Archives de catégorie : Chansons

Night of the Living Basehead – Public Enemy

Très jeune, j’ai pris conscience de l’importance de la musique. Je me revois sur le chemin de l’école en train de théoriser sur les trois plus grands chanteurs de tous les temps, Pierre Perret, Annie Cordy et Carlos.

Puis vint l’âge de la formation, à dix ans, les cassettes de funk de mon grand frère que j’enfile dans mon walkman. Je ne comprends pas tout mais il se passe quelque chose. J’imprime le rythme, la basse.

A douze ans, à peu près quand Couleur 3 commence d’émettre, c’est l’autonomie. Les premiers morceaux de rap sortent et j’adhère. Je ne comprends toujours pas tout mais sens qu’il se passe un truc. J’essaie de traduire : Ne me pousse pas parce que je suis près du H/J’essaie de ne pas perdre la tête. Qu’est-ce que H veut dire ?

Quand l’adolescence frappe à ma porte, c’est l’âge d’or du rap. Run DMC qui décloisonnent puis les Beastie Boys, De La Soul, A Tribe Called Quest, Digital Underground, Tone Loc et d’autres qui font d’un album sur deux quelque chose de frais, original, assez profond.

Le classique, le profane ou le borné n’entendent pas le rap. Ils perçoivent du bruit ou des séquences répétées dont ils ignorent la source avec des excités qui baragouinent dessus.

C’est un peu court parce que la source, c’est au moins le fleuve Niger. C’est des siècles de musique noire, des work songs, du gospel au jazz. Les musiciens noirs sont à l’origine de l’essentiel de la musique du XXème siècle mais ils sont avant tout des passeurs ; leurs mélopées viennent du Mali, s’imprègnent des musiques populaires blanches européennes, polka, etc., et le tout coule, tout coule comme disait Héraclite, dans le Mississippi. C’est toute la différence par rapport aux rockers blancs qui sont romantiques et narcissiques, qui s’habillent des standards noirs et veulent briller, black stars passées à l’eau de javel, oxymorons qui font l’histoire, Elvis, les scarabées, les pierres qui roulent, mais qui écrit l’histoire?

En tout cas pas les petits gars démerde du Bronx, souvent d’origine jamaïcaine. Au milieu des années 70, dans un contexte de misère et d’abandon inouï (parce que dans le ghetto urbain, il n’y a même plus les liens de la famille), ils bricolent des sound systems, font tourner les platines, créent des loops, inventent des danses folles et s’affrontent dans des joutes verbales, les fameux dirty dozens, c’est toujours mieux que s’entre-tuer ou s’enfiler des aiguilles dans la peau.

Les MC’s, les rappeurs et les scracheurs du Bronx, bidouilleurs assez géniaux, ne sont pas romantiques. Ils sont traditionnels. Ils n’ont pas lu Poe qui a passé les dernières années de sa vie misérable pas loin de chez eux. Mais ils disposent d’une culture musicale qui remonte loin. Ils baignent dans le rythm and blues, la soul, James Brown, et vont se servir dans l’argile de l’âme collective.

En 1987, un groupe de rap qui baigne dans la musique noire se fait connaître: Public Enemy. Ici, j’espère que par musique noire on ne comprend pas musique faite par des noirs; ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau. La musique noire est nègre: elle suinte, sue et pue (funk), elle est syncope et fait bouger les hanches; c’est une musique pour pleurer, rire et baiser (to jazz). Ceux qui font la musique noire, Satchmo, Mingus, Monk, John Lee Hooker, Hendricks, Scott-Heron, George Clinton, Prince sont des nègres, tout comme Bix Beiderbecke, Janis Joplin, les Doors, David Bowie, Frank Zappa, les Pixies.

Public Enemy, donc. Un collectif agitprop, une mise en scène imparable, Chuck D en héraut escorté par The Security of the 1st World, quatre gars en paramilitaire, qui marchent au pas de swing en brandissant leur poing ganté de noir, Professor Griff, le ministre de l’information musulman radical, Terminator X, le DJ géant impassible et, pour faire fonctionner cette utopie, Flavor Flav, le trickster, graîne de sel et de chaos incontrôlable qui rappelle que tout ça est une farce, eux, vous, nous, moi.

Dans un monde poli et policé par Reagan, Public Enemy ne sont pas polis. Don’t Believe the Hype, Fight the Power, etc., la syncope encore une fois, les assonances, les enjambements et les modulations. Il est des exégètes qui écrivent la complexité des textes des Chuck D qui se gravent dans la manière et la matière sur des palimpsestes à quinze couches jubilatoires, brutales et pour tout dire stravinskiennes. Ici n’est pas le lieu pour reproduire les réflexions académiques. De toute façon, on en revient toujours au beat, à la séquence, à la cadence, à la transe hypnotique sur lesquelles le rappeur tente de faire sens dans un monde de malades mentaux.

