Si Rocco Siffredi avait un second talent, il aurait la voix de Mark Lanegan. C’est comme ça. Un don de la nature. Un truc pas possible. A faire frémir.
Bien sûr, la voix de Mark Lanegan n’est pas aussi ourse que celle de Leonard Cohen, pas aussi chienne que celle de Tom Waits, pas aussi panthère noire de celle de Nick Cave. Basse, certes, caverneuse, oui, mais surtout rouée d’aspérités, comme une caresse à la toile émeri, un calin au gant de crin.
Papi du grunge il y a trente ans, frère d’armes de Kurt Cobain avant l’héro, Mark Lanegan chante. Sur scène, sa main gauche s’agrippe au micro, tandis que sa droite tient fermement le pied à mi-hauteur. Pour éviter de tanguer, rester hiératique, irrémédiablement impassible, quelle que soit l’hypnose distillée par ses musiciens. Mark Lanegan ne danse pas, il n’esquisse pas le moindre déhanchement du pelvis, il ne se tortille pas, il ne sourit pas, il ne palabre pas avec le public. Hirsute, mal fagoté, rasé à la hache, il a le charisme d’un bernard-l’ermite au moment de la grande migration. Et il s’en fout royalement. Car Mark Lanegan chante. Point barre.
Et, presque à chaque fois, il entonne One way street, premier titre de l’album Field songs, paru en 2001. Et là, le vertige.
The stars and a moon
Aren’t where they’re supposed to be
For the strange electric light
It falls so close to me
Love, I come to ride
High on that seasick rolling wave
And you know that I am
Just trying to get out
Oh the glorious sound
Oh the one way street
But you can’t get
Can’t get it down without crying
Derrière sa SG vintage ou sa vieille Martin acoustique, le fidèle guitariste Jeff Fielder égrène ses arpèges en mineur. Il est question de gloire, d’échappatoire, de voie à sens unique, de larmes. Comme tout semble si simple. Sans artifices, sans concessions, sans virtuosité, sans foutaise. Juste la volupté d’un baiser déposé par une lèvre un peu trop sèche sur une bouche encore humide.
» Eh, la chanteuse s’appelle Luc ! » En pleine enfance, première rencontre avec une femme qui prend un nom d’homme pour être artiste. D’autres l’ont fait avant elle, d’autres après aussi, par choix ou par nécessité. Ici, c’est un peu des deux : Sœur Sourire ne pouvait plus s’appeler Sourire, n’étant même plus sœur. J’ai demandé à Maman ce qu’était devenue Luc Dominique : question difficile, à laquelle elle répondit que cette femme a eu bien des malheurs, en restant dans l’abstrait. Comme beaucoup de choses, c’est plus tard que j’ai su le tragique fin mot de l’histoire.
C’était les années 1980. Maman avait récupéré une pelletée de disques de sa jeunesse. Luc Dominique, alias Sœur Sourire, alias Jeanne-Paule Marie Deckers, qu’on nommait aussi Jeannine, s’était glissée dans un ensemble hétéroclite de 45 tours où se côtoyaient les valses de Johann Strauss fils, Bach et Mozart, ainsi que les tubes de Sheila et Dalida – sans oublier Arlette Zola, pour la couleur locale. De quoi me faire un premier bagage musical. Luc Dominique avait quelque chose de spécial : sa voix n’était certes pas des plus brillantes, pas extrêmement belle, et sa musique n’était pas forcément entraînante, mais il y avait là quelque chose d’obsédant qui faisait qu’on ne pouvait qu’y revenir.
Ah, cette idée de bain de soleil… c’est dès le départ l’image d’un bonheur, païen ou divin (mais n’est-ce pas un tout petit peu pareil, en somme ?), que l’on savoure sous l’astre du jour. Bonheur contemplatif, oui, et en écoutant » Bain de soleil « , cette chanson lente et sereine, impossible de ne pas penser à des rayons filtrant doucement à travers les vitraux d’une église. » Bain de soleil « , c’est deux ou trois minutes d’un bonheur enveloppant, goûtées comme lorsque l’on regarde un beau vitrail. Je pense aujourd’hui aux Manessier de la cathédrale de Fribourg, abstraits, irisés comme une mer de lumière où l’on se baigne. En prise directe avec Dieu.
