Regarder la NBA, la ligue de basket américain, est une activité solitaire. Les premiers matchs commencent en principe vers 1h, les derniers finissent au lever du soleil. Même quand il m’arrive de rentrer à la fermeture des bars, je surprends mes compagnons de nuit : eux iront s’effondrer dans leur lit ; je m’installerai devant un Denver Nuggets – Minnesota Timberwolves, peut-être avec des pâtes ou des œufs brouillés, dans une assiette froide. Souvent, je travaille en même temps : l’avantage d’avoir deux écrans d’ordinateur. Combien de fois j’ai croisé Alicia, mon ancienne colocataire, qui se levait à 6h pour aller courir avant le chahut du monde, tandis que je me brossais les dents avant d’aller me coucher. Difficile dans ces conditions de rassembler une équipe de potes avec qui regarder, même pour un match de play-off.
La NBA, c’est un truc de solitaire, on ne partage pas les joies de la victoire. On ne partage pas les douleurs de la défaite. De cette nuit-là, je n’ai encore rien digéré : ni les pâtes, ni les œufs, ni la défaite.
C’était le 12 mai 2019. Mon équipe, les Philadelphia Sixers jouent leur demi-finale de la conférence Est contre les Toronto Raptors. C’est le septième match – éliminatoire, celui qui perd rentre à la maison. Le match est tendu, les joueurs n’ont jamais été aussi nerveux : 18-13 au premier quart-temps, c’est très faible. Mais aucune équipe ne prend le pas sur l’autre. Les défenses sont solides. Serge Ibaka impose sa masse dans un duel de Big Men avec Joel Embiid. Jimmy Butler et Kawhi Leonard s’arrachent des ballons, des tripes, le public canadien est délirant. A douze secondes de la fin, le score est encore affreusement serré : 89 pour Toronto, 86 pour Philadelphie. Mais douze secondes au basket, c’est énorme et Embiid a deux lancers francs. Il semble souffrir du genou s’avance tout de même pour tirer. Il les met sans sourciller. 89-88. Remise en jeu et faute immédiate sur Leonard qui se prépare pour deux lancers francs à son tour. Il met le premier mais manque le second ! Harris lance Butler qui file inscrire un lay-up ! 90-90, il reste 4,2 secondes.
Les yeux rivés sur l’écran, il est environ 3 heures, ça fait bien longtemps que les pâtes et les œufs sont dans mon estomac. Le temps-mort me semble interminable. J’en ai vu beaucoup des matchs qui se jouent sur un tir, sur une possession, à la dernière seconde comme ça : mais là les enjeux sont énormes et les joueurs le savent. Les 7 matchs de cette demi-finale, ne se joueront finalement qu’à un seul tir, en 4,2 secondes.
Les joueurs regagnent le terrain. Les coachs ont chacun préparé un système, l’un pour attaquer, l’autre pour défendre. C’est Marc Gasol, le grand Espagnol des Toronto Raptors qui va faire la remise en jeu. Kawhi Leonard reçoit la passe. 3,9 secondes. Il contourne toute la défense. 2,5 secondes. Il s’enfonce dans le coin gauche de la raquette. 1 seconde. Embiid se jette sur lui pour l’empêcher de shooter mais Leonard parvient à tirer en total déséquilibre ! 0,2 seconde ! Le ballon, délicat comme œuf, est lancé très haut et retombe presque verticalement. L’horloge hurle la fin du match.
Le ballon frappe l’arceau.
Le ballon frappe une deuxième fois l’arceau.
Le silence s’empare de toute l’Amérique du nord – USA et Canada.
Les ricochets du ballon sur le plastique de l’arceau résonnent comme des claquements de fouet, comme le marteau d’un juge.
Cela dure une éternité.
Le ballon frappe une troisième fois l’arceau.
Une quatrième fois, puis retombe tout doucement à l’intérieur du panier.
Les joueurs explosent. Le public explose. Ma tête aussi, comme une coquille d’œuf lancée sur le sol. Toronto l’emporte, Philadelphie est éliminé. Et je suis seul comme je ne l’ai jamais été.
Galvanisés par le shoot le plus fou de l’histoire de la NBA, les Toronto Raptors, à la surprise générale, et sur le parquet de la meilleure équipe de la ligue, gagneront quelques jours plus tard les finales, et ainsi leur tout premier titre. Quant à moi, je me méfie maintenant des pâtes aux œufs les soirs de match ; et il m’arrive de manger des tranches de tresse, sur lesquels j’étale, avec amertume, du Philadelphia.
Matthieu Corpataux