La chanson que je considère la plus belle au monde n’est certainement pas la meilleure… Comme chaque parent ou presque qui trouve que son enfant est le plus beau, ma chanson préférée est celle que je n’ai pas su écrire, mais j’ai a eu la chance d’assister à sa mise au monde… Dans un lieu moins aseptisé qu’un bloc opératoire, la plage d’Itapoa, près de Bahia au Brésil, pendant les merveilleuses années 70… Georges Moustaki composa La Philosophie (Batucada) (« Nous avons toute la vie… », etc.) entre étreintes et libations…
Tout le reste est de l’ordre de l’intime et je ne réussis pas à l’exprimer…
Y’a les chansons qui t’évoquent des souvenirs, qui frappent à la porte de ta mémoire, plus ou moins brusquement, viennent gratter dans le mille, dans la chair qu’on a froide et qui taillent sous la peau. Y’a ces chansons qui questionnent, qui dérangent, qui portent haut ta voix, ce que t’as en toi, qui mettent des mots, qui galvanisent, qui te font te sentir moins seul. Y’a ces vers que t’admires, que t’aurais aimé écrire, qui te laissent con tant ils disent tout en si peu, si bien, juste la substance, juste l’essence, et la mélodie qui fait sens.
Et puis y’a ces chansons qui ont tout, sublime alchimie qui te retourne, que tu prends dans la gueule, qui te filent le vertige, qui grattent tout et partout, qui creusent, qui transpercent, bien profond sous la peau, qui bouleversent. Cette chanson me bouleverse. Elle me traverse de part en part.
Toujours la même sensation entre la mâchoire et les omoplates, la même intensité, le même vide abyssal. Trop d’évocations. Trop de souvenirs. Trop de visions. Cette chanson me dépasse, elle me rend trop humain, bancal, au bord du précipice de la pensée.
Elle est sublime dans son sens infini. Parce qu’elle porte tant, tant de sens, tant d’enjeu, tant d’histoire, tant de questions. Dès ses premières notes de synthé qui déroutent. A chaque fois. Le même impact. Le même lourd frisson parti du haut du dos. Le même souffle court, les yeux noyés, le nœud dans la gorge, la bouche entrouverte. A chaque fois. C’est inscrit en moi.
Abderrahmane, Martin, David, et si le Ciel était vide ?
Boum ! K.O. d’entrée. Deux vers, et le poids colossal de millénaires ensanglantés sur les épaules, le poids gigantesque et indécent de millions de prières dans le vide, de millions de morts pour rien (ou pour le simple plaisir de zigouiller). Et si… Le simple fait de soulever la question. Qu’on s’est déjà posée mille fois, bien sûr, mais… Et si… Si bien posée. Et en écho toutes les fondations prêtent à s’effriter, toute cette culture qui nous a faits, dans laquelle on a baigné, qui nous a façonnés, qui nous façonne tous, jusqu’au plus athée.
Tout ça en équilibre. Et si…
Et ces images qui remontent à la tronche, ces souvenirs d’enfance, toutes ces processions, ces jolis cantiques (antidouleurs?), ces têtes inclinées… Toutes ces certitudes. Tous ces bréviaires. Et tous ces espoirs. Tout cet amour. Tout ce partage. Qu’on ait la foi ou qu’on ne l’ait pas, qu’on l’ait perdue ou jamais cherchée, ça nous façonne. Et si…
Tant d’angélus. Tant d’obscurantisme. Tant de peurs souhaitées. Tant de lâcheté. Tant d’œillères. Tant d’intégrisme. Tant de revolvers. Tant de troupeaux. Tant de textes bafoués. Tant de prophètes détournés. Tant d’œuvres anéanties. Tant de haine.
Au dixième mois de l’année qui ouvrait notre nouveau millénaire, sous le signe de la violence et au seuil de l‘incertitude de mes vingt ans, je découvrais que l’on pouvait disparaître complétement. C’est dès lors que je me suis mis à naviguer sur les fréquences de l’introspection, c’était une vérité, il suffisait de l’entendre.
Comme une brume venant recouvrir les arbres à la saison où ils se dénudent pour mieux s’en aller dormir, une nappe sonore grave et profonde m’empaquetait…Un instant plus tard un decrescendo, un hallali, m’ouvrait la voie de la dématérialisation. Je ne parle ni de téléportation, ni même de physique quantique, mais bien d’une incarnation à soi qui débute par la déconstruction de ce qui ne nous convient pas…Une métaphysique concrète !
