Zizou – Julie

Juillet 1998 – Janvier 2020

Notre histoire date ; vois comme je suis fidèle. Je m’émeus encore à chacune de tes apparitions. Pas le petit rire nerveux ou le sourire idiot, non carrément le cri d’hystérie et les déclarations enflammées au téléviseur, ou le soupir prolongé devant ta photo sur papier glacé. Je sais même effectuer une capture visuelle pour effacer de mon champ de vision ta femme.

Qu’as-tu fait de moi ?

Je déteste le foot !

Je n’assiste à aucun match, sauf ceux de mon fils ; c’est un sport dont les règles m’échappent totalement, et les fans encore plus. À cause de cela, on se voit peu, forcément. Je n’ai pas non plus accès aux chaînes sportives. On communique via les pubs, la presse people – oh, ce sourire ravageur – et parfois les matchs de grande envergure. Car tous les 4 ans, je mue.

Voici 98. La France accueille la coupe du monde de foot. En toute sincérité, je m’en bats d’abord les nénés. Je ne regarde même pas les matchs de pool. Mais vous arrivez en huitième puis en quart ; j’entends parler les copines. On allume le poste pour mater. Ces joueurs sont à peine plus âgés, charmants, bien gaulés. On est des mecs en train de siffler des filles dans la rue ; sauf que vous êtes sur un terrain, que tout le monde hurle ; ni harcèlement, ni procédure d’éloignement : vous ne nous entendez pas.

Il se passe quelque chose en ce début d’été. Ça cocoricotte dans les têtes ; ça voit tout en bleu, blanc, rouge. Un énorme champignon hallucinogène survole la France. Il suffisait de me cueillir. Toi le 10, au milieu, modeste mais irremplaçable : passeur décisif, tacticien, danseur. Ton visage me plaît ; tes pieds davantage. Tu es un génie de l’espace. Pas besoin de maîtriser les règles du foot pour reconnaître ton talent. Les Français font corps. Nous vibrons d’un même élan patriotique dont tu donnes le tempo. Le pays, soudain, est en transe. Zidane est un chaman.

Alors que je m’intéresse à toi, carton rouge. C’est pardonné. Comme on pardonnera 8 ans plus tard ton impulsivité. Moi aussi j’essuie mes crampons sur les mollets de l’adversaire, et j’envoie un coup de tête au connard qui me cherche. Attention, la France est en guerre. Je regarde la demi-finale. Je t’attends. Je suis à Madrid ; loin. Tu me rejoindras en Espagne, des années trop tard. Je voudrais être à Paris. L’extase dépasse désormais ton seul corps ; nous sommes un tout en fusion ; chose rare dans l’histoire de notre pays.

Trois orgasmes ! Tu m’avais séduite par ton jeu discret, collectif, et humble ; les lauriers de la gloire, les buts, c’étaient pour tes coéquipiers ; mais voici que par deux fois tu marques, et de la tête ! Oh, je ris de ceux qui te disaient niais ! Regardez ce crâne qui se dégarnit : quelle puissance, quelle hauteur de jeu ! Tu étais le roi de cette coupe, te voici empereur. Premier corner pour l’équipe de France et tu ouvres le score ! Ton premier but dans cette coupe ! Encore un corner, deuxième but, la folie s’empare du pays. Les Brésiliens sont abasourdis. À peine notre souffle repris ; car l’orgasme était incontestablement national, cheveux collés aux tempes, battements de cœur à tout rompre, afflux sanguins rougeoyant les peaux ; Emmanuel Petit s’envole. Et un, et deux, et trois, zéro. (…) Pardonne-moi, j’ai besoin de reprendre mes esprits.

La liesse ensuite ; qui n’aura pas la même intensité en 2018. Comment ne pas conserver à ton égard les sentiments les plus nobles et les plus érotiques ? Même si…

Je t’ai revu à Moscou, trois mois plus tard. Avec des jumelles, tu étais tout petit. Alors j’ai voulu te rejoindre à l’hôtel ; pour te voir en plus grand. Il n’y avait pas beaucoup de Français à l’époque, à Moscou ; j’avais une chance de sortir faire la bringue avec vous. Les copains n’ont pas voulu me prendre avec eux ; à cette époque aucun transport en commun ne desservait le Sofitel ; et les garçons aimaient les bars peu fréquentables. La petite stagiaire est rentrée à la maison. C’en était fini de l’élan patriotique. Je te sais peu disert ; mais dis-moi, Zizou : elles étaient comment les jeunes Russes ? Tu peux tout me raconter. J’y survivrai.

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