Aristote, gardien de but

« Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent”.
Gary Lineker, avant-centre anglais, à la fin du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 que la Deutsche Fußballnationalmannschaft a remportée aux tirs au but.

Il y a des dates déclencheuses qu’on ne voit pas arriver. Le 12 juillet 1998 en est une pour moi, celle où je comprends que le football peut vraiment revêtir les oripeaux de l’Histoire en marche, que la victoire de la France contre le Brésil peut créditer Jacques Chirac, jubilatoire au coup de sifflet final, de 15 points en cote de popularité, qu’une tête chauve, celle de Fabien Barthez, peut inciter des mâles, pourtant pas atteints d’alopécie, à raser leur toison. Dieu qu’il était beau ce Barthez à genoux devant ses buts, le torse athlétique rejeté en arrière dans une posture de reconnaissance pleine de ferveur presque religieuse, face contre le ciel, au moment de la libération victorieuse ! Dieu qu’il était viril et élégant ce Barthez qui renvoyait le ballon au milieu de terrain après un arrêt d’anthologie ! Qu’un crâne luisant puisse devenir aussi sacré que la main de Fatima, comme le laissait entendre le baiser appuyé que Laurent Blanc lui a apposé avant le match, qu’un coup de tête de Zidane, inspiré par le divin, à 27e minute, ait ouvert le score d’un match qui fera dire à Thierry Roland qu’”après avoir vu ça, on peut mourir tranquille”, ne peut pas laisser de marbre, même quelqu’un comme moi qui, comme beaucoup de téléspectateurs, grossis un peu artificiellement les rangs des inconditionnels tous les quatre ans, lorsque les championnats du monde convertissent ce sport en drame planétaire. Les enjeux d’un ballon tiré dans les filets ou dévié par le poteau sont alors tels qu’ils enflamment les rues, la presse, les réseaux comme aucun autre sport n’est capable de le faire. Ce serait de la mauvaise foi, alors, de persister à prétendre que le football consiste à courir après un ballon (activité peu glorieuse), et son spectacle à regarder ceux qui lui courent après (no comment).

L’issue d’un match qui fait dire à un commentateur que “la vie de Zinedine Zidane et L’histoire de la France n’ont plus été les mêmes depuis ce 12 juillet 1998”, invite à un test pour l’amoureuse de la philosophie que je suis (sans crainte du pléonasme). Car, si on veut soutenir l’idée que la philosophie est capable de parler de tout, elle doit par moments savoir passer un examen, un test de contrôle en quelque sorte, pour éprouver la solidité des concepts comme on teste la résistance des matériaux. Dans ce cas, autant être sérieux et choisir un sujet qu’on imagine aux antipodes, un sujet qui semble n’avoir aucune intersection avec elle.

Ce qui domine dans les périodes où les championnats de football balaient tous les sujets d’actualité, c’est la dimension dramatique de ce sport, ultra emblématique parmi tous ceux où les joueurs s’affrontent directement.

Emprunté au grec “drama” – une action chargée de conséquences – le drame a été largement théorisé 350 ans avant J.-C. par Aristote, dans sa Poétique. Philosophe grec de l’Antiquité, Aristote est à ranger dans le top 5 des penseurs fondateurs de notre monde occidental, tant son œuvre a permis de planter les bases d’à peu près toutes les sciences connues. Aristote Madiani, ex-attaquant du RC de Lens et Aristote Nkaka, milieu défensif de Santander, comme des milliers d’autres, doivent leur prénom à cet homonyme célébrissime, qui a tout pensé et mis pas mal de clarté dans nos méthodes.

La notion de drame est parfaitement adaptée au football qui est avant toute chose un spectacle, avec ses règles (les lois du football, au nombre de 17 comme chacun ne le sait pas), ses acteurs, sa dramaturgie. Evidemment – sauf en cas de match truqué – les joueurs ne sont pas des acteurs au sens où il y aurait un script ou un scénario préalables. Un match s’assimile davantage à une impro où les joueurs doivent faire preuve d’imagination et d’inventivité à partir des aléas du jeu et des schémas tactiques (théoriquement au nombre de 4, en gros) décidés par l’entraîneur. Et cette simple conjugaison entre les contraintes (les lois, les rôles de chacun -arrière, avant-centre, etc.) et l’imprévu qui préside à la réalisation suffit à faire du football un spectacle tragique, d’autant plus puissant qu’il est vécu plutôt que joué. Du tragique pas pour semblant.