Flanqué dans ma solitude urbaine et existentielle, les premiers mots vinrent à moi tel l’inespérée. En voici un extrait : « That there That’s not me»…plus loin, il est dit : « I’m not here I’m not here »…Chemin faisant, j’étais accompagné par une mélodie à la guitare sèche. Elle se voulait rassurante, bienveillante. Cette ritournelle n’était pas seule ! Il y avait le murmure et la chaleur lointaine d’une ligne de basse à contretemps. Ce contretemps, me remémorant les obstacles à esquiver sur le sentier de l’absence à soi…
Le long de cette odyssée torturée mais si belle, un feu d’artifice d’émotions m’était concédé. En guise de bouquet final, une cascade de violons se déversait au creux de mon âme et me délivrait en me guidant vers la source de ma lumière. Il m’était concédé une issue de secours, la liberté d’être et de disparaître quand bon me semble ! Je n’étais plus seul, je découvrais ma présence…
Depuis, je sais que lorsque je me trouve contrit dans mes négations d’exister, je peux me retrouver sous le firmament de mes vérités cachées. Il existe une mappe pour m’y rendre…C’est un mode d’emploi vers sa propre essence que nous offre cette chanson, la bande son des moments absurdes qui ponctue notre quotidien. Le message donné se veut positif encore faut-il savoir l’entendre…
Ayant tenté maintes fois la dictature du bonheur à l’emporter et à court terme, la meilleure solution a été cette fuite en avant. Certains pourfendeurs de la mélancolie vous le diront : « C’est triste ! ». Je leur rétorquerai : « Oui, c’est vrai ! Mais afin d’effleurer la fugacité de l’éternité, c’est au travers de ce sentiment que l’on prend la valeur de ce qui nous échappe. »
Alors, non, je ne laisserai jamais personne dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde !
ACTE I – LULU
1961. Pour l’heure, seul le calendrier indique que les années soixante ont débuté. Ni Dylan, ni les Beatles n’ont encore sorti d’album et les Américains ignorent que leur engagement progressif au Vietnam débouchera bientôt sur un traumatisme national. La grande peur du moment, c’est la guerre froide et sa course aux armements, un thème qu’Hollywood n’a d’ailleurs pas tardé à exploiter. Gregory Peck et Ava Gardner partagent l’affiche du Dernier rivage, l’histoire d’une poignée de rescapés d’un conflit atomique qui entretiennent le vain espoir de trouver d’autres survivants, pendant que petit à petit les radiations gagnent l’ensemble de la planète. Le film ne recueille qu’un succès mitigé, mais il marque l’esprit d’une jeune fille qui en parle avec ses amis tard dans la soirée. Elle a vingt ans, elle vient du Canada, et son nom c’est Bonnie.
Cette nuit-là, à Los Angeles, le sommeil ne lui venant pas, Bonnie Dobson imagine le dialogue funeste d’un couple au lendemain du cataclysme nucléaire. Les mots sont simples, la suite d’accords guère plus sophistiquée. Elle étrenne sa chanson en août, au festival de Mariposa, en Ontario, et publie l’année suivante un enregistrement public au tirage confidentiel, Live at Folk City, où on peut entendre sa voix jeune et cristalline déclarer: « This is a song about Morning Dew, and I hope that it never falls on us. » L’émotion est déjà présente, mais sans doute fallait-il avoir l’oreille d’un songwriter tel que Fred Neil pour déceler le potentiel de la composition.
Avec Vince Martin, en 1964, Fred Neil double la guitare acoustique d’une ligne de basse et accentue l’intensité dramatique du texte, qu’il retouche légèrement. Effort louable, mais pas encore de quoi faire passer la chanson à la postérité. Le pas décisif, c’est Tim Rose qui l’effectue deux ans plus tard. Il ajoute une batterie, passe la basse en surmultipliée et laisse exploser sa voix. Au passage, comme il l’avait déjà fait avec Hey Joe, il s’arroge un quart des droits d’auteur pour une soi-disant adaptation des paroles. Cavalier certes, mais pas tout à fait immérité, car à partir de là, Morning Dew ne va cesser de se faire entendre et reprendre, notamment par The Grateful Dead, le groupe emblématique de la scène hippie de San Francisco.