Kill the bourgeoise and rock the boulevard.

Public Enemy, le CNN de la communauté noire, a porté des messages qui ont fait mouche à la fin du siècle dernier: n’avale pas les bobards des médias, résiste, la drogue, c’est vraiment de la merde et c’est les blancs qui encaissent, la famille, c’est important. Quand je disais que les rappeurs sont traditionnels.

Douloureux épilogue, il faut admettre que le rap s’est égaré après l’âge d’or. C’est le schéma classique de la guerre que mène le pouvoir américain WASP, alias The Man, contre les musiques afro-américaines jugées subversives. A la Nouvelle-Orléans, on a voulu empêcher les blancs de taper dans les mains quand ils écoutaient le proto-jazz mais comme on n’a rien pu faire, on a récupéré le son noir et on l’a blanchi (cf. le soporifique Benny Goodman), puis on a encaissé les dollars. Chaque fois, c’est le même processus, les musiciens noirs créatifs réinventent leur musique, les blancs s’en emparent et détournent, sauf le be-bop qui va trop vite. Quand le beat du funk est devenu béat et a plongé la jeunesse blanche en extases psychédéliques, on a inventé, pour l’endormir, le disco, qui devient rapidement de la musique militaire (Abba, Boney M… faut-il être germains pour gripper à ce point le groove ! George Clinton avait prévenu : Don’t give her that one move groovalistic/That disco sadistic/That one beat up and down it just won’t do). C’est précisément pendant que le disco a abruti la jeunesse de Manhattan que le hip-hop est né dans le Bronx. Le rap, nouvelle et postmoderne variante de la musique noire, est aussi le dernier genre musical authentique. On attend le nouveau son mais avec le paradigme transmoderne, fait de récup et de paresse, rien ne point à l’horizon. Et le rap, pour confirmer l’histoire qui voit The Man vaincre sans cesse, est devenu progressivement de la merde, des biscottos sans cervelles qui se réjouissent de gagner du fric pour se taper des tepus, des lyrics insignifiants sur des gimmicks faciles et ineptes, et le monde entier qui fait du rap, de Tokyo à Payerne. Mauvais signe, avez-vous déjà goûté du gruyère français?

Sur les disques de Public Enemy et d’autres, la femme d’Al Gore a souhaité qu’on fixe un autocollant qui prévient les parents: les paroles sont explicites… C’est un label AOC qu’il faudrait mettre, qui rappelle ce qui a été et est encore, parfois, le bon vieux rap.

Stéphane Bovon

Phantom of the Opera – Iron Maiden

J’ai neuf, dix ans, même pas encore de l’acné sur le visage, jamais touché à une bière ni une cigarette; que de la fumée passive, et encore, en toussant. Puceau, bien sûr, jusqu’à l’os. Biberonné au bon lait des fermes et aux odeurs de camphre des vestiaires de foot.  Et puis déboule un été mon cousin, cheveux longs, cuir noir, de dix ans mon aîné, avec cette cassette en plastique sur laquelle la tronche d’un écorché vif mi-homme mi-monstre prend toute la place dans un face à face halluciné. Arrière-fond crépusculaire de lampadaires et de murs de briques glauques couleur pisse.  La bande magnétique défile dans un vieux magnétoscope Grundig, et c’est une lave rauque rêche sexuelle et violente qui me rentre dans la peau et m’éclate les rétines.

L’album s’appelle Killers. Groupe:  Iron Maiden. La chanson : Phantom of the Opera. Je ne comprends rien aux paroles mais flaire d’une manière animale l’appel des bêtes qui palpite, des sabots, du sang, du diable et des coups criminels ; combat avec arme blanche et ruelles en impasses avec des voix appelant à l’absolution ou au meurtre, je ne sais pas. Mais je le sens, le transpire, c’est dans le chaudron de cette grosse caisse-là que se jouera mon adolescence helvétique et alpestre, dans le métal et les cordes électriques d’un son venu d’une île qui évoque les caves. C’est là dedans que sonnera le glas de mon enfance, dans la bestialité, la cruauté, la rage, la contestation, le crachat et un glaire politique. Margaret Thatcher est au sol, en sang. Elle a voulu enlever une affiche du groupe, la salope. Yes ! Ils peuvent buter la première ministre ! Yes ! Ils peuvent tuer Dieu par des messages cryptés diaboliques et bloqués autour du 666 et du nombre de la bête, invoquer des puissances obscures.

