L’Intello et le blaireau

Aujourd’hui, c’est jour de fête. Mon père annonce fièrement que nous allons voir passer le Tour de France. Dans mon petit cerveau immature de 4 ans, je sens l’embrouille : « Ben voyons, le Tour de France… Ici en Suisse…». C’est encore un moyen de m’emmener chez le docteur pour un vaccin sans que j’hurle à la mort durant le trajet vers le lieu du crime ? Mes soupçons s’atténuent lorsque je vois mes 5 grands frères et sœur s’entasser dans notre Fiat Mirafiori rouge, coincés entre les chaises pliantes, le parasol et la glacière.  

Mes craintes définitivement envolées, je suis impatient de voir en action ce blaireau et cet intello dont on parle si souvent à la maison depuis le début du mois de juillet. Il faut dire qu’en famille, on parle sport avant de parler français. Dans nos repas, nous sautons du coq à l’âne : des deux K à Michela Figini, de Stéphane Volery à Alvaro Lopez, de Mohamed Ali à Christine Stückelberger. J’ai même provoqué l’hilarité générale l’autre jour en demandant si la « Bundes Ligue B » existait…

Mais revenons à ce 19 juillet 1984. Les sièges enfants n’ayant pas été encore inventés, je prends place sur les genoux d’un de mes frères. J’ai de la chance : aujourd’hui, je n’ai pas à brûler mes frêles cuisses au contact du cuir noir devenu incandescent sous l’effet de la canicule.  Quelques minutes de trajet nous font rejoindre notre tribune du jour mûrement réfléchie par le paternel : un poste d’observation stratégique au bout d’une longue ligne droite bien pentue.

Les effluves de grillade se mélangent aux parfums de raclette. Les postes radios crachent les tubes de l’été. Une ambiance de kermesse règne au bord de la route. Ça baragouine dans des langues jusqu’alors inconnues à mes oreilles. J’apprends mes premiers mots en hollandais : Joopzoetemelk et Peterwinnen. Autour de nous, 2 clans se disputent les pronostics : les afficionados de blaireau d’Yffiniac et les supporters de l’intello bigleux parisien. Les moins connaisseurs misent plutôt sur une victoire d’Eddy Merckx (qui a quand même arrêté sa carrière depuis 6 ans) ou de Fausto Coppi (enterré depuis 24 ans). Les spécialistes, eux, étalent leur science et rappellent à l’assemblée qu’ils ont vu gagner le jeune Lemond, 4ème au général, à Savièse en 1978 pour sa première course junior en Europe.  

Etonnamment, je ne garde aucun souvenir de la caravane publicitaire. Je suis certainement trop impatient de voir, en chair et en os, mes héros du mois de juillet. La rumeur enfle, il parait que les coureurs finissent leur interminable remontée de la vallée du Rhône et viennent d’attaquer leur pensum vers Crans-Montana. Les spectateurs quittent brusquement la fraicheur de l’ombre des sapins pour s’agglutiner au bord de la route.

Les haut-parleurs distillent les informations de course dans un long grésillement : La tête de course serait à moins de 10 minutes. A moins que ça soit cinq. Ou deux. Qu’importe, l’excitation gagne le public surchauffé. La longue attente sous le soleil a entamé les voyelles des plus assoiffés. Devant nos yeux, le ballet des motos s’accélère. Le bruit de l’hélicoptère devient assourdissant.

Puis surgit ce maillot jaune aux lunettes rondes, ses cheveux de lin enserrés dans un fin bandana blanc, jaune et noir. Dressé sur ses pédales, les mains en bas du guidon, le regard concentré et déterminé, il donne une impression de légèreté comparé à ses 2 compagnons d’échappée qui maltraitent leurs montures d’acier.

La grâce et le panache de Laurent Fignon impriment à jamais ma rétine. L’image de son passage est mon plus lointain souvenir. Elle est tellement forte qu’elle efface totalement la suite de la journée. Exit l’image du blaireau fatigué et blessé dans son amour propre qui perd ses dernières illusions sur les pentes de Crans-Montana, Exit les Grezet et Breu qui flirtent pourtant avec les meilleurs grimpeurs du moment. Exit les gueules grimaçantes des routiers-sprinters, las de ces montagnes trop hautes pour leurs lourdes carcasses. L’image du maillot jaune sera surtout un acte fondateur : le cyclisme sera mon fil rouge. Blondin disait « On quitte les bras de sa mère pour le guidon d’une bicyclette ». J’ai fait mon coming-out ce jour-là : je ferai de ma passion mon métier.

Enfant, j’ai souvent rejoué sur mon petit Cilo rouge la victoire triomphale de Fignon et son attaque fulgurante sur la montée vers Vermala. J‘ai réinterprété à maintes reprises la scène du contre-la-montre du Giro 1984 et sa grande injustice : l’hélicoptère de la RAI le filmant de tellement près afin de générer des turbulences et favoriser la victoire finale de Moser, pourtant déjà aidé par un parcours traversant une Italie désespérément plate. J’ai passé des heures sur le vieil atlas familial à dessiner des parcours de Tour de France ou de Giro, gravant de manière indélébile dans ma mémoire des localités improbables.

Ado, je n’ai loupé aucun Grand Monument ni aucune étape de Grand Tour. La petite reine a été ma respiration dans le chaos de l’adolescence. Crédule, je me suis dopé aux exploits et aux folles chevauchées douteuses. Je me suis surtout résigné de n’avoir ni le cœur ni les jambes pour rejoindre les pelotons de mes idoles.

Adulte, j’ai eu la chance de côtoyer professionnellement et rencontrer bon nombre de champions de mon enfance. Certaines idoles de ma jeunesse se sont avérées des hommes peu amènes. D’autres que j’ai tant détestées devant ma télévision ont dévoilé des personnalités exceptionnelles : des hommes au grand cœur et à la simplicité touchante.

Malgré le regard d’adulte et la naïveté envolée, les cyclistes, de mon enfance ou d’aujourd’hui, restent tous des véritables héros à mes yeux. Des forçats de la route, pour qui je ne loupe jamais une occasion d’applaudir leurs exploits depuis le bord de la route. Toujours avec le même œil étincelant et la passion dévorante que ce gamin de 4 ans qui vit un blaireau chasser un intello un jour de juillet 1984 à Crans-Montana.

Paul-Henri Rey

Fignon – Hinault

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