21 avril 1997, premier tour des championnats du monde de Sheffield, Ronnie O’Sullivan n’est qu’à deux frames de la victoire. C’est à Mick Price de «casser». Il ne laisse rien. Ronnie défend. Price en fait de même, mais son coup est trop fin et la blanche redescend en milieu de table. Ronnie se penche sur la table et arme son bras droit.
Ça se joue en chaussures de ville et nœud papillon. Bien souvent, sous le gilet, la chemise est maculée de gras, en raison d’un fish & chips trop vite avalé entre deux sessions.
L’éclairage, qui fait si joliment briller les boules de couleur sur le tapis vert tendre, n’a aucune pitié pour la peau rose des joueurs et leurs traces d’acné, ou leur calvitie naissante, selon leur âge. Il y en a qui ont les cheveux blancs, d’autres accusent un embonpoint marqué… Ce n’est pas du sport.
Alcool et cigarette n’ont été bannies des compétitions que depuis peu. Il n’y a pas si longtemps, il était encore courant de voir un joueur en griller une, pinte de bière tiède en main, pendant que son adversaire débarrassait la table de quelques boules. Un professionnel est capable d’en abattre une bonne douzaine à la suite, sans forcer, voire de nettoyer la table en une seule visite, sous le regard impuissant de son opposant.
Le plus souvent, la tactique consiste à défendre, à effleurer une rouge et faire revenir la blanche en fond de table, afin de ne laisser aucune ouverture. Idéalement, il s’agit de la cacher derrière une couleur, afin de compliquer le coup de l’adversaire, voire de le pousser à la faute. Lorsqu’une bataille défensive s’engage, la frame peut vite s’éterniser.
Et des frames, il y en a beaucoup. A Sheffield, les tours préliminaires se jouent au meilleur des dix-neuf frames, la finale au meilleur des 35. Le snooker est un jeu de patience, dont le participant qui en fait le plus preuve reçoit le trophée du vainqueur. Pour les spectateurs, rien n’est prévu, c’est injuste… Ce n’est pas du sport.
De la patience, Ronnie n’en a pas à revendre. C’est son talon d’Achille. Pourtant, le jeune homme est doué. A vingt-et-un ans, il fait déjà partie des favoris. N’a-t-il pas été le plus jeune vainqueur du Master? Sheffield, c’est une autre histoire. Il y a la pression du Crucible, les matches sur deux jours, les trois semaines de tournoi, largement de quoi laisser à Ronnie le temps de cogiter.
A quoi peut-il bien penser Ronnie lorsqu’il ronge son frein sur sa chaise? Aux backrooms où il a appris à jouer avec son père entre deux paris douteux? Son père qui n’a encore jamais eu l’occasion de voir son fils disputer un match professionnel, et qui va devoir pour cela attendre encore treize ans, son caïd de père, propriétaire de sex-shops à Chigwell, qui purge une peine de vingt ans pour meurtre… Ce n’est pas du sport.
Ronnie, lui, n’est pas un dur. Colérique, peut-être, lorsqu’il s’en prend aux organisateurs ou aux médias, mais c’est toujours envers lui-même qu’il est fâché. Jamais d’avoir perdu, seulement de ne pas avoir assez bien joué. Il est constamment à la recherche du coup spectaculaire, de l’exécution parfaite, de la maîtrise totale, dans un rythme effréné qui contraint l’arbitre à courir autour de la table pour replacer les couleurs avant le coup suivant. S’il lui arrive d’humilier ainsi ses adversaires, Ronnie s’en excuse toujours ensuite. Des excuses, il en fournit aussi lorsqu’il passe à côté de son sujet, mais il ne trompe personne. Ce n’est pas la grippe, une mauvaise digestion ou une préparation approximative qui le font parfois rater un match. Ce sont ses nerfs qui le lâchent, qui le conduisent à saborder des parties pourtant toutes cuites… Ce n’est pas du sport.
Cela ne fait pas deux minutes que la première rouge est entrée. Six noires et six rouges ont déjà suivi. Aucun point n’a été égaré. Ronnie doit maintenant non seulement empocher la noire, mais encore disperser le paquet de rouges. Il faut frapper fort et mettre le plus d’effet possible.
Toute pensée parasite s’est évanouie. Il en va de même du public, des applaudissements, des caméras. Ronnie est-il encore éveillé ou est-il en train de rêver? Revêtu d’un costume de soie nacrée, il court, il glisse, il tourbillonne sur un air ensorcelé, il travolte sur le dancefloor engazonné et s’en vient déposer, l’un après l’autre, ses baisers sur les soupirantes aux robes écarlates. Mais il n’a d’yeux que pour la dame en noir. Une fois, deux fois, quinze fois, il vient l’embrasser. Passé le tour des favorites aux apparats couleur d’été, il peut enfin l’étreindre. L’horloge se fige et le songe se dissipe dans le brouhaha des spectateurs médusés.
Il ne reste sur la table que la bille blanche. Ronnie vient d’inscrire cent quarante-sept points. C’est la vingtième fois seulement qu’un break maximal est inscrit en compétition. Ronnie, lui, l’a réalisé en un éclair, sans hésitation ni sueur, sans laisser les spectateurs respirer. Il a depuis renouvelé quatorze fois l’exploit, toujours à ce rythme qui lui vaut le surnom de The Rocket, mais plus jamais tout à fait aussi vite.
En l’espace de cinq minutes et huit secondes, Ronnie n’a pas atteint la perfection, il l’a créée, comme d’autres, parfois, ont pu le faire avec une guitare, un vélo, des pinceaux ou un ballon de cuir… Ce n’est pas du sport, ce n’est pas de l’art, c’est l’impression qu’il existe une plénitude, une beauté furtive qui donne à la vie le sens de patienter pour, parfois, la contempler.
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