Ce son dit le rapt, la fuite, les illusions balayées du monde réel, pas seulement dans les feuilles du roman fantastique de Gaston Leroux, mais dans le métal et par le métal. Qu’ils aillent se faire foutre les prêtres, ou plutôt qu’ils abdiquent et se couchent en adoration devant cette chanson hallucinée, fantomatique, triturée de longues plages électriques, tripantes, oscillant entre claques «oh yeah » marquant le start, accélérant le pouls comme une injection, rythmes brisées et tachycardes arrêtés brutalement, variations cassantes, entrecoupées d’un presque lyrisme kitsch de riffs forcés pourtant mélodieux … à moins que ce ne soit de giclées de sang lourd et noirs baignant une rage qui fait éclater ce son qui prend la forme d’une liberté échevelée et dangereuse, car désirable.

Keep your distance, walk away, don’t take his bait
Don’t you stray, don’t fade away
Watch your step, he’s out to get you, come what may
Don’t you stray, from the narrow way

Garde ta distance, éloigne-toi, ne mords pas son appât
Ne vagabonde pas, ne t’efface pas
Surveille ton pas, il est dehors pour te chercher, advienne que pourra
Ne vagabonde pas loin de l’étroit sentier

Cette chanson creuse le péril, le caché et le refoulé, l’attirance pour l’immonde et le mortel. Elle le dit brut de décoffrage, dans la vie, brutalement.

Et le gamin, le gosse mal dégrossi, l’obèse que je suis alors, le niais, l’obéissant qui se faisait chier alors à écouter Brassens et du classique dans la voiture paternelle (Opel Kadett bleue imbibée de l’odeur de Marlboro rouge) découvre un pouvoir immense : celui d’invoquer des fantômes aux cheveux longs et à boucles d’oreilles et exiger que la bande magnétique maléfique et magique de l’album Killers soit mise encore et encore et encore  dans le radiocassette lors des interminables trajets filant la nausée entre Lausanne et Payerne, Chêne-Pâquier et Missy (VD), perdant à chaque seconde de la bande un peu de virginité comme pèle la peau après un été brûlant; y gagnant une aspiration folle à l’émancipation et au renouvellement, trouvant là un chemin où avancer, pousser, et sursautant, alors que le silence était revenu pourtant, au son final  criant le péril et la gloire du repaire.

Sylvain Thévoz

http://www.youtube.com/watch?v=h8IuFl3sMhk

Variation sur Marilou – Serge Gainsbourg

Dans mon biberon: Janis Joplin, The Creedence Clearwater Revival, The Rolling Stones et le grand Serge. Pas un ne se prenait pour l’Esther Williams du lait en poudre et volait la vedette à l’autre. Non, tous égaux. Jusqu’à l’adolescence, où la beauté des textes de Gainsbourg se révéla à moi. La beauté, mais la provocation et l’érotisme aussi. Conquise.

Quel homme n’a jamais rêvé de décrypter avec autant de malice le plaisir solitaire féminin ? Beaucoup se postent en observateurs : c’est excitant de deviner le corps d’une femme qui commence à s’embrumer. Et pour la femme que je suis, il est troublant d’être à ce point percée à jour.

Comment as-tu donc fait, Serge, pour plonger dans nos iris et y découvrir tous nos secrets, toutes nos pensées mystérieuses. Celles-là même que certaines parmi nous n’osent même pas s’avouer. Comment as-tu su quelles réactions chimiques s’opéraient lorsque je le pense trop fort, seule ? Point de vices solitaires… c’est plutôt vices et râles, instinctif. Vital.

Ce moment très précis où mon regard se voile. Trop plein de désir. Montée du plaisir. La peau à l’envers, je l’imagine en solo. Il n’est pas là, et pourtant son étreinte n’a jamais été aussi forte. L’imaginaire possède des pouvoirs puissants qui me font passer de l’autre côté du miroir, à un doigt de la petite mort. Dans mon exil d’ermite, je suis tour à tour plage, caressée par ses flux et reflux. Falaise, contre laquelle s’écrasent ses déferlantes. Il est mon océan. Je suis son île nue.

7 minutes 30 : le temps d’atteindre l’extase ? Juste assez pour nous ramollir le cerveau, nous dresser les poils. Le temps de dilater nos vaisseaux, de rosir le haut de nos poitrines et gonfler nos lèvres. Un crescendo de plaisirs. D’odeurs enivrantes. De volutes de souffle, comme la buée qui sort de nos bouches en hiver. Tu nous fais perdre le contrôle, Serge. Abandon total pour la femme dont le plaisir est avant tout une mise en condition cérébrale.

Oui Serge, tu as levé un bout du voile sur le plaisir féminin. Mais je ne t’en veux pas, car tu as commis là, la plus chanson du monde. La plus érotique. La plus délicieuse. Le feu brûlera toujours dans nos corps de femmes, et même muni d’un extincteur, n’est pas pompier qui veut. Il est des incendies que l’on éteint mieux d’une seule couverture.

