Oui, Michel

Ils peuvent le suspendre, le bannir, la garder à vue autant qu’ils veulent.

Il peut prendre du bide et des coups, des rides et du cash, perdre des cheveux et du crédit.

Il restera le Roi Michel, comme d’autres ont connu le Roi Pelé ou King Eric. Oui, Michel, pas Platoche, ce surnom populacier qui sied si mal à un seigneur.

Oui, Michel.

Ces deux mots vont tout changer et je ne le sais pas encore. J’ai cet âge où l’on a l’admiration à fleur de peau, prête à éclater. Onze ans, bientôt douze, je peux être très précis, puisque je connais la date: le 18 novembre 1981. J’entends mes parents, mon oncle et ma tante à la cuisine, lancés dans un chibre acharné et je suis seul à regarder le match. C’est déjà l’activité que je préfère, avec jouer au foot, bien sûr, mais nous sommes en arrière-automne, il fait froid et nuit, les copains sont rentrés, on parlera du match demain.

Ce soir de France – Pays-Bas, où j’entends mon père abattre ses «trois cartes et stöck», je suis pour les Bleus. Plutôt vaguement, en réalité, sans trop savoir pourquoi.

Jusqu’à la 53e minute, où tout bascule.

Ce coup franc, j’apprends sur-le-champ qu’il est idéalement placé pour Platini. Je l’aime bien Platini avec ses cheveux frisés et sa grande gueule, mais pas plus que le petit Giresse, le grand Bossis ou les autres bouclés, Rocheteau et Six. Il prend le ballon, le pose, recule, les mains sur les hanches et je ressens une curieuse vibration dans l’air, une tension, un frisson. Quelques pas d’élan, sa frappe échoue piteusement dans le mur. L’arbitre a vu une main, redonne un coup franc, un peu plus près encore, un peu plus idéal. J’entends des «Platini, Platini, Platini…» et je commence à comprendre que ce joueur-là n’est pas comme les autres.

Oui Michel!!!!

C’est Jean-Michel Larqué qui, le premier, a lâché un «allez Michel». Thierry Roland enchaîne avec son «Oui Michel!! Ouiiiii Michel!» que j’entends encore résonner, les larmes aux yeux, près de quarante ans plus tard. Platini s’est avancé lentement, a frappé en douceur, amoureusement, penché vers l’arrière avec sa noblesse désinvolte et sublime. Ce ballon qui flotte en suivant une courbe impossible, qui vient caresser les filets, tendrement… Le gardien? Quel gardien? Il n’y a pas de gardien, il n’y a que Platini.

Oui Michel!!!

Je le vois courir comme un fou, s’agenouiller, les poings vers le ciel. Je suis debout, sur le divan, je hurle, j’entends ma mère lâcher quelque chose comme «ça doit être la France qui a marqué.» Non, c’est Platini qui a marqué, c’est Platini qui qualifie la France pour la Coupe du monde en Espagne, c’est Platini qui va mener cette équipe merveilleuse vers la plus magnifique des défaites, vers Séville et ces Allemands qui m’empêcheront de dormir pendant des semaines, c’est Platini, que je retrouverai au cœur de l’autre chagrin de mon adolescence de footeux, un soir où, rentrant de l’entraînement en sueur parce que j’ai pédalé comme un fou en espérant ne pas rater le début de la finale, j’entends mon père lâcher ces mots: «Le match n’a pas commencé, il y a eu de la bagarre…» Mes larmes devant l’inimaginable, ce 29 mai 1985. Heysel maudit.

C’est Platini à l’Euro 1984, immense, insurpassable, qui met des triplés en souriant, qui marque à la dernière seconde contre le Portugal, en demi-finale. Debout sur le divan, encore, à hurler mon bonheur. C’est beau, mon Dieu, c’est beau… J’ai 14 ans, la vie est grandiose.

Oui Michel!!

C’est Platini en 1986 et cette affichette du Matin: «Le match du siècle». Il a eu lieu la veille à Guadalajara et Thierry Roland y est allé de son «vas-y mon petit bonhomme», destiné à Luis Fernandez, parce que Platini a raté son tir au but, cette fois, et peu importe. Et moi, debout sur le divan. Et tous les copains qui étaient pour le Brésil et détestaient ces «Français trop gonflés» alors que dans le dos de mon maillot bleu, j’avais le numéro 10.

Il y aura encore Platini en 1987, cette image furtive, la pluie, une piste d’athlétisme, cette sensation inimaginable: c’est fini, je ne le verrai plus jamais jouer. Plus jamais. Le foot, désormais, aura un peu moins d’intérêt et ne connaîtra plus de joueur comme lui. Le Roi Michel s’en va, en me laissant le plus précieux des cadeaux: désormais, je suis un Juventino pur et dur, invétéré, indécrottable. Ils peuvent nous punir, nous rétrograder, nous mépriser… Fino alla fine, forza Juventus!

En ce triste printemps de mes 17 ans où Platini prend sa retraite de footballeur, je ne pouvais évidemment pas imaginer qu’un jour naîtrait Youtube. J’y retrouve le 18 novembre 1981, ces images que je n’ai plus revues depuis des années. Le premier coup franc raté, le second généreusement accordé, les mains sur les hanches, la course d’élan de Platini, sa caresse au ballon, les poings et les yeux au ciel, les genoux qui flanchent…

Oui Michel.

J’avais oublié, en revanche, cette perle, ce dialogue trop beau pour être vrai, mais que vous pouvez vérifier par vous-même:

Jean-Michel Larqué: «C’est de cet endroit qu’il avait battu Dino Zoff…»

Thierry Roland: «Oui, contre la Bulgarie, il y a quatre ans…»

Larqué: «Non Dino Zoff!»

Roland: «Ah Dino Zoff, je croyais que vous disiez le gardien de but bulgare.»

Superbe Thierry Roland, qui devait penser à un gardien bulgare nommé Dinosov. Tiens, pour Thierry Roland aussi j’ai toujours gardé une tendresse. Chaque fois que quelqu’un se plaindra de ses franchouillardises ou de ses approximations, me reviendra en mémoire ce cri du 17 novembre 1981. Et tout est pardonné, parce que je me dis, avec effroi que sans ce «oui, Michel», j’aurais pu finir fan de Liverpool ou, pire, de l’Inter.

https://www.ina.fr/video/VDD09039995

1 réflexion sur « Oui, Michel »

  1. 13 ans en 81, toujours aussi émouvant, je me le repasse 3 fois par an, à chaque fois le même effet. Un détail que personne ne repend jamais : avant la seconde tentative Platini s’encourage en mettant sa tête entre ses poings. Très fort. Je l’avais vu le weekend d’avant en stage à Jouy en Josas (pas encore Clairefontaine), il était tendu, nerveux. Il a toujours dit que c’était le match le plus important de l’équipe de France : sans cette victoire pas de Séville 82, pas de carré magique, pas de 84, pas de 86, à n’en pas douter.
    Mes enfants me taquinent avec cette nostalgie … je leur rends bien : fond d’écran de portable = la frappe de Platini au moment ou JM Larqué lance son « allez Michel ». Voilà fallait pas me chercher. Le geste parfait. T. Roland pour le côté cocardier, joue son rôle de premier supporter à merveille. Fabuleux souvenir. Le parc des princes « plein comme un oeuf » … il nous manque le Thierry.

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