Ali et Frazier au bout de la nuit

On raconte n’importe quoi sur le combat du siècle. Déjà, ce n’était pas le combat du siècle. Mohamed Ali contre Joe Frazier le 8 mars 1971, c’était bien davantage. Ensuite, à en croire certains, ce championnat du monde des poids lourds se serait déroulé au Madison Square Garden de New York. Faux! Un garçon de dix ans peut en témoigner: ce choc de titans a eu lieu dans un village jurassien près de Porrentruy. D’ailleurs, retournons-y.

C’est la nuit et il y a de quoi se lever. Un peu partout en Suisse, deux maisons sur trois sont éclairées. Il ne faut pas surtout pas rater ça à la télévision. Depuis des semaines, on ne parle que d’Ali et Frazier. A la récré, les enfants miment leur combat à venir. Au bistrot, au bureau, à l’usine ou dans la rue, les adultes souhaitent pour la plupart une seule chose: voir Frazier tabasser Ali et lui fermer sa grande gueule.

Nous sommes donc au début des années 1970. La boxe déchaîne les foules et imaginations. Ses titres signifient quelque chose et ses champions ont une aura à part. L’humanité ignore tout des tennismen mais rien des boxeurs. Plus populaire que le noble art, il n’y a pas.

Gâteau sous la cerise, il y a ce combat commandé par un destin malin: Joe Frazier, tenant du titre, face à Mohamed Ali revenu récupérer son bien après une retraite forcée. Première fois qu’un championnat du monde oppose deux champions invaincus. Avec, en bonus, une opposition de styles parfaite: le puissant cogneur, petit et râblé, contre le danseur, grand et fin escrimeur. Le nouveau champion costaud, humble et discret, contre l’ancien champion flamboyant, vibrant symbole de la cause noire, privé de boxe pendant trois ans pour avoir refusé d’aller faire la guerre au Vietnam.

Au Vietnam, ce 8 mars, les bombardements américains s’arrêtent net. Tous les GI’s sont devant la télévision, le pays retrouve la paix le temps d’un combat de boxe. Ali-Frazier va commencer, la Terre entière retient son souffle. Un gamin de dix ans aussi. Il est trois heures du matin dans le Jura. L’enfant est resté éveillé jusque-là et il est pour Ali, pour le plus beau. 

Le gong retentit, c’est parti! Joe Frazier, short vert pomme, a l’allure menaçante d’un tank. Ali, en short rouge, contient ses assauts et le domine légèrement durant les trois premières reprises. Tiens, quelque chose en lui a changé. A 29 ans, il n’est plus tout à fait le champion insolent qui régna sur la catégorie de 1964 à 1967. Il a un peu moins d’éclat, est un peu moins rapide, mais garde tous ses artifices techniques et reste superbe à voir.

Seul ennui pour lui, la boxe n’est pas un concours de beauté. Frazier continue d’avancer sous la mitraille et commence à placer son crochet gauche. Bing! Ali encaisse en fanfaronnant. Bang! Ali encaisse mais commence à grimacer. Boum! Ali encaisse tout, au fil des rounds, mais sa mâchoire enfle à vue d’œil. Le combat est âpre, intense, violent, sans temps mort. Ces deux-là ont du tonnerre dans les veines, un orgueil fou et la haine au cœur, mais Frazier a le punch en plus. Ce char d’assaut semble inarrêtable. En perpétuel mouvement, il essuie une grêle de jabs sans broncher et porte les coups de loin les plus lourds. A la onzième reprise, Ali est au bord du k.o. et souffre comme jamais.

Au début du quinzième et dernier round, Ali est mené nettement aux points. Il doit mettre Frazier k.o. pour gagner. N’y pensons pas. Au contraire, re-boum! Frazier décoche un crochet gauche dément dans lequel il a mis tout son poids, tout ce qu’il lui reste de force. Ali s’écroule, l’Amérique noire et militante s’effondre avec son idole. Frazier vient d’envoyer au tapis le Black Power, les Black Panthers et toute l’équipe.

On ne se remet pas d’un crochet aussi dévastateur. Ali, si. Il est compté «4» et se relève, porté par son ego démesuré. Il termine le combat debout. Verdict: Frazier est déclaré vainqueur aux points à l’unanimité. Il conserve sa ceinture mais, exténué et le visage tuméfié, il sera rapidement hospitalisé.

Joe Frazier a été fabuleux. Ali ne lui pardonnera jamais d’avoir brisé ses rêves d’invincibilité, de l’avoir humilié à la régulière, et il prétendra toujours avoir gagné le combat du siècle. Ces deux-là se retrouveront sur un ring, en 1974 puis en 1975, où ils ne seront pas loin de s’entretuer. En attendant, Ali a perdu. Dans le Jura, un jeune fou de boxe pourrait en pleurer. Il n’oubliera jamais ce terrible 8 mars 1971.

Consolation, il passera sa vie à adorer Mohamed Ali. Le champion de légende. Le monstre de courage. Le beau gosse au charme fou et à l’intelligence vive. L’homme exceptionnel qui a redonné aux siens de l’espoir et de la dignité, en un temps où les noirs ne pouvaient partager ni les écoles ni les toilettes réservées aux blancs. 

Ali a été le plus fascinant des boxeurs. Il faudrait pourtant le dire aux jeunes gens: il a été parfois le plus insupportable, le plus désagréable des champions. Traiter Joe Frazier de gorille, par exemple, ne le gênait pas. Prendre de haut la plupart de ses adversaires lui semblait naturel. Et quelle immense tête de con! Pour pouvoir rester dans la lumière, il s’est amoché dans une dizaine de combats de trop et est devenu à quarante ans un vieillard malade.

Pour dire merde aux diktats de son époque et pour nous faire lever la nuit, n’empêche, il n’y en avait pas deux comme lui. Et des combats du siècle comme celui de 1971, il n’y en aura pas avant plusieurs millénaires.

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