Stéphanie Tschopp

Maman a tort – Mylène Farmer

En novembre 1984, j’ai 15 ans et Mylène Farmer chante «Maman a tort».

Cette voix d’enfant dans un corps presque adulte qui scande ces mots interdits me tarabuste.

Qui suis-je, où cours-je, où vais-je, dans quel état j’erre?

De toute façon, maman a tort.

à c’t’âge, c’est beau l’amour .

sans la connaître, les larmes de l’infirmière me bouleversent.

moi aussi je les aime (les deux).

qu’il soit de mon droit… de tout toucher, j’en suis bien incapable.

… je rêve de dépasser l’interdit.

mais «la gaudriole» est… interdite.

un: quoique maman dise, j’obéis.

deux: moi j’oublierai pas.

trois: mes émotions dégoulinantes.

quatre: l’adolescence est une torture.

cinq: j’peux PENSER ce que je veux.

six: je touche le néant.

sept: je m’auto arrête.

huit: j’m’emmerde.

j’aime ce qu’on m’interdit (dans mes rêves)

les plaisirs impolis (sur mon polochon)

j’aime quand elle (LUI) sourit.

j’aime l’infirmière (ET Mylène).

un: j’suis très agitée.

deux: et j’ai bien fait.

trois: d’vous en parler.

quatre: j’me libère.

cinq: quoi qu’on en pense

six: elle était belle

sept: cette aventure

huit: je l’aime.

quand Mylène chante l’infirmière,

ça m’fait des choses,

comme l’adolescente encore vivante,

j’ai des frissons,

c’est beau la vie,

de ce souv’nir,

je rêve la nuit.

et vous?

neuf: l’ordre mon cul.

dix: la liberté m’habite.

Tamara Védrine

Dâdra Habi – Pandit Ragunath Trahd

Au delà de la maitrise absolue de la voix et des instruments, au delà même de l’incroyable synchronisation des différents éléments qui s’assemblent pour constituer le flux de plaisir musical, il y a dans ces notes toute l’Inde, tout un continent qui pleure et qui rit, la magie des couleurs et des rêves de voyages inachevés. 

Cette chanson m’a accompagné pendant des décennies, de cassettes en compacts, chaque jour l’envoûtement se distillait dans les oreilles comme la douceur d’un fleuve qui apaise, qui rafraîchit. Chaque jour j’étais comme le Siddhârta : même au cœur des pires souffrances, je trouvais dans ces paroles qui ondulaient vers mon cœur, l’énergie  de la longue histoire d’un peuple, d’un mythe sans cesse renouvelé.

Et puis un jour, avec un copain indien, j’ai appris qu’il avait composé ça pour une chaîne de magasins d’habits discount, la très sainte description d’un costard taillé sur mesure avec une cravate offerte si tu achetais des godasses avec.

Je m’en fous, je l’aime toujours comme si c’était le bruit des pas d’une divinité éthérée.

Jérôme Rosset

Mon enfance – Jacques Brel

Les craquements de l’escalier

La main courante froide et lisse, immobile

La tapisserie pivoine qui la borde

L’odeur du tabac embrassant la réglisse

La radio éructant des résultats sportifs

Des ambulances par la fenêtre

Des oiseaux qui s’en mêlent

Courants d’air, CLAC

« La porte, merde »

Et moi au bas de cet escalier…

Orteils froids, mains moites, un pas

La petite goute de sueur qui chatouille

et qui se fraye un chemin

sur le parterre fleuri de mon front

une jungle de boutons

Deux pas

la petite goute de peur

qui excite mon pantalon

Trois pas

Le coeur qui s’emballe

le cerveau qui remballe

sa bête assurance

Et maintenant je fais quoi ?

Je fais comment moi ?

La porte en haut de l’escalier qui s’ouvre

Doucement

Ah ben t’es là ?! Entre

La porte qui se referme

Baiser, cliquetis des langues

Gargouillis labiales

La chaleur de ses bras

Et le reste, et le reste

Tête vide, mains pleines

L’histoire du manchot

séduisant la gazelle

Et Brel à la radio

qui invite pour un moment

son enfance entre nos bras

Tout va bien finalement

Tout va bien

 

Bastien Leutenegger

Foule sentimentale – Alain Souchon

J’aime les historiens, qu’il me plait d’imaginer sondant des tonnes de bouquins pour retrouver le sens de l’Histoire. J’ai toujours en tête ces images baroques et oppressantes superbement dessinées par François Shuiteen, dans L’Archiviste (Les Cités obscures, Casterman).