Au mois de juin 1967, Morning Dew déferle sur les îles britanniques en mode freakbeat. Procol Harum la joue en direct pour la BBC tandis que sort un 45 tours signé Episode Six, un groupe où figurent certains Ian Gillan et Roger Glover qui feront plus tard les beaux jours de Deep Purple. Six mois plus tard, cette aristocratie du rock pur et dur va pourtant être battue à plate couture par une gamine.
Lulu n’a que 19 ans, mais elle a de la bouteille. Elle chantait déjà dans les boîtes de Glasgow à l’époque où Bonnie Dobson fréquentait les cinémas de Los Angeles. Mickie Most, le grand faiseur de tubes du moment, produit la chanson; John Paul Jones, futur Led Zeppelin, est à la baguette. Mais qu’on ne s’y trompe pas, celle qui fait la différence, c’est la gamine qui déclare à la BBC: « I keep trying of a new way of describing this next song, but there really only is one way. And that is to say that the beauty of it lies in the simplicity of the lyrics. »
Manifestement, cette simplicité transcende ses interprètes. Quelle voix! Trois comme elle sur le mur d’Hadrien et jamais les Anglais ne se risquaient plus loin. Envoûtée par les sorcières de Macbeth, Lulu extrait Morning Dew des brumes des Highlands pour la faire culminer au firmament de la pop.
ACTE II – NAZARETH
En 1968, le déferlement continue. En Irlande avec Sugar Shack, en Nouvelle-Zélande avec The Avengers ou aux Pays-Bas avec The Whiskers, dont la version vaut le détour. En Italie, I Corvi modifient le titre en Questo è Giusto, tandis qu’en France, il devient Mama, Dis-moi pourquoi dans la bouche de Josiane Grizeau, qui a tout juste 20 ans et se fait appeler Séverine. La chanson continue bien sûr de faire école en Amérique. Nova Local passe Morning Dew au kaléidoscope et la ressort en mode psychédélique. Lee Hazlewood, le prolifique moustachu qui signe tous les tubes de Nancy Sinatra, lui apporte une subtile coloration country.
Cette année-là, cependant, le climat social se durcit, et la musique aussi. En mai, pendant que les étudiants hérissent des barricades dans les rues de Paris, une bande de gringalets fait deux brèves incursions dans les studios d’Abbey Road. Il en résultera Truth, un album qui va servir de modèle à Jimmy Page pour le premier Led Zeppelin, et qui sous bien des aspects lui demeure supérieur. Il faut dire que Jeff Beck est à la Stratocaster ce que Niccolò Paganini est au Stradivarius et qu’il y a là Ron Wood, qui finira sa carrière chez les Rolling Stones, Rod Stewart, qui hissera la croix de St Andrews au sommet des hit parades, ou encore Ken Scott, l’ingénieur à qui Bowie confiera le son de ses premiers albums. Origines écossaises du chanteur oblige, leur version de Morning Dew débute sur un air de cornemuse, le calme avant une bataille où la voix rauque de Stewart affronte les effets wah-wah déchaînés de Beck. Rarement l’expression «ça déchire» n’aura semblé plus appropriée.
Le clou, qui paraît pourtant bien planté, ne demande qu’à être enfoncé. La chanson revient en force dans l’histoire du rock en 1971, une nouvelle fois avec une version qui en a sous le kilt. Ni les critiques éclairés ni les fans du groupe écossais n’ont jamais fait grand cas du premier album de Nazareth, à tort! Plus dynamique qu’un Black Sabbath, plus lourd qu’un Led Zeppelin et plus propre qu’un Deep Purple, ce disque entrouvre les portes du heavy metal.
Un hymne folk étiré sur sept minutes et boosté aux amphétamines s’impose comme la pièce maîtresse de cette œuvre mégalithique. Oubliez Paranoïd, Whole Lotta Love ou Smoke on the Water, la chanson qui met le hard rock à genou se nomme Morning Dew.