Le tragique est à peu près partout dans un match où les joueurs s’engagent franchement, où ils assurent un tempo qui tient les spectateurs en haleine, quand ils assurent un jeu qui livre des moments de pure maîtrise technique et de brusques réussites qui viennent consacrer des actions inventives ou courageuses. Tragique parce qu’il y a de belles victoires autour de passes réussies qui signent, en même temps, un désastre pour l’équipe adverse.

Gary Lineker, talentueux avant-centre anglais, à qui on doit la citation d’introduction du présent texte, résume d’un flegme teinté d’un humour tout britannique la douloureuse conclusion du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 contre la Deutschefussballnational mannschaft. L’Allemagne ouvre le score à la 60e minute. Gary Lineker arrache l’égalité à la 80e. Le match, qui se termine sur 1-1 et participe en l’occurrence de la logique des éliminations, entame alors l’étape des tirs au but, procédé brutal où le tireur, seul face au gardien de l’équipe adverse, a une chance, une seule, de rassembler au bout de sa Nike Mercurial ou de son Adidas Predator – des noms qui annoncent le programme, tout empreint d’héroïsme antique – la quintessence d’heures interminables d’entraînement pour maîtriser le ballon et feinter le gardien. La solitude du gardien de but avant le penalty n’a d’égal, me semble-t-il, que celle du tireur sur lequel tous les yeux sont rivés et que personne ne peut aider. Les premiers tirs des équipes s’enchaînent, ainsi que les seconds, puis les troisièmes. Chaque fois que les Anglais marquent, leurs supporters triomphent et l’anxiété des supporters allemands montent d’un cran, crainte brusquement, vocalement déchargée lorsque leur équipe égalise. C’est à Stuart Pearce de tirer le ballon anglais du 4e tir, talentueusement (pour les supporters allemands), catastrophiquement (pour les supporters anglais) arrêté par Bodo Illgner, gardien de la Mannschaft qui signe ainsi la victoire. La succession, rapide, des émotions, contrastées et intenses, n’a pas d’égal dans nos existences, mais nous reconnaissons chacun de ces sentiments, dans la tête et les tripes, pour les vivre dans nos vies, comme une gamme en-dessous. C’est ce qu’entend Aristote, grand théoricien de la catharsis, la purgation de l’âme par le vécu des émotions fortes, lorsqu’il dit :

« La tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue (…) qui, au moyen de la pitié et de la peur “effectue la purgation des vécus émotionnels de cette nature”. (1449b/2767)

Tous les amoureux de séries policières, de thrillers et d’autres intrigues connaissent cette succession d’inquiétude (de terreur) et de soulagement (de triomphe). Mais là où la série télévisée, comme la tragédie antique, vise à imiter les actions pour susciter les émotions, le football crée les conditions d’émotions véritables, d’émotions véritablement tragiques. Sont refusés aux grands comme aux petits matches la tranquille certitude que les héros, à la fin, s’en tireront. Cette incertitude est l’essence même du jeu.

Bien des matchs tirent une part de l’intérêt qu’on leur porte au fait que des stars figurent dans la liste des joueurs. Mais ce qui surpasse cet intérêt, me semble-t-il, est ce que la composition de l’équipe promet en termes d’action : “car la tragédie est représentation non pas de personnes, mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie (…) (1449b/2768)

Comment le jeu se construit, comment les joueurs collaborent, comment ils anticipent, comment ils donnent soudain de la valeur à un espace vide (ou s’en créent un) là où une action décisive va se nouer, comment la chance vient récompenser les efforts ou l’ingéniosité d’une équipe ou comment elle vient au contraire, cruellement, la terrasser, constituent autant d’exemples d’agencement des faits, pour parler comme Aristote.