Futile ou engagée, la chanson est parfois, souvent, témoin de notre temps, qui consigne en trois minutes trente un fait, une histoire, une tranche de vie, une ambiance, un état d’esprit.

Dans cent, deux cents ans, pour comprendre cette étrange charnière entre deux millénaires, les historiens gagneront du temps à écouter des chansons, sans doute en des supports que nous ne connaissons encore. Des chansons. Et notamment et surtout celles Alain Souchon.

Souchon, par des mots simples et bien ajustés, nous portraite comme personne, en individuel comme en collectif. Comme ce le fut avec Le bagad de Lann-Bihoué (1978) et ce vain espoir de gloire, de bonheur et de renommée : vous pensez, être musicien, au bagad de Lann-Bihoué, le rêve de toute une vie ! La vie est décidemment mal foutue qui le voit, loin de tout biniou et beaux costumes, surveillant dans un centre commercial : « Moi aussi j’en ai rêvé des rêves. Tant pis / Tu la voyais grande et c’est une toute petite vie / Tu la voyais pas comme ça, l’histoire : / Toi, t’étais tempête et rocher noir / Mais qui t’a cassé ta boule de cristal / Cassé tes envies, rendu banal ? / T’es moche en moustache, en laides sandales / T’es cloche en bancal, p’tit caporal de centre commercial. » Par bonheur on sait, depuis La ballade de Willy Brouillard de Renaud (1994) « qu’on peut mettre de la musique / sur la vie d’un flic. » De la cornemuse peut-être ?

Toutes petites vies… En 1993, Souchon ne nous chante pas autre chose. Il nous parle de nous, de ces Foules sentimentales que nous sommes, « attirées par les étoiles, les voiles / que des choses pas commerciales. » Toujours dans ces rêves qui nous portent, nous supportent, qui se cognent et se brisent face à la réalité. Le monde nous mène, nous malmène, nos vies tanguent, souvent brisées aux ressacs de l’existence. Nous ne sommes riens et nous raccrochons à de providentielles et dérisoires bouées. « On nous Claudia Schiffer / On nous Paul-Loup Sulitzer. » On nous donne la becquée, nous gobons. « Oh là là la vie en rose / Le rose qu’on nous propose… » Mais c’est bidon. « On nous fait croire / Que le bonheur c’est d’avoir / De l’avoir plein nos armoires / Dérision de nous, dérisoire. » A défaut de posséder nos vies, on nous invite à accumuler des biens, « d’avoir des quantités d’choses / Qui donnent envie d’autres choses. » On consomme avec frénésie pour combler le vide de nos vies.

La chanson de Souchon est désespérée, qui se cache derrière des voiles pudiques, sous l’extrême politesse de ses mots élégants. On se joue de nous, nous ne sommes rien. Nous nous réfugions dans une vie en rose, dans l’espoir bien mince de lendemains qui chantent, d’un ailleurs…

Alain Souchon nous tend un miroir. Cette Foule sentimentale, mille fois entendue, griffes tendres et riffs ingénieux, nous rappelle qui nous sommes, pas mieux, dans cet enfer du paraître, du consommer à tout prix. De, contre toute attente, cette Ultra moderne solitude.

Ça pourrait être pire. Car Et si en plus y’a personne…

Michel Kemper

Your Kisses Burn – Marc Almond feat. Nico

You make a fire / here in my heart/ Your kisses burn me / sending sparks. Tu allumes un feu dans mon cœur, tes baisers me brûlent, projetant des étincelles.

Sept ans après la reprise de Tainted love – trop grand succès qu’il se refuse de jouer en concert malgré les demandes incessantes -,Marc Almond a repris le chemin des studios pour enregistrer son quatrième album solo. En ce mois de juin 1988, il attend une invitée très spéciale.

Il est aussi impatient et nerveux qu’un enfant qui attendrait de monter sur scène pour la première fois lors du spectacle de fin d’année à l’école. Mais il a debonnes raisons puisqu’il attend une icône q ui a compté dans sa formation musicale tout autant que Scott Walker, Jacques Brel ou Lou Reed.

Your kisses burn / they scorch my soul. Tes baisers brûlent, ils rougissent mon âme.

Cette icône c’est Nico, celle-là même qui a connu Brian Jones des Stones, Jim Morrison des Doors, Tim Buckley, Iggy Pop, Andy Warhol qui l’a placéede force au sein du Velvet Underground contre la volonté de Lou Reed avec qui elle aura pourtant une brève relation. Nico, l’icone du réalisateur

Philippe Garrell. Nico la jeune top-model qui s’est retrouvée par accident dans un film de Fellini. Nico que même la littérature glorifiera puisque l’éditeur Jean-Jaques Pauvert, celui à qui l’on doit les oeuvres complètes de Sade, lui rendra hommage en publiant, en 2001, un livre contenant son

journal, ses textes et ses poèmes. Plus tard Alban Lefranc en fera l’héroïne d’une bio-fiction intitulée Vous n’étiez pas là. Une icone je vous dis.

