plus belle et bouleversante chanson du monde.

A l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence

Pas de trace de rancœur ni de pathos là-dedans, pas d’effets, rien qu’une voix troublante de sincérité, une mélodie sobre (rien avoir ici avec l’amplitude lyrique de L’Aigle noir) et quelques notes de piano frôlées. Et cette façon inimitable de confier avec force et pudeur des fragments d’intimité. A tel point que ses blessures deviennent les nôtres. Et que le poids des remords de ses retrouvailles avortées nous écrase aussi peu à peu.

Puis arrivent ces derniers vers, parmi les plus beaux jamais chantés, évoquant le pardon au père incestueux. Si vous ne vous êtes pas liquéfiés avant, vous serez subjugués par leur beauté mélancolique, par l’humanité qui s’en dégage, par l’intensité de cette voix débordant de miséricorde. Ça en dépasse l’entendement :

Au chemin qui longe la mer
Couché dans un jardin de pierres
Je veux que tranquille il repose
A l’ombre d’une rose rose

La grande dame brune lève alors son regard et plante ses yeux embués dans les vôtres. Et là, à moins d’avoir la sensibilité du docteur Mengele, votre gorge se noue, vos yeux se mouillent. Une ultime plainte étranglée, sublime, affleure des tréfonds d’une âme en lambeaux. Une plainte qui vous arrache les entrailles :

Mon père, mon père.

 

Philippe Lamon