Sœur Sourire, ou son fantôme bienveillant, a croisé ma vie à deux ou trois reprises. » Dominique « , son tube mondial, a servi de musique de scène pour une pièce humoristique que j’ai écrite pour les copains du Collège du Sud, qui ont bien ri – à commencer par ceux qui ont été chargés d’aller chercher un enregistrement de cette pièce. Et beaucoup plus tard, en 2009, le biopic » Sœur Sourire » m’a donné à voir qui avait vraiment été Jeannine Deckers. Une vision humaine, trop humaine diraient certains, qui m’a remis cependant à l’oreille cette voix venue de l’enfance.
Et grâce au film sensible de Stijn Coninx, en ces temps où il faut toujours aller plus loin, plus haut, plus vite, plus fort, elle m’est revenue, cette voix, plus ou moins oubliée ou retrouvée au fil des jours. Banale et obsédante, épousant les accents d’un cantique des temps modernes, elle m’accompagne encore parfois : » Bain de soleil, Seigneur en ta présence… Mon énergie c’est toi ! »
Daniel Fattore
(La chanson n’est à notre connaissance pas disponible sur le Net)
Il y a cette petite chambre. Il y a ce petit frère d’armes, déjà sérieux, déjà inspiré. Il y a l’émerveillement des premières fois, l’incroyable certitude de ce garçon qui savait bien avant de grandir qu’il serait un marin, un homme du voyage. En attendant, il rêvait en boucle sur Royaume de Siam, la chanson de Gérard Manset ; et moi, égaré dans une patrie choisie par mes parents, j’adorais rêver avec lui, vautré sur un coussin à même le sol. Je devais avoir quinze ans, bientôt je n’entendrais plus parler ni du jeune garçon ni du chanteur.
La vie est farceuse, nous le savons, et, sans même le vouloir, l’ami rêveur avait planté dans mon cœur le goût du voyage, de l’Asie, du Siam aussi, la terre des hommes libres, celle qu’on nomme aujourd’hui Thaïlande. Dans ce lieu, Manset m’est proprement monté à la tête : Celui qui voit le monde par tes yeux / Celui-là peut-être il peut être heureux.
Royaume de Siam donc, avec son attrait exotique et, pour moi, l’appel de l’enfance. Ce fut là mon premier acte de courage, non celui de la force physique ou des idées, mais celui, plus simple et plus vrai, de faire confiance à mes sensations, au plaisir, de préférer si besoin est l’élan irrésistible d’une chanson mélancolique aux valeurs de la haute culture.
Comme un Lego ensuite, avec ce retour à la méditation, à l’apaisement, après l’exaltation de la route et des saveurs orientales. Manset m’apparut alors pour ce qu’il est : un Épicure moderne. Pas celui de la paillardise et des bonnes tables. C’est l’homme d’une éthique, l’homme de l’engagement, du dire sans aveugler, du dire sans se montrer. Tel le maître ancien, il exerce son art en retrait, dans son jardin, son monde à lui ; loin des scènes et de l’agora.
Mieux qu’une autre, cette musique, taillée en surface pour une ambiance de supermarché, élimine le superflu, se fait écho de l’univers, mélodie secrète du vide et des atomes. Les paroles disent, elles, notre terre perdue dans l’immensité du cosmos, son émouvante fragilité : C’est un grand terrain de nulle part / Avec de belles poignées d’argent ; elles disent la pluralité des mondes possibles, la vaine prétention d’une espèce : La lunette d’un microscope / Et tous ces petits êtres qui courent ; elles disent la tragédie de ces composés modulables de matière : La faiblesse des tout-puissants / Comme un Lego avec du sang ; elles disent où réside la dignité de l’humain, l’opposition à ceux qui veulent nous faire courir pour rien : Force décuplée des perdants / Le Lego qui montre ses dents.
Vertu cardinale enfin, hors ou dans le texte, l’amitié : Danser ensemble à se donner la main. Cette chanson fut écrite pour Alain Bashung.