ACTE III – BONNIE DOBSON
Comme un talisman protecteur, Morning Dew n’a cessé de marquer les débuts de carrière d’artistes précurseurs et de s’inscrire à l’avant-garde des courants musicaux. On retrouve la chanson en 1968 sur le premier Krokodil, un groupe qui aurait tout raflé dans la catégorie Krautrock s’il avait été allemand plutôt que zurichois. La version soul jazz que Selena Jones propose en 1970 n’a qu’un intérêt anecdotique, mais celle de Blue Mink de 1972, dans un genre qu’on qualifierait aujourd’hui de breakbeat, est très en avance sur son temps. En 1987, alors que le rock industriel est en plein essor, le grunge fait ses premiers pas. Cette année-là, deux nouvelles versions de Morning Dew voient le jour, celle des Berlinois d’Einstürzende Neubauten et celle des Screaming Trees, un groupe de la côte nord-ouest emmené par Mark Lanegan. Devo leur emboîte le pas en 1990 avec une décevante version électro (à l’impossible nul n’est tenu).
En 2002, c’est dans un style plus classique que Robert Plant ajoute Morning Dew à son répertoire. Dans un concert, en 2015, il raconte sa surprise lorsqu’il a rencontré son auteure dans les années soixante. « I was totally unaware that this spectacular piece of music had been written by the great […] Bonnie Dobson », dit-il en l’invitant sur scène pour un duo. La classe, ça ne s’invente pas.
L’adoubement par les plus grands, Bonnie Dobson ne devrait pourtant pas en avoir besoin. Elle avait fini, en 1969, par enregistrer sa propre version studio. C’était ce qui s’appelle remettre l’église au milieu du village. Sa chanson ne doit rien à personne, pas plus que sa voix n’a à envier quoi que ce soit à quiconque. Morning Dew, de et par Bonnie Dobson, est aussi, et peut-être avant tout, un monument du folk.
Il est des chansons qui nous accompagnent notre vie durant. Ce sont le plus souvent des chansons à texte ou même des chants religieux, dont le pouvoir d’envoûtement demeure intact après des décennies d’odyssée. Elles ne sont pas éternelles, elles sont actuelles ; c’est-à-dire qu’elles s’inscrivent dans un perpétuel présent. D’où sans doute leur incomparable puissance. Il serait faux de penser que nous réécoutons ces chansons, parce que ce sont plutôt elles qui nous écoutent, et qu’une année sans leur rendre visite est une année perdue. Je songe ici aux paroles des fortes chansons qui nous ont accompagnés.
Nous n’aimerions pas, à leur propos, parler aujourd’hui de parenté de sang, mais ces chansons où joue le moi d’une façon inégalable finissent par se mêler si intimement avec ce moi qu’on n’est plus trop certain de pouvoir décider, entre elles et nous, qui est le vrai porteur de l’identité. On sait étonnement vite quelle est pour nous la chanson idéale, et cette connaissance n’est pas fondée sur une connaissance de soi (toujours lacunaire, il faut bien l’admettre) mais sur le fait, autrement plus profond, qu’une chanson et une personnalité sont indissolublement liés. Il serait erroné d’imaginer que cette union provienne uniquement d’un sentiment partagé. Non, il faut chercher la cause de cette attraction ailleurs que dans une communion affective. Nous deux, de Ferré semble aller au-delà d’un seul amour réciproque.
Je crois que le propre de ce phénomène réside dans le fait qu’une véritable œuvre implique d’autres œuvres. Telle chanson de Brel en appelle une autre, de Ferré, de Barbara, de Brassens et, comme une sorte de mille-feuilles dont chaque étage entre en résonance avec d’autres étages, elle nous transporte aux différents degrés de nous-mêmes. Tant et si bien que la complexité des textes mise en réseau trouve un répondant dans la complexité des âmes et de leurs désirs. C’est ainsi que les hommes vivent ! Et leurs baisers au loin les suivent.
Ainsi, au moment où nous habite ce phénomène de résonance, une sorte de vague intérieure nous emporte et on reste là, debout face à la mer, à écouter les voix intérieures alors que la lumière prend la couleur de l’étain. Un vent frais vous fouette le visage avec des odeurs de nuit ; on entre dans un bar, on commande un bock de bière, et on regarde loin derrière la glace du comptoir, tandis que les paroles de Ferré se lèvent en nous :
Moi, qui ai tant besoin de dire, montrer, partager. Bien qu’habile dans l’action de créer, l’œuvre n’est jamais qu’une pauvre copie de ce que contient ma peau. Mon art, il est prisonnier de ma chair.
