Ici une armoire en kit d’origine scandinave, là une seille qui déborde d’habits – «Chéri, je t’avais dit de ne pas laisser tes fringues au milieu du couloir, non?» Là-bas la TV, la seule à avoir déjà trouvé sa place: près du begonia et des encyclopédies Universalis. Il fait chaud, mes mains sont moites et les bras m’en tombent. Je dois m’asseoir. Il le faut.
En ce 1er juin 2009, j’investis tant bien que mal mon nouvel appartement quand le coup de fil d’un ami me pousse à interrompre toute affaire courante pour presser fébrilement sur le bouton rouge en haut à droite de la télécommande. «Federer est beau mal, il va perdre», m’avait-il lancé au visage, sans préavis ni salutations d’usage, comme le facteur sonne à la porte pour vous signifier une mise en poursuite. L’image arrive, d’abord grésillante puis de plus en plus nette. L’ocre de la terre et le gris du ciel, changeant ce jour-là, peignent un tableau indélicat. Roger Federer, lui, est vêtu de bleu, la couleur de la sagesse et de la sérénité paraît-il, mais force est de constater que la salopette du besogneux ne lui sied que peu. A l’autre extrémité de l’écran, le fringant Tommy Haas mène déjà 2 sets à 0 et 4-3 dans la troisième manche, au grand dam du public du court Philippe Chatrier, dont les murmures après chaque point perdu par le Suisse présagent d’une issue précoce et d’un nouveau cataclysme. Vingt-quatre heures après la chute de Rafael Nadal, battu dès les 8es de finale par le Suédois Robin Söderling, Roger Federer tombera-t-il à son tour?
L’histoire hoquette en attendant de choisir son camp. L’heure est grave, la nervosité palpable, la quête infinie. Car en cette année 2009, le Bâlois compte déjà 13 titres du grand chelem à son palmarès. Il s’est imposé dans la touffeur de New York, a dompté le chaud soleil de Melbourne et nul mieux que lui s’accommode du gazon de Wimbledon, que l’on compare déjà à son jardin. Alors que Roger Federer file tout droit vers ses 28 ans, un âge où l’on pense moins à Tommy Haas qu’à fonder une famille, seul Roland-Garros se refuse encore et toujours à lui. Ne pas croire qu’il répugne à fouler la terre battue: au contraire, comme tout bon Helvète né au début des «eighties», il a grandi sur cette surface. Non, le problème de Roger Federer avec Paris se résume à un mot de cinq lettres qui signifie «Noël» en catalan mais qui n’a rien d’un cadeau ou d’une fête pour qui doit s’y frotter: Nadal.
Implacable Nadal, qui a encorné son aîné quatre fois lors des quatre dernières éditions du «French Open.» Déroutant Nadal, gaucher qui l’oblige à penser le jeu à l’envers. Exaspérant Nadal, l’anti-Federer, mais un gars attachant qu’il lui est impossible de détester.
Sauf qu’en ce 1er juin d’une décennie presque lointaine, de Nadal, de Rafa ou de «taureau de Manacor», il n’y a plus. Merci la Suède, phrase que je n’aurais jamais imaginé prononcer alors que l’ensemble de ma chambre à coucher gît en pièces détachées dans le hall d’entrée. Débarrassé de son meilleur ennemi, Roger Federer aurait pu se sentir pousser des ailes. Et si c’était la chance de sa vie, l’occasion unique de combler un vide et de se délester d’un poids trop lourd? La réponse est positive, mais les signaux, à même le court, tous négatifs. Pire: entre un hochement de tête et un râle de dépit, le voici sommé de sauver une balle de break, une balle de 5-3, une balle de match en vérité. Perdu pour perdu, autant claquer la porte avec panache. A peine son adversaire se prépare-t-il à retourner son service «kické» que Roger Federer virevolte autour de son revers pour décocher un coup droit qui blanchit la ligne. «Voilà!», en français dans le texte, s’exclame-t-il en brandissant le poing. «Ce coup a sauvé ma journée. J’ai le sentiment que ça a été mon premier bon coup du match», soufflera celui qui, après avoir égalisé à quatre jeux partout, passera la vitesse supérieure pour ne plus être rattrapé. Ni par le malheureux Tommy Haas, ni par Gaël Monfils et Juan Martin del Potro, encore moins par Robin Söderling, l’homme à qui il doit tout ou presque, mais qu’il a littéralement balayé en finale.
A quoi tient une légende? A rien. A une frappe, une seule, déposée à la frontière du «in» et du «out.» Le jour où Roger Federer a su qu’il gagnerait Roland-Garros, j’ai monté mon lit avec, je ne sais pourquoi, le cœur léger et le sentiment du devoir accompli. En plus, Mirka est enceinte.