Rebel de Bashung, j’adore et voici un peu pourquoi
D’accord, ce n’est pas la plus connue, la plus belle, la plus émouvante (quoique…) chanson du grand Alain et de son inimitable parolier Boris, elle peut être même considérée comme convenue. Mais je l’adore. C’est une des chansons de Bashung qui m’a le plus marqué. Surtout, celle à laquelle je me suis le plus identifié. C’est vrai, je me suis pris – et je me prends encore parfois, quel grand gamin… – pour un rebelle, mais avec Alain c’est avec un seul L. Sacré, Bashung.
Au-delà de l’affection très personnelle, que je revendique et que je défends – manquerait plus que ça! -, que je porte à ce morceau, je trouve qu’il résume bien l’esprit de Bashung – je n’écrirais pas bashunguien, c’est horrible!.
Le refrain me parle énormément, et il reste actuel. En tant que fils d’immigré, c’est normal. Ben oui, «yé n’en pé plou».
Je serai toujours cet étranger
Au regard sombre
Un rebel dans vos villes de contraste
Yé n’en pé plou
Vous me direz, «là, Bashung se prend au sérieux». Certes, mais tout de suite après, il dédramatise. Sa façon à lui de faire passer un message sans avoir l’air d’y toucher. Génial.
J’ai nettoyé La cheminée de Ramona
Je suis parti
Avant que la senora me dise merci
Yé n’en pé plou
Forcément, il conserve son esprit. Il pousse son ami et complice à bout avant de calquer une musique assez convenue sur ses paroles. Joli contrepied. Un peu loufoque, mais pour moi il fonctionne.
Quand je réécoute ce morceau, l’émotion l’emporte sur la raison, en fait. Il symbolise tellement toute une des époques de ma vie, il réveille trop de choses en moi. Ça me fait un vieux bien. Comme quand vous revoyez une ancienne copine et que vous ne vous souvenez que des bons moments passés avec elle. Le reste, on s’en fout!
Après six babies ton excuse est floue T’es allée revoir le fils du Sheik
Me faire ça à moi d’habitude quand
Je rentre tout est sec
Yé n’en pé plou
Forcément, j’adore cette dernière strophe. Du grand art. Le gars chante ça comme le premier couplet d’un tube de l’été, la classe! Moi, ça me fait toujours sourire. C’est peut-être con, mais c’est comme ça, j’ai l’humour décalé un peu facile. Je suis très client.
Bon bref, j’adore et je vénère Bashung. J’aurais pu prendre mille autres de ces morceaux, comme celui où il chante «tant que soufflera la tempête, je saurai à quoi j’aspire» ou l’incroyable «Imbécile», le mythique «Sur la ligne blanche». Même des plus modernes.
J’aurais pu vous parler de son déchirant et splendide dernier album. De mon expérience, en mai 2008, aux Francomanias de Bulle lorsqu’il a débuté son concert avec «Comme un légo» tout seul sur scène, lui et sa guitare. Fabuleux moment! Une spectatrice s’était même évanouie d’émotion devant moi alors que mon ami Jérôme faisait le pitre. On sentait que c’était ses derniers moments au grand Alain, et j’ai vécu ce concert comme une messe. Horrible et fabuleux à la fois.
Mais bon, pour moi le grand Alain, restera toujours le mec capable de chanter «Rebel» sans avoir l’air d’y toucher ou de nous sortir «Touche pas à mon pote» en deux jours sans vraiment comprendre ce qu’il chantait.
Ben voilà, merci à jamais à mon ami Christian qui m’a initié à l’univers de cet artiste incomparable et insaisissable. Merci aussi à cet magnifique et adorable hurluberlu de Perruchoud de m’avoir permis de m’exprimer ainsi. Ça m’a fait un bien fou!
C’était au lendemain d’une révolution manquée. Paris s’était tu, j’avais vingt ans, la tignasse en bataille et, déjà, des copains sans particules. Le travail nous tendait les bras, il ne tenait qu’à nous d’entrer de plain-pied dans ce que ceux qui nous avaient précédés appelaient «la vie». Et qui était «leur vie». On écoutait la Radio romande, celle de Kohler et de Gardaz, en se disant que ce coin de pays à jamais épargné par les turbulences avait somme toute bien de la chance. Et nous avec.