Sur un canevas, je crache du noir, du gris, du blanc jauni. Retournez-moi, vous verrez ce que le cercle chromatique a omis d’inventer! Je suis prête, prête à être à découvert, mais de mon enveloppe élastique et hermétique, il m’est impossible de sortir. Alors, je m’entête à cette idée qui m’embête. Une fracture du crâne laisserait-elle suinter un peu de ce qui m’habite?
Bah! Même tous ces mots qui viennent du bout de mes doigts n’arrivent pas à révéler ce qu’éprouve mon corps. Mais je vais bien. Je suis un peu moins seule avec cette chanson qui, il me semble, vit la même chose que moi.
Et je ne laisserai personne, je dis bien personne, dire que cette chanson n’est pas la plus belle du monde.
J’avance, étourdie, sur la grande place de Pripyat, devenue célèbre en avril 1986. Mon compteur Geiger grésille, pas question de deviser peinard avec KK, la traductrice, ou de savourer un sandwich en m’asseyant sur l’un des manèges à l’abandon, ou alors, au retour, je serai coincée au check-point, où le militaire de service me permettra de rentrer à Kiev… à poil, mes vêtements étant détruits illico, car trop irradiés.
La place venait d’être aménagée au cœur de la ville fantôme, où le silence est si pesant qu’il en est irréel et assez angoissant. La grande roue est toujours là, rouillée, mais vaillante. Elle devait accueillir la population pour fêter le 1er mai. Mais, un feu d’artifice tout à fait impromptu et autrement plus conséquent que trois pétards allumés pour la fête du travail, mit un terme à la carrière de la grande roue et des autres attractions. Le 26 avril à 1h23 du matin, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl passa à la vitesse supérieure de la fusion. Son cœur s’embrasa. On connaît la suite.
Je traverse la place et Boris Vian s’en mêle : « Mon oncle, un fameux bricoleur, faisait en amateur des bombes atomiques… sans avoir jamais rien appris, c’était un vrai génie question travaux pratiques, il s’enfermait tout’ la journée au fond d’son atelier pour fair’ des expériences et le soir il rentrait chez nous et nous mettait en trans’ en nous racontant tout. »
Vingt-sept ans plus tard, la ville construite en 1970 pour les employés de Tchernobyl, Pripyat, tient encore debout. Du solide, l’architecture de la Grande Union soviétique, faite pour durer, contre vents, marées et souffle atomique. Je ne décompte qu’une maison en ruines. Les autres sont peu à peu mangées par la flore qui se moque bien du danger nucléaire. La nature a tout son temps. « Pour fabriquer une bombe A, mes enfants croyez-moi, c’est vraiment de la tarte, la question du détonateur s’résout en un quart d’heure, c’est de celles qu’on écarte… »
Sentiment morbide ? Même pas, sidération plutôt, pour le génie destructeur de l’homo sapiens. Ado, j’adorais cette chanson que j’entamais comme une rengaine, au grand dam de ma mère qui me répétait que je ne savais rien de la bombe atomique… il est vrai qu’elle-même, dans son patelin jurassien, avait beaucoup souffert du double drame d’Hiroshima et Nagasaki ! « En c’qui concerne la bombe H c’est pas beaucoup plus vach’ mais une chose me tourmente, c’est qu’celles de ma fabrication ont un rayon d’action de trois mètres cinquante, ya quéqu’chos’ qui cloche là-d’dans, j’y retourne immédiatement. »
Les rues s’étirent, défoncées par la flore qui crève le bitume. Un pommier a fleuri près de la Maison de commune, toujours massive, rigide, imposante, érigée sur une autre place qui devait se vouloir accueillante, aérée, avec ses coins de jardin, ses larges escaliers où les amoureux se retrouvaient. Des pommes à la pelure veloutée, mûres à point et très appétissantes me font de l’œil. Pas le temps d’interroger KK, que déjà elle me tape sur les doigts, terrorisée. Ces fruits juteux sont comme autant de bouchées de mort subite. Le compteur Geiger lui donne raison. « …voilà des mois et des années que j’essaye d’augmenter la portée de ma bombe, et je n’me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte c’est l’endroit où s’qu’elle tombe. Y a quéqu’chose qui cloch’ là-d’dans, j’y retourne immédiat’ment. »