And world without end / through tempest and storm. Et dans ce monde sans fin, à travers l’orage et la tempête. Un album en 1967, un autre en 1968, un troisième en 1970, puis le rythme ralentit et il faut attendre 1974, puis Nico s’efface, on perd sa trace, bien qu’elle réside le plus souvent à New-York, on l’oublie un peu. Et la voilà qui réapparaîtau début des années 80, en plein boum post-punk.

D’abord à Londres pour enregistrer Drama of Exile, un album dont les bandes seront volées et dont il existe ainsi plusieurs versions, puis à Manchester un an plus tard, où elle partage avec Joy Division le même producteur de génie : Martin Hannett, le temps d’un quarante cinq tours – Procession -.

Nico est ainsi découverte par un nouveau et jeune public qui la surnomme avec affection la Garbo du punk. Si le son, la froideur a beaucoup à voir avec Joy Division, Nico ne renie en rien son passé, ses amis, et le prouve avec diverses reprises, Bowie, Velvet Underground, ses concerts se terminent

d’ailleurs bien souvent par la reprise de The End des Doors, donnant un caractère cérémonial à ses prestations.

When your kisses burn / why are my lips like ice? mais quand tes baisers brûlent / pourquoi mes lèvres restent-elles de glace?

Nico voyage à nouveau, tourne plus régulièrement pour aboutir en 1985 avec l’enregistrement de Camera Obscura produit par John Cale, l’ancien du Velvet Underground. Avec ce nouvel album, Nico est en prise avec son temps, cette nouvelle décennie. Quoique toujours aussi expérimentale, sa musique se tourne aussi vers l’électronique. Le quarante-cinq tours tirés tiré de cet album contiend la chanson My heart is empty et en face B la reprise de My bloody Valentine – tout un programme.

On l’imaginerait plutôt vivre dans un quartier de New-York ou carrément dans la ville post-industrielle de Sheffield, mais c’est à Ibiza qu’elle trouve son nouveau refuge et tente de se débarrasser de l’emprise de la drogue par un mode de vie plus sain. Elle passe surtout du temps avec son fils, Ari, donne quelques concerts quand même, ici et là, à Londres, et ne refuse pas cette proposition de Marc Almond qui l’invite à chanter en duo sur son prochain disque.

Your love keeps me warm. Tom amour me tient chaud. Nico et sa voix d’outre-tombe, sa mélancolie naturelle, son visage d’enfant triste prématurément usé par le cirque du rock, trop de drogues,

trop de morts autour d’elle, mais aussi ce grand sourire généreux, quand elle veut bien le montrer. Marc Almond, sa voix haut perchée de dandy new-wave qui a délaissé l’électro-pop pour une musique de cabaret sorti d’un roman de Jean Genet, c’est la rencontre du feu et de la glace.

À ce stade de sa carrière, Marc Almond rayonne dans le monde entier, l’effet Soft Cell agit encore et ses albums solos marchent plutôt bien, de fait la compagnie de disques ne lésine pas sur les moyens et ouvre grand son porte-monnaie. En studio, on trouve un grand nombre de musiciens, presque un orchestre !

Piano, trompette, hautbois, cor anglais (!?!), clarinette, et même un quatuor de cordes, sans oublier la forme basique de tout groupe pop : guitare, basse et batterie (agrémentés de synthés, heureusement peu présent). Cet album va être l’un de ses meilleurs, et la présence de Nico la cerise sur le gâteau. Mais le manager de celle-ci prévient Marc Almond : Nico est fatiguée, si la première prise est bonne, il faut l’utiliser, elle n’arrivera pas à en faire d’autres. Et la première prise est excellente, il n’y aura pas besoin d’en faire d’autres. Les deux artistes posent pour la photo, devant une table de billard, on pourrait croire à l’osmose totale, mais le passage de Nico est plutôt bref,même si Marc Almond n’en est pas moins enchanté.

My soul be your fire. Mon âme est ton feu.

On n’avait plus entendu un tel duo mélodramatique depuis Lee Hazlewood et Nancy Sinatra peut-être. On est en juin 1988, Nico peut retourner faire du vélo à Ibiza, destination des clubeurs aujourd’hui, désertée l’hiver, elle fut surtout le point de chute de beaucoup d’artistes, comme le philosophe et écrivain dont Nico partage la même nationalité : l’Allemand Walter Benjamin.

Your kisses burn / The tides will turn / You brand your promise / On my tongue. Tes baisers brûlent, Les marées se succèderont, tu as marqué ta promesse sur ma langue.

