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All I want is you – Barry Louis Polisar

Six cordes, trois accords. Do do sol do, do do ré do. Clong, clong. Et puis une voix légèrement nasillarde, aussi agaçante qu’attachante. Le générique vient à peine de commencer qu’on aime déjà le film en entier. Une adolescente traîne son jeans dans sa banlieue propre, États-Unis et capuchon. Les feuilles tombent au-dessus du drugstore.

If I were a flower growing wild and free
All I’d want is you to be my sweet honey bee

Enfin, une chanson d’amour.

D’amour pour de vrai.

Vraiment, enfin.

Quatre couplets, un refrain, pour avoir quinze ans jusqu’à toujours. Avoir bien plus quinze ans que quand on les avait vraiment. Quatorze, peut être, quelque chose comme ça. Une chanson pour ceux qui préfèrent être amoureux en Converses plutôt qu’en escarpins. Parce qu’on n’a pas toutes envie d’être gracieuses ou mystérieux, fatales ou obséquieuses. Parce qu’on ne ressemble pas toutes, avec notre robe longue, à une aquarelle de Marie Laurencin. L’harmonica, ça fait aimer plus longtemps que les violons. C’est bien pour ça que cette chanson nous rappelle qu’être un amoureux réussi, c’est surtout marcher avec son walkman soudé aux tympans, et être content. Même si ça fait des années qu’on n’a plus ni walkman ni tympans, peu importe, là n’est pas la question.

And if I were a tree growing tall and green
All I’d want is you to shade me and be my leaves

C’est toute l’énergie et la bêtise des amours d’ados, c’est pour ceux qui ont écouté Nirvana alors que Kurt Cobain était déjà mort. Pour celles qui ont mis des jupes par-dessus leur pantalon, pour ceux qui ont mis des clous sur leur Eastpak. Ceux qui ont dragué sur MSN, qui n’ont pas vécu la chute du mur, qui ont, un temps, acheté tous leurs habits deux tailles au-dessus plutôt qu’une taille en dessous. Ceux qui ont aimé un peu tôt, avec trop de sérieux et de désinvolture. Parce qu’à cet âge-là, on ne sait rien faire d’autre que d’être amoureux, sérieux et désinvolte.

All I want is you, will you be my bride
Take me by the hand and stand by my side

Ça voulait aussi dire les débuts des déboires, cigarettes roulées, scarifs et désespoir. L’impertinence des vagues à l’âme. Et pourtant toujours à tue-tête, juste une bande d’indécis déboussolés, mais ô combien persuadés. C’est le sexe avant le droit de vote, le sexe avant le droit aux bars, le sexe tout le temps, sans jamais pouvoir. Serons-nous jamais aussi obsédés et adorables ?

All I want is you, will you stay with me
Hold me in your arms and sway me like the sea

C’est une chanson toute bête pour nous rappeler qu’on est quelques enfants perdus à espérer trouver quelqu’un. Quelqu’un pour jouer de la guitare sur un bord de trottoir plutôt qu’un conjoint pour monter des meubles et faire des apéros dînatoires. Génération Y jusqu’à plus soif, tout plutôt que de faire partie de la confrérie des connards aux verrines. Rien que quelqu’un pour faire l’amour sans jamais changer les draps, on aimerait mieux éviter d’être comme il faut qu’on soit. Pas forcément fiables, pas très impressionnants, ou juste des fois, comme ça, pour jouer. D’histoires d’amour en histoires d’autre chose, on ne se prend toujours pas pour les adultes qu’on est devenus.

Marie D. Hayoz

The River – Bruce Springsteen

Il s’avance en paletot gris, lâche quelques mots timides. « This is a song called The River. This is new… This is… my brother-in-law and my sister ». Timides… sans doute l’adjectif qui correspond le moins à Bruce Springsteen. Même en cet automne 1979 : trente ans à peine, une énergie de chien fou qui explose sur scène depuis cinq ou six ans. Y compris, après le triomphe de Born to Run (1975), dans des salles immenses. Autant dire qu’il n’a aucune raison de se montrer impressionné par cette soirée au Madison Square Garden : après tout, il se trouve ici chez lui, à New York, devant un public bon enfant, présent autant pour une cause à défendre que pour la musique : la soirée est organisée par les Musicians United for Safe Energy. Des antinucléaires, quoi, voyez-vous, c’est l’époque.

Oui, mais voilà : ce 23 septembre 1979, Bruce Springsteen chante pour la première fois The River. Et il sait. Regardez le document (No Nukes, le film, est sorti en 1980) : dans sa voix (timide, absolument), dans son regard, on sent l’importance de ce moment. Il sait qu’il va donner au monde une de ces chansons qui peuvent sauver une vie. Eh oui, rien que ça.

Bien sûr, Springsteen a déjà derrière lui des chefs-d’œuvre, Thunder Road, The Promised Land et quelques autres. Avec The River, il touche une autre dimension. Avec The River, il parle certes de sa sœur et de son beau-frère (anecdote véridique), mais aussi du rêve américain, central dans toute son œuvre. « Mon travail a toujours consisté à mesurer la distance entre le rêve américain et la réalité », déclarait-il dans une récente interview.

Là, il va plus loin, plus fort, plus haut. Écoutez-la, réécoutez : aucun doute, il parle de nous, de vous. De moi, de toi. En quelques minutes (cinq minutes et trois secondes exactement pour cette première en public), entre la déchirante intro à l’harmonica et les ouhouhouhouhou qui s’évanouissent dans le lointain, c’est le destin de tout être humain qui défile. Et peut-être plus encore. De quoi intimider même celui que l’on surnomme déjà le Boss.

Depuis, Springsteen a dû la jouer près de 600 fois en concert. Toujours, un silence dans le stade. L’harmonica, ce frisson. « I come from down in the valley, where Mister when you’re young… »

Résonne alors une nouvelle fois l’histoire de ce jeune couple, sa rencontre à 17 ans, dans cette vallée où l’on ne vous apprend qu’à faire ce que faisait ton père. Le mariage, sans fleur ni robe, à 19 ans, parce que Mary est enceinte. Ce couple si banal, admirable de banalité, qui fait face quand tombe le chômage, quand il comprend que ce n’est pas la vie dont il rêvait. Quand il ne reste plus qu’à faire comme si on s’en foutait ou comme si on avait oublié. Mais on n’a rien oublié, ni les virées nocturnes dans la voiture du frangin, ni ta peau bronzée et humide au bord de la rivière.

La rivière, ils y retournent, toujours. Alors même qu’elle est asséchée et qu’ils le savent. Aussi poignante et désabusée soit-elle, la chanson garde cet élan dérisoire, cette envie de croire que l’eau va couler à nouveau sur les galets usés. Qu’elle peut revenir, pour laver la poussière laissée par nos rêves enfuis. Dis-moi, un rêve est-il un mensonge s’il ne se réalise pas ou est-ce quelque chose de pire encore?

Éric Bulliard
Décembre 2013