A peine plus loin, le théâtre, le cinéma, la salle de spectacles, son grand piano à queue impeccablement ciré. « Les Stalkers font des apparitions à Pripyat, me raconte le journaliste de Kiev qui nous accompagne, ils font des interventions dans la ville martyre, ce sont les fantômes de Pripyat, ils ne l’ont jamais abandonnée malgré l’interdiction d’y séjourner. L’un d’eux joue du piano parfois, il a entretenu l’instrument. Il réalisent des dessins sur les murs de la ville morte, ou introduisent des taggeurs de renom qui laissent leur marque. » Il suffit de se balader dans les rues léchées par le mutisme et le vent fripon, pour apercevoir les innombrables tags qui interpellent la solitude. Parmi eux, de vraies œuvres d’art qui dénoncent le nucléaire : personnages noirs fuyants, enfants jouant à la balle, faussement innocents et de nombreux visages tordus par l’horreur ambiante. Au bout d’une artère, le Pripyat, 710 kilomètres, draine encore des radioisotopes. Il flâne au pied d’un hôtel first class de l’époque. Tout n’est que ruines, même si le bâtiment tient tête au carnage du temps. Le ponton qui permettait aux bateaux d’accoster à la terrasse est à demi effondré, le métal tordu des barrières grince doucement au-dessus du cours paisible de l’eau toujours gravement polluée, où sont échoués, à demi enfouis dans la rivière, des bateaux, irradiés eux aussi. J’approche le compteur Geiger du sol, près du Pripyat, il s’affole.
Chacun peut arpenter les rues de la ville morte. Et constater par soi-même l’étendue des dégâts. Et pourtant, les politiques continuent de nous vendre le nucléaire… « sachant proche le résultat, tous les grands chefs d’Etat lui ont rendu visite, il les reçut et s’excusa de ce que sa cagna était aussi petite, mais sitôt qu’ils sont tous entrés, il les a enfermés en disant soyez sages, et quand la bombe a explosé, de tous ces personnages il n’en est rien resté. Tonton devant ce résultat ne se dégonfla pas et joua les andouilles, au Tribunal on l’a traîné et devant les jurés le voilà qui bafouille : Messieurs c’est un hasard affreux,
mais je jure devant Dieu en mon âme et conscience, qu’en détruisant tous ces tordus, je suis bien convaincu d’avoir servi la France. On était dans l’embarras, alors on l’condamna et puis on l’amnistia. Et l’pays reconnaissant l’élu immédiat’ment chef du gouvernement. »
M’en retournant à Tchernobyl, à trois kilomètres du centre de Pripyat, sur la route qui côtoie le célèbre quatrième réacteur, dont le coffrage est actuellement aussi étanche qu’une feuille de papier journal en cas d’orage, je me demande pourquoi seul Boris était lucide en ce qui concerne ces édiles qui nous tuent à petit feu.
Difficile de situer Nino Ferrer dans le paysage musical hexagonal pour qui n’a pas baigné dans la chanson française depuis son plus jeune âge.
Déjà, on le confond. Ferrer l’Ardéchois, qui donnait dans la variété provinciale ? Ou bien l’autre Ferré, avec les longs cheveux gris, celui qui faisait du slam quarante ans avant Grand Corps Malade ?
C’est lequel Nino ? L’autre, c’est Jean. Ou alors c’est Léo. Voilà, il y a Jean et Léo. Et Nino alors, c’est encore un autre Ferrer ? Nino, ça pourrait être le mec qui chantait Mirza. Et Les cornichons et Le téléfon, toutes ces chansons avec des rimes à la con. Et puis Le Sud, bien sûr. Voilà, on situe Nino Ferrer maintenant. On peut stocker l’information quelque part dans sa tête, ça peut toujours être utile dans un blind test. Sauf qu’au au prochain blind test, on entend Une belle histoire, Pour un flirt avec toi ou Les élucubrations, et à chaque fois, on hurle Nino Ferrer ! On se paie la honte, on perd des points et on se demande de nouveau avec qui on confond Nino. Ça pourrait durer comme ça plus d’un million d’années.
Jusqu’à ce qu’on entende L’arbre noir.