Et puis Bühler a chanté. Il devait s’agir d’une chanson qui, à l’époque, allait faire un bien joli tapage et dans laquelle il était question de nos rêves et de ces envies que l’on sentait sourdre en nous :
J’ai vingt et un ans, c’est donc le moment
De participer à la vie du temps
Mais comment le faire lorsque l’on n’est pas
Riche ou bien célèbre, et que l’on n’a pas
Le poids des années qui, dans mon pays,
Avec de la chance m’aurait permis
De me faire entendre ? Mais écoutez-moi, Car, comme vous…
J’aime nos montagnes, nos Alpes de neige…
Oh je sais déjà ce qu’on va me dire :
Tais-toi, tu ne sais pas ce que c’est que souffrir !
Comment oses-tu parler ? Tu n’as pas
Comme nous gagné la guerre, tu n’as pas
La force des ans, tu n’es pas lieutenant,
Tu n’es pas comptable ni même révérend !
Tu es encore jeune, tais-toi, ça passera, Contente-toi…
D’aimer nos montagnes, nos Alpes de neige…
Je n’ai jamais gagné la moindre guerre, j’aurais fait un piètre comptable, et si un jour je m’adresse à Dieu, ce sera à lui et à lui seul, pas à ceux que Brel appelait « les larbins du ciel », mais j’ai conservé, gravées dans ma mémoire, ces quelques rimes. Et avec elles une bonne partie de celles que, depuis, le chantre de l’Auberson a bien voulu nous livrer.
Où que je sois, quoi que je fasse, j’emporte toujours avec moi un peu de Bühler. Un refrain, quelques mots. Il m’arrive souvent de croiser le regard de La Vieille Dame, celle « qui sait les mots qui consolent un peu », celui d’un étranger aux mains « comme des outils », ou encore de poser un coude sur le zinc du Kabyle. Toutes les villes du monde ont leur «Rue de la Roquette», tous les «Péquenots» du monde et de par chez nous se posent aujourd’hui la question de savoir ce que sera leur demain. Et, quand il me prend de «partir pour boire», c’est aussi non par désespoir, mais pour espérer. C’est cela, en somme, la force de Bühler: nous rappeler sans concession aucune notre quotidien et entretenir ce feu qui brûle en nous et qu’il appelle l’espoir.
Bühler partage avec Brassens, Renaud et quelques autres privilégiés l’art de faire de gros mots des mots jolis. Il dit bite et con, salauds et – pire ! – militaires, politiciens, banquiers, et tout cela fait des phrases qui sonnent clair et qui vous dessinent des paysages ouverts, infinis, joyeux.
Il fait aussi, Bühler, des rimes où
L’espoir c’est l’évidence belle
Que l’on est là mille et cent mille
Sans peur aucune, debout, rebelles
Et que ça n’est pas inutile
Et encore
L’espoir c’est plus fort que la mort
La fleur qui perce le goudron
Le soleil qui s’lèv’ra encore
Sur les fûts rouillés des canons C’est cette flamme qui vacille
Ce feu que je tiens dans ma main Fragile et fort comme ma vie
C’est tout ce qui me fait humain
L’espoir
Tout cela, pourtant, ne ferait pas une œuvre s’il n’y avait là tant et tant d’obstination à convaincre. C’est aussi simple que cela: Bühler est un laboureur. Il connaît la terre et trace son sillon pareil à « ces dos courbés » dont on nous dit qu’ils sont d’un autre temps et qui, pourtant, savent tout des saisons, du bruit du vent dans les feuillus, des autres. Bühler a choisi d’écrire pour ceux qui, comme Otto, son père, savent encore sortir un violon, rire, boire et chanter. Et recommencer cent fois, mille, parce que c’est leur vie. La vie.
C’est beaucoup et c’est largement suffisant pour que les textes et les chansons de Bühler soient d’ores et déjà assurés de lui survivre et de continuer de tenailler les bonnes consciences de ce pays trop beau, trop riche, trop… petit. Et, quand il s’agira pour lui et quelques-uns d’entre nous de s’en aller voir là-haut s’il y a des bistros où boire le gros rouge avec Dimey ou le Château Figeac avec Desproges, il s’agira aussi de savoir que, aussi vrai que les linceuls n’ont pas de poches, les poètes, eux, ont l’élégance de laisser leurs écrits derrière eux.
Roger Jaunin
* Extrait de la préface de On fait des chansons/Bernard Campiche éditeur/2008
Elle m’appelait Sunshine. Ma fille, c’était Ella Bella.