À peine un mois après avoir chanté ces paroles en duo avec Marc Almond, et alors que le disque n’est pas encore sorti, Nico fait une chute à vélo, peut-être due à une insolation ou un arrêt cardiaque. L’ambulance arrive trop tard, hémorragie cérébrale, Nico meurt le 18 juillet 1988, elle sera enterrée à Berlin, au cimetière de Grunewald-Forst.

To keep my heart warm / With my touch / I’ll freeze your heart.

Yann Courtiau

http://vimeo.com/71814674

Demain il fera nuit – Gérard Manset

Oui, je sais.

Citer Gérard Manset, ça fait poseur, ça fait celui qui connaît des trucs que personne n’écoute, parce que, franchement, qui écoute Manset ? Ah, oui ! C’est ce gars qu’on ne voit jamais, celui qui n’est jamais monté sur scène… Et c’est bien, ce qu’il fait ?

Alors voilà. Quitte à passer pour snob, autant le dire clairement : Bashung enterré et Desjardins définitivement québécois, Manset est le plus grand chanteur français vivant. Peut-être même plus. D’accord, certains arrangements d’époque ont un peu vieilli. D’accord aussi, cette voix systématiquement réverbérée sonne parfois aigre à nos oreilles d’aujourd’hui.

D’accord, d’accord. Mais allez, juste une fois, écoutez Comme un guerrier, écoutez Genre humain, Le langage oublié, Lumières… Ou Comme un Lego, oui, celle qu’a chantée Bashung, parce qu’il fallait bien que ces deux géants se rencontrassent. Et Il voyage en solitaire ? Non, vous pouvez faire l’impasse : vous la connaissez déjà et trop de reprises médiocres lui ont ôté son suc. A part celle de Bashung, bien sûr…

Ou alors, juste une fois, plongez dans Demain il fera nuit. Cette intro bizarroïde, sourdement inquiétante avec ses voix venues d’ailleurs, et ces premiers mots : «Demain il fera nuit / Je l’ai lu dans un livre…» Imparable, magistral. Des frissons rien qu’en les écrivant ici. Manset joue sur le proverbial «demain il fera jour» et y ajoute un «livre» très biblique. Parce qu’il sera question de la fin du livre. De l’apocalypse, qu’il réécrit à sa manière : «Et les enfants iront / de porte en porte, de ville en ville/ et les rats s’enfuiront / de porte en porte, de ville en ville…»

Lancinant, hypnotique, le morceau étale ses fastes noirs sur presque six minutes de pure folie. Au milieu de ces sombres visions, une femme, «aux longs membres plus fins qu’un doigt». On l’imagine liane, souple comme une panthère, une sorte d’absolu féminin, sauvage et sucrée. Il ne reste qu’elle dans ce désastre généralisé, dans les cendres du volcan et cette nuit qui n’en finit pas de venir, entre les rats et les gosses paniqués. Divinité ultime, seule au milieu. La voix s’éteint sur son sourire : « Aux lèvres, aux lèvres / Au long baiser qui brûle / Aux lèvres…» Et puis le vent, rien que le vent.

Comme toujours chez Manset, rien n’est gratuit, rien n’est simple. La chanson, dans ce répertoire hors du commun, reste bien au-dessus de l’anodin et du divertissement sympathique. Elle parle de notre humaine condition, comme les autres arts majeurs, sinon à quoi bon ? «On regarde, on regarde dedans/ on voit de toutes petites choses qui luisent / ce sont des gens dans des chemises», chante-t-il dans un autre chef-d’œuvre (Comme un Lego). Manset est cet homme au-dessus de nous, qui «voit le monde de si haut» et observe notre agitation pour nous tendre un miroir qui nous fait réfléchir. Comment pourrait-il apparaître à la télévision ou sur scène ? Pourquoi devrait-il s’abaisser à notre médiocrité ?

Non, qu’il reste là-haut, inatteignable, et qu’il nous envoie de temps à autre quelques éclairs de lucidité sous forme de chansons. On s’en contentera largement. Comme on peut largement se contenter de Manset : c’est bien simple, je ne comprends pas qu’on puisse écouter autre chose.