Et là, il ne faut que trois secondes. Une seule mesure suffit pour prendre la mesure du gouffre qui sépare ces quelques notes des véritables variétés verdâtres si longtemps portées par les ondes francophones. L’attaque est franche mais subtile, pas dans le genre Whole Lotta Love ou cinquième de Beethoven, mais avec une variation sur un accord mineur par une guitare acoustique. Puis une six-cordes électrique se manifeste en douceur, juste pour signaler qu’elle est là, tandis que la voix se glisse dans sa mélodie. Et c’est le choc, car Nino chante en français ! Du rock. Pas de la variété, ni de la chanson française ou de la French pop, non, du rock. L’hypothèse saugrenue, à laquelle seuls s’accrochaient encore quelques fans de Johnny de mauvaise foi, se voit ainsi validée: le rock peut se chanter en français. Même que ça fait bizarre de comprendre les paroles. «Rien n’a changé, tout est pareil, tout est pourtant si différent», des mots simples et percutants défilent en une valse sans espoir, jusqu’à ce que la voix se taise et laisse place à l’écho du magistral solo de Micky Finn. Le son évoque les meilleures heures de David Gilmour, Stephen Stills ou Rory Gallagher, autre guitariste irlandais de génie dont la carrière eut été toute autre si ses origines l’avaient incité à davantage de tempérance. Les débuts de Micky avaient en effet été prometteurs, avec l’enregistrement, en compagnie d’un jeune musicien du nom de Jimmy Page, de The sporting life, un morceau de rhythm’n’blues qui n’aurait en rien dépareillé la programmation du Marquee en 1965 à Londres. Les lendemains ont déchanté, jusqu’à sa providentielle rencontre avec Nino Ferrer avec qui il a participé tout au long des années 70 à la création d’une œuvre monumentale. Car après la première écoute de L’arbre noir, on ne demande qu’à en découvrir davantage, le plus vite possible, démarche pour une fois simplifiée par l’existence d’une intégrale Nino Ferrer disponible à vil prix.
Et là, ce qu’on entend, on ne le comprend pas. C’est irréparable, La rua Madureira, La Maison près de la fontaine, autant de merveilles de la chanson française inexplicablement absentes des émissions nostalgiques. Et les albums ! Métronomie, entre rock psychédélique et progressif, Nino and Radiah et son folk sudiste, le très rock Blanat où figure L’arbre noir, Véritables variétés verdâtres, avec son incroyable Ouessant, un tube disco-prog instrumental sans aucun équivalent dans la musique anglo-saxonne. Était-ce pour ne pas faire d’ombre à une production hexagonale de piètre qualité que ces chefs d’œuvre ont été ignorés? On en viendrait à croire aux théories du complot.
Enregistré en 76, mixé en 78, paru en 79, L’arbre noir avait été composé vingt ans plus tôt. A travers son écorce suinte une sève de tristesse qui au fil des années n’a jamais quitté Nino Ferrer, une tristesse qu’il a vainement essayé de tromper en faisant le clown dans les années 60 et qu’il n’a pu sublimer dans les années 70 qu’à travers le rock, inscrivant dans l’histoire musicale une empreinte qui trouve sa place juste à mi-chemin entre Jacques Brel et Pink Floyd.
« Avant de m’enfoncer plus loin dans les égouts / Pour voir si l’océan se trouve toujours au bout… »
160 à l’heure, au moins, mon frère est au volant et nous sommes en route pour la Hollande de nos 18-20 ans dans la voiture rutilante de maman, empruntée pour la cause. Une Rover 620 SI british green, intérieur cuir pâle. Faux bois sur le tableau de bord. À cette vitesse là, peu importe la coque d’acier qui t’entoure. C’est une sorte de purgatoire. En deux heures aller-retour-y-compris-rouler-un-joint-dans-le-coffeeshop-bien-comptées, nous allions chercher de quoi fuir un peu. Pétards toujours, champignons parfois. Fuir le destin d’enfants gâtés à qui on demande à présent des comptes. Fuir Bruxelles et le difficile choix des études supérieures pour lui, l’ainé, et la quête d’une école secondaire qui m’accepterait encore, moi le cadet aux multiples redoublements et au dossier disciplinaire déjà bien rempli. Fuir le paradoxe toxique des limites parentales mal tenues, des cadeaux donnés puis reprochés au vu des échecs scolaires répétés. Fuir cette chape de plomb qu’est l’éducation petite bourgeoise que nous recevions, avec ses valeurs molles, sa glu de jugements à l’emporte pièce et son intolérance aux destins différents qui salissait les nuages. Nous avions tout, paraît-il. Que nous fallait-il de plus ?