Elle, elle a été là, pendant trente ans.
Et ce 19 décembre, le soleil s’est couché pour ne plus se lever que dans ma mémoire.
Un léger accent allemand. Une mèche qu’elle arrangeait sans cesse sur son front. Son rire et ses pommettes roses quand on buvait un peu trop de pinot. Son écoute attentive, de femme qui n’a pas eu d’enfant et a choisi ceux qu’elle voulait aimer.
Son éternelle jeunesse.
Les articles qu’elle découpait dans les journaux pour me les envoyer, qui étoffaient une discussion qu’on avait eue devant un repas léger parce qu’elle avait un appétit de moineau. Les Lieder de Schubert et le Messiah de Haydn qu’elle m’offrait par tranches, pour ne pas me rassasier.
Ses voyages, ses silences, ses pudeurs, ses blessures et son élégance. Ses indignations et ses générosités.
Ain’t no sunshine anymore.
J’ai perdu tellement plus que cela. Mais c’est déjà beaucoup.
Cette chanson, je l’ai tout de suite aimée. La voix, chaude et forte, la mélodie, le violon qui pleure entre deux couplets, qui s’envole et grimace, qui enrobe la tristesse des mots.
Cette chanson, je l’ai découverte en 1983, quelques mois après la sortie du disque éponyme. Elle m’a touchée. J’y ai cherché un sens. Je ne l’ai pas trouvé tout de suite, j’avais treize ans, je n’étais pas au courant que les artistes se rendaient parfois hommage entre eux. Et puis j’ai su. Maintenant, cette chanson me bouleverse. Je pense à Coup de tête, aux Valseuses, au juge Fayard dit le Shérif, à Un mauvais fils, à Hôtel des Amériques… Je revois cette belle gueule, ce charisme. Je me revois, moi, sortant des cinémas où j’égarais mon adolescence, ou après une soirée télé, imprégné de tous ces acteurs.
Je me sentais Depardieu, massif et roublard, capable de tout, je me découvrais en Delon, belle gueule souriant à Mireille Darc – la blonde de l’époque, casque de cheveux et sourire mutin –, Je roulais des épaules comme Lino Ventura, dont j’aurais voulu posséder la carrure, mon visage se tordait de grimaces à la de Funès, et… je devenais Dewaere, insolent, frondeur, excessif et tendre. J’aurais voulu lui ressembler physiquement, moi, le blond maigrelet trop vite grandi.
Car je n’étais rien de tous ces hommes. Les filles ne voyaient que mon absence de muscles. J’étais Skeletor, un Bourvil sans talent, un intello au torse concave qui jouait aux échecs en écoutant Adamo.
Écorché, génial, rebelle, fragile, sensible, tourmenté, mais surtout sincère dans ses rôles, qu’il incarnait à fond, Patrick Dewaere a quitté les feux de la rampe le 16 juillet 1982. À 35 ans. D’une balle de fusil dans la bouche.
Tu peux t’vanter
D’avoir trouvé le rôle
Où t’es pas drôle
Et si tu crois
Qu’on va t’regretter
Oui, tu t’es pas trompé
Lorsque j’ai réalisé que la chanson de Catherine Lara s’adressait à Dewaere, j’ai souvent repensé à lui. À ce qu’il serait devenu, aux films qu’il aurait tournés, à sa carrière, sa vie privée, ses césars, ses oscars, sa vie de débauche. Il n’était pas aussi solide que Depardieu, ce roc, pas aussi endurant que Léotard, compagnon de beuverie parti rejoindre le Paradis des acteurs et poètes en 2001, et il n’a pas attendu que l’alcool ou la drogue termine le travail.
Tu peux t’vanter
D’avoir trouvé le rôle
Où t’es pas drôle
Et si tu crois, qu’on va t’oublier
Oui, tu vois c’est raté
Se tirer une balle alors qu’on a tout, la gloire, l’argent, la belle gueule, ne tient pas debout. Constat maintes fois rabâché. On se suicide de tous les côtés, on s’arrache les membres sous un train, on se pend aux poutres, on se répand sur les chaussées, on avale gélules et balles d’automatiques, on se rue dans les bras de la Camarde sans attendre l’heure de la traite, l’instant où Guillotin déclenche son coupe-chou pour nous envoyer définitivement au sous-sol. Même pour peaufiner son autodestruction, l’humain se dépêche. Il n’est pas drôle, non. Sa hâte d’en finir a quelque chose de pathétique.