Éric Bulliard

 

The Weeping Song – Nick Cave and the Bad Seeds

Mon premier contact avec Nick Cave date d’une nuit de 1987. Avec mon acné adolescente, ma chemise noire achetée chez Modia et mes baskets Migros négligemment détachées, j’allai ce soir-là au Prado de Bulle voir Les Ailes du désir, l’un des films cultes de Wim Wenders. J’en ressortis autre. Non pas tant parce que je fus bouleversé par l’histoire de ces anges névrosés qui hantent un Berlin si beau en noir et blanc. Non. Mon attention fut entièrement focalisée par l’apparition de ce chanteur hirsute, malingre et vacillant dans sa chemise rouge déboutonnée. Sur la scène d’un de ces bouges enfumés dont l’existence même m’était encore inconnue, Nick Cave semblait possédé par une force intérieure qui guidait chacun de ses mouvements. Comme on manipule une marionnette, ses bras bougeaient, déglingués. Son torse se brisait en deux, victime d’un invisible exorcisme. Indocile et furieux, il invectivait le public – «tell me why? why? why?» – dans une version ravagée de From Her To Eternity. J’en étais abasourdi. Je me souviens, dès ce choc initiatique, ne plus avoir rien compris à la fin du film. Mais, le matin, je me réveillai avec pour seul but de ressortir de chez Manudisc avec la cassette de la bande originale. La pauvre s’entortilla dans mon walkman des années plus tard.

Trois années d’études laborieuses et d’initiations aux choses de la vie m’ont fait rater la sortie de Tender Pray. Puis, en 1990, je suis retombé par hasard sur Nick Cave. Ou plutôt sur The Weeping Song. D’abord cette mélodie pernicieuse, au piano, puis au xylophone. Et la voix lancinante et profonde de ce «père» prodigue:

Go son, go down to the water
And see the women weeping there
Then go up into the mountains
The men, they are all weeping too.

Mes maigres notions d’anglais m’ont tout juste permis de traduire le sens de ce verbe servi à tous les couplets, comme une lente litanie. «Allez mon fils, descend à la rivière / Et vois les femmes qui pleurent là-bas / Puis monte dans les montagnes /Les hommes pleurent tous aussi…»

J’en restai sans voix. Sur mon tourne-disque, à chaque fois que l’aiguille terminait la face A de cet album The Good Son, je la repositionnais invariablement sur cette quatrième plage. Sans vraiment prendre la peine d’écouter les autres morsures venimeuses – The Ship Song ou Sorrow’s child – qui ne se révélèrent à moi que bien des années plus tard. J’étais investi de l’envie vaine de comprendre l’alchimie de cette chanson. De saisir pourquoi l’intensité de cette complainte m’atteignait directement dans l’estomac. Pourquoi tant de pleurs? Ce soir-là, au casque, je dus l’écouter une trentaine de fois. Seul dans ma chambre.

Je ne pouvais me détacher de la voix de Blixa Bargeld, ce guitariste brutal que je ne savais pas encore être aussi le chanteur d’Einstürzende Neubauten. Ni des réponses de ce fils spirituel, en quête d’une rédemption incertaine. «Oh then I’m so sorry, father / I never thought I hurt you so much.» (Dans ce cas, je suis désolé, papa / Je n’ai jamais pensé te faire autant mal.) Sur le coup, je ne saisissais pas bien le sens profond de la chanson, mais elle épousa mon spleen adolescent comme deux pièces de puzzle se promettent fidélité.

Je dus encore attendre une poignée d’années avant de goûter au véritable envoûtement angélique des Ailes du désir. La défloration eut lieu le 3 juin 1994, à la Grande salle de Vennes, la fameuse halle de gymnastique lausannoise convertie en grand-messe gothique. Avec mon pote Jack, on but le calice jusqu’à la lie. Ce soir-là, les Bad Seeds étaient le groupe le plus dangereux, le plus imprévisible, le plus rock’n’roll du monde. Je vécus sans doute une forme d’extase, comme ne peuvent en ressentir que des saintes ou des vierges.

Depuis ce moment-là, The Weeping Song est restée une compagne, une amie, une confidente. Elle m’a suivi en vinyle, en compact disc, en mp3. Elle a même survécu au jour où Blixa Bargeld a décidé de quitter les Bad Seeds pour se consacrer pleinement à son groupe. En concert, le xylophone a été avantageusement remplacé par la guitare rageuse de Mick Harvey. La voix du père s’est muée en sanglots longs du violon de Warren Ellis. Elle n’était plus tout à fait la même, mais elle restait entêtante, tout comme le souvenir de ce mal-être d’antan.

Puis, un soir de 2013, dans l’Australie natale de son géniteur, la «chanson des pleurs» connut une résurrection. Nick Cave fit monter sur scène Mark Lanegan – qui jouait alors en première partie – pour reprendre le rôle du père. Moment divin, précieusement partagé sur les réseaux sociaux. Mis à part Leonard Cohen, je n’imagine en effet personne d’autre à la mesure de cette chanson, une mélopée que je serais prêt à entendre à mon propre enterrement. Avec peut-être cette épitaphe: «No I won’t be weeping long» (Non, je ne pleurerai pas longtemps.)

Christophe Dutoit

https://www.youtube.com/watch?v=L1k6adfVT1A