« Droïde équalisé sans désir de chaleur / Avec mes sentiments sur microprocesseur »
Nos parents n’étaient pas fiers de nous et peut-être pas fiers d’eux-mêmes, tant nos séances de fumette et de glande leur échappaient. Depuis quelques mois cependant, ils savaient. Ils savaient tout. Enfin, presque tout. Nous « montions » en Hollande avec la voiture, mon frère et moi, ensemble, séparés ou avec des potes et ce au moins deux fois par semaine. J’avais même commencé un petit commerce local d’import me permettant de pratiquer la fumette illimitée. La bande originale de ces heures passées sur la route était variée et la sono de la Rover démentielle. Une large place au rock US des années 90, « She’s Lump, She’s Lump, She’s in my head… » aux compiles Techno des boîtes flamandes que mon frère adorait et que j’exécrais. Nous écoutions aussi beaucoup d’artistes francophones, Noir Désir, évidemment – comment passer à côté de 666.667 Club qui venait de sortir à ce moment là –, et surtout, Thiéfaine. Lui, on l’aimait d’un commun accord, sans jamais avoir eu un long débat. Imagine les deux frangins, chacun en train de fumer un pétard, à plein pot sur l’autoroute belge fatiguée qui beuglent: « Quand j’ai besoin d’amour ou de fraternité / j’vais voir Caïn cherchant Abel pour le plomber ». Nous les aimions toutes, ces chansons. Maison Borniol, Alligator 427, Loreleï… On les connaissait par cœur. Droïde Song nous rassemblait plus encore. C’est une chanson incroyable qu’on mettait – il me semble – toujours à fond! Le texte et la puissante interprétation d’Hubert-Félix nous fascinait d’instinct. Et quelle montée jusqu’au climax, dès l’entrée de la batterie…
Après un chemin sinueux et poussé par les angoisses parentales j’ai finalement décroché un diplôme universitaire, pour ne rien en faire par la suite. La musique et les mots ont été les plus forts, tant mieux, j’aurais pu mal tourner, qui sait. En devenant peu à peu auteur-compositeur de chansons, j’ai tout d’abord enfoui Thiéfaine sous des tonnes d’autres références qui me paraissaient plus valables ou plus acceptées. Brel d’abord, Brassens ensuite, Ferré un peu, Gainsbourg surtout. J’en ai fait une écoute encyclopédique. Je voulais écrire des chansons, je me devais de connaître ces illustres prédécesseurs reconnus par tous. Lourde erreur de ne pas écouter les pulsations de ces premiers émois-là et de vouloir à tout prix chercher l’approbation. Après la lecture de « Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde », cette partie de moi s’est apaisée.
Pour un temps, en 1997, sur cette autoroute hystérique vers la Hollande qui nous conduisait chez les mutants, nous étions « Libres, attirés par le vide ».
Putain oui ! C’est la plus belle chanson du monde !
Un premier rang qui frémit déjà, sagement assis, une petite fièvre qui s’empare des choristes, les premières mesures qui annoncent la couleur et deux phrases qui donnent le ton du morceau, ce sera de l’amour de haut en bas, des froissements interdits et des désirs irrésistibles.
Barry White déboule sur le devant de la scène en scintillant du costard dans la lumière des projecteurs en ruisselant de la gourmette et des paillettes. Can’t get enough of your love, babe. Les cordes vocales commencent à s’agiter au fond de la gorge du walrus of love et déjà elles savent que ce sera un moment irrésistible, une balade sur l’eau des larmes et des soupirs à bord du cygne en plastique rose avec un gros cœur dessus.
Barry va les promener du bout des doigts dans les cieux de l’envie, les ramener vers leurs dix-sept ans, leur filer des papillons et des couleurs, Can’t Get Enough of Your Love, Babe, il n’y en aura jamais assez, jamais. Il va encore improviser en jouant avec les cœurs et le chœur, leur offrir encore quelques battements d’aile et de cils avant de les faire atterrir en douceur. Karen et Lucy se mordilleront encore une fois les lèvres, promis : ce sera le dernier concert. Peut-être