Là, la dernière image
J’vois plus ton visage
Depuis quelques années, Catherine Lara a disparu du paysage médiatique. Ses chansons n’ont pas vieilli. T’as pas le temps reste d’actualité, Johan s’écoute toujours avec émotion, T’es pas drôle vibre aussi fort qu’il y a trente-cinq ans.
Des accords qui couvrent un fredonnement aigu, puis un rythme qui s’accélère, comme le
battement d’un coeur qui repart, ou une vie qui commence, ou des yeux qui s’ouvrent
malgré la lourdeur des larmes qui les éclatent.
All we ever wanted was everything.
C’est une chanson qui dit:
Laisse-moi te toucher. Prends-moi la main.
All we ever got was cold.
C’est une chanson qui dit:
Laisse-moi t’attraper par la manche, te retenir, parce que je sais ce que ça fait de tout
vouloir et de ne recevoir que de fausses promesses, des contrefaçons de sourire, de
l’indulgence en pack de dix et de s’étonner à quel point le vide est lourd à porter.
Cette chanson, c’est une voix tremblante dont coule des larmes, des larmes qui tombent
trop souvent et qui disent ce que ça fait de ressentir ce que tout le monde tourne la tête
pour ne pas voir.
Un cri qui déchire la chanson. Les paroles ont plus beaucoup de sens et d’ailleurs on s’en
fout, maintenant cette chanson n’est plus chanson, c’est une fille de 17 ans qui sourit en
pleurant. Maintenant, c’est une chanson qui dit:
Toi, tu sais ce que c’est d’être trop humain et tu sais que c’est horrible, que le doute a une
odeur pestilencielle et qu’elle revient à chaque fois que les autres rient à une blague sur le
suicide, le viol, la dépression, la violence: tout ce qu’ils tournent la tête pour ne pas voir.
J’aimerais tellement pouvoir te faire comprendre que nous voulions tout avoir et que les
petites choses qui te font pleurer sont gigantesques.
Nous voulions tout savoir, tout vivre, tout pleurer et en faire de l’art pour ne jamais plus
être seul.
La chanson s’essouffle et finit comme elle a commencé, elle murmure:
Ni la froideur de l’apathie, ni la morsure de la compassion contrefaite
Ne t’empecheront de te tourner
Vers tous ceux qui ont toujours tout voulu.
T’as déjà voyagé ? Visité la Louisiane, poussé jusqu’au Mexique ? Laisse-toi entraîner, suis les violons et les guitares. Ça y est, t’as capté le rythme ? Tu galopes sur des terres arides, plantées de cactus. Vois comme l’air vibre à l’horizon. Tu sues sous ton chapeau. Un gars au bord du chemin observe ton passage. Un rai de regard noir, celui de la brute de Sergio Leone, filtre de sous ses paupières. Ne change pas d’allure, reste calme, gringo.
Une voix t’interpelle. Un peu nasillarde, un peu aigre, désabusée, surtout. Elle te raconte une histoire du quotidien, une histoire universelle, de tromperie et de revanche. L’interprète a le cheveu long, la moustache fine, la chemise ouverte. Étrange métissage de pirate, de torero et de crooner, il exsude une séduction un peu repoussante.
Mais ne te laisse pas distraire. Le tempo te reprend, martèle l’allure de ta monture, plante l’atmosphère. De mesure en mesure, la fatalité t’accable autant que la chaleur. Ça sent le drame et la passion, l’air se charge de promesses et de trahisons, comme dans un roman de Steinbeck. Le chanteur te parle de rêves anéantis, de relations qui dévastent, d’une Amérique rurale et cruelle.
Et les violons prennent le relais pour te laisser méditer sur le sens de cette putain de vie.
T’en connais beaucoup, des chansons qui en trois phrases et six accords ont posé le décor ? Ici pas de place pour les tergiversations, tu laves ton honneur dans le sang et tu rinces à la tequila. C’est l’essence même de l’existence : amour, désillusion et vengeance. Fais pas ta mauviette, laisse les sanglots aux trompettes.