Puisque le football est un sport d’équipe, ce qui est le plus remarquable à observer, c’est évidemment ce qui se passe à ce niveau, au niveau de l’équipe où les intelligences, non pas collectives, mais mises en contact, sont bien plus que la somme de chacune en ce qu’elles permettent de faire émerger un jeu, de rendre possible l’invraisemblable, le but incroyable mais néanmoins totalement explicable après coup. Il faut voir là la raison pour laquelle on adore se passer les ralentis en boucle, pour mieux goûter, encore et encore, les moments où l’inouï prend naissance. Le travail de l’équipe, la cohérence de son jeu et la cohésion de ses joueurs constituent en effet les fondements fascinants de ce qu’est un bon jeu : même sans en connaître le mot, nous avons tous conscience de ce phénomène de la propriété dite émergente d’un système qui fait que les propriétés de chacun des éléments pris isolément ne parviennent pas à expliquer comment le composé de ces éléments peut avoir l’activité qu’on lui connaît. En clair et pour prendre un exemple illustratif, l’hydrogène, qui compose l’essentiel du soleil, est un élément hautement inflammable et l’oxygène est également connu pour avoir la propriété d’alimenter un incendie. Mais les deux éléments combinés sous un certain rapport, miraculeusement, éteignent le feu. L’eau (H2O) a donc une propriété émergente que ni l’hydrogène ni l’oxygène ne possèdent en propre. C’est ce qui fascine et qui est si visible dans ce sport collectif qu’est le foot, dans un match où les joueurs sont vraiment engagés, propulsés par la gagne, ce fait qu’un but n’aurait jamais pu être marqué par aucun des joueurs, pas même les stars, si la composition des passes, rusées et patientes, n’avaient pas concouru collectivement à cet événement qui marque comme un changement de nature : le filet qui, impitoyablement et triomphalement se gonfle comme un animal rugissant.

Le seul agencement des faits manquerait toutefois son but si la durée d’un match n’était pas connue d’avance. “Les tragédies doivent se battre contre la clepsydre”(1450b/2770), dit joliment Aristote, ce qu’on traduirait aujourd’hui par “le match se joue contre la montre”. La limite de temps augmente le défi, accroît les enjeux, sublime les victoires. “La limite adéquate de la durée d’une tragédie est celle qui permet le renversement de fortune, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité” (1450b/2770). “Combien de temps avant la fin de la mi-temps ? Non, ils ne vont pas y arriver” ou “si, si, un miracle est encore possible, une explosion de bonheur, un but dans les 15 dernières secondes, ça s’est vu.

“(…) la représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres.”(1551b/2772)

Qui niera qu’un match dont le score évolue selon la progression : 1-2 ; 3-2 ; pour finir par un 3-4, génère, en l’espace de 90 minutes, le maximum d’alternances d’émotions contrastées, de retournement de situations entre le bonheur qui se dessine et le malheur qui menace ?

Les retournements spectaculaires sont mémorisés sur internet comme les hauts faits d’une épopée antique. Celui de la victoire de la France contre l’Angleterre, pendant l’EURO 2004 à Lisbonne en est un croustillant exemple. Menée par 1-0 jusqu’à la 89e minute, Zidane égalise sur un coup franc époustouflant, puis offre le match, comme on dit dans le jargon, sur un penalty transformé en but par le même héros. Commentaire de l’UEFA, sur sa vidéo des hauts faits postée sur YouTube :

Watch the action from a dramatic group stage encounter in Lisbon as two goals in added time by Zinédine Zidane earned France an unlikely win.

Nul doute qu’il y ait une poétique du football, qui relève, pendant le jeu, du drame et de la tragédie, puis, dans le souvenir qu’on en garde et le récit qu’on en fait, observe les règles de l’épopée, du récit des actions marquantes des héros. J’ignore si les étudiants en philosophie assistent régulièrement à des matches de football pendant leurs études et en lien avec elles.  J’ai pour ma part longtemps ignoré qu’Aristote, footballeur intégral, entraîneur et tacticien sans le savoir et surtout avant l’heure, nous offrait une illustration complète et vivante de ses thèses tous les week-ends de championnats. 

Peut-être les œuvres complètes d’Aristote deviendront-elles la lecture de chevet d’un nouveau lectorat. J’invite à prévoir d’entrée de jeu un solide temps additionnel pour traverser les 2923 pages de son œuvre qui sont parvenues jusqu’à nous…

Source : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion 2014

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