Ayayayahahahaa… L’issue était inéluctable, le geste irrémédiable. Entre les cris et les exclamations, la cadence ne faiblit pas. Ton cœur bat au rythme des congas. Ne te retourne pas, cap sur le sud pour une fuite interminable. Galope, gringo, galope, avant qu’on ne te pende. Des gars te regardent passer, des enfants jouent, des femmes s’affairent. File vite vers la frontière dans une traînée de poussière.
Sur un dernier souffle des cuivres, la musique s’interrompt. Tu rouvres des yeux étonnés. Ton cheval, le désert se sont évanouis. Pas le moindre sombrero à l’horizon. Tu retrouves le calme de ton salon, par une maussade soirée de novembre. Tu frissonnes, tu raisonnes. Tu n’as pas commis de meurtre, personne n’est à tes trousses. Pire, tu n’es même pas un homme, bécasse !
Alors n’essaye pas de contester que Hey Joe façonWilly DeVille, ça te transporte vraiment très loin…
Nous, on n’avait pas eu les couchés de soleil et les bougies, on avait une route pourrie
dans les environs de Boston. Ton visage était envahi par la lumière du feu rouge, ta
voiture aussi. On était devant l’école où on s’est connu et on riait en pensant à tout ce
qu’on ignorait alors pouvoir vivre, toutes les émotions impossibles qui nous cacheraient
bientôt les yeux et nous guideraient joyeusement vers toutes les surprises que la vie allait
nous cracher au visage. J’ai mis There is a light that never goes out des Smiths, ma
musique te plaisait, tu t’imprégnais de tout ce que j’étais, en faisais une partie de toi et la
sacralisais, et moi je te regardais faire en comprenant pas ce que j’avais de si précieux.
Driving in your car
I never never want to go home
Because I haven’t got one
Anymore
J’adorais la voix de Morrissey, je me disais que la chanson était trop belle, que le fait que
je devais bientôt rentrer la rendait affreuse, que cette chanson couplée à cet instant
rendait mon amour pour celle-ci impérissable. Je lui disais que je voulais pas rentrer, je
voulais jamais rentrer, je voulais partir loin de ma famille d’accueil, loin du New Hampshire.
Bien sûr, je le pensais pas. Bien sûr, je l’aurais suivi si lui m’avait prise au sérieux.
Take me out tonight
Because I want to see people and I
Want to see life
C’est avec lui qu’un jour, en courant jusqu’à sa voiture, le froid brûlant nos joues, j’en étais
venu à la conclusion que rien n’était plus précieux que la liberté, que peut-être l’amour
nous était si vital parce qu’il nous libère, parce qu’il nous fait croire qu’on peut devenir ce
que l’on a toujours voulu être, et on le croit, comme des cons.
And if a double-decker bus
Crashes into us
To die by your side
Is such a heavenly way to die
On avait nos chansons criées sur l’autoroute,
les paroles qui nous faisaient pleurer,
les blagues de merde que je faisais pour te faire rire,
les discussions politiques sur du punk,
And if a ten-ton truck
les projets qui ne se sont jamais réalisés,
les confidences et les souvenirs partagés,
les danses débiles dans les magasins,
les rêves qui étaient trop lourds pour nos épaules,
Kills the both of us
les larmes sur ton t-shirts,
les cheveux que je perdais partout et que tu laissais là en temps que porte-bonheur,
la liberté qui gonflait nos veines,
To die by your side
le slow pieds nus sur un terrain de baseball la nuit,
mes erreurs de prononciation que tu refusais de corriger,
les 100 petits mots que je t’avais écrits,
les cadeaux et les roses fanées,
les rires et les vidéos que je peux plus regarder,
les heures qui passaient trop vite et que j’ai déjà perdues.
The pleasure, the privilege is mine.
Par hasard, cette chanson est passée à la radio le jour où je partais, dans la voiture, en
route pour l’aéroport.
There is a light that never goes out
J’espérais que les lumières qui ne s’éteignent jamais dont parle la chanson étaient celles
de ma chambre que je ne voulais plus quitter.
There is a light that never goes out
Je l’ai entendu le dernier jour où je t’ai vu.
There is a light that never goes out
Les larmes sur ton t-shirt.
There is a light that never goes out
Et la musique s’efface lentement, comme tout ce qu’on croyait éternel.