Archives mensuelles : septembre 2020

Aristote, gardien de but

« Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent”.
Gary Lineker, avant-centre anglais, à la fin du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 que la Deutsche Fußballnationalmannschaft a remportée aux tirs au but.

Il y a des dates déclencheuses qu’on ne voit pas arriver. Le 12 juillet 1998 en est une pour moi, celle où je comprends que le football peut vraiment revêtir les oripeaux de l’Histoire en marche, que la victoire de la France contre le Brésil peut créditer Jacques Chirac, jubilatoire au coup de sifflet final, de 15 points en cote de popularité, qu’une tête chauve, celle de Fabien Barthez, peut inciter des mâles, pourtant pas atteints d’alopécie, à raser leur toison. Dieu qu’il était beau ce Barthez à genoux devant ses buts, le torse athlétique rejeté en arrière dans une posture de reconnaissance pleine de ferveur presque religieuse, face contre le ciel, au moment de la libération victorieuse ! Dieu qu’il était viril et élégant ce Barthez qui renvoyait le ballon au milieu de terrain après un arrêt d’anthologie ! Qu’un crâne luisant puisse devenir aussi sacré que la main de Fatima, comme le laissait entendre le baiser appuyé que Laurent Blanc lui a apposé avant le match, qu’un coup de tête de Zidane, inspiré par le divin, à 27e minute, ait ouvert le score d’un match qui fera dire à Thierry Roland qu’”après avoir vu ça, on peut mourir tranquille”, ne peut pas laisser de marbre, même quelqu’un comme moi qui, comme beaucoup de téléspectateurs, grossis un peu artificiellement les rangs des inconditionnels tous les quatre ans, lorsque les championnats du monde convertissent ce sport en drame planétaire. Les enjeux d’un ballon tiré dans les filets ou dévié par le poteau sont alors tels qu’ils enflamment les rues, la presse, les réseaux comme aucun autre sport n’est capable de le faire. Ce serait de la mauvaise foi, alors, de persister à prétendre que le football consiste à courir après un ballon (activité peu glorieuse), et son spectacle à regarder ceux qui lui courent après (no comment).

L’issue d’un match qui fait dire à un commentateur que “la vie de Zinedine Zidane et L’histoire de la France n’ont plus été les mêmes depuis ce 12 juillet 1998”, invite à un test pour l’amoureuse de la philosophie que je suis (sans crainte du pléonasme). Car, si on veut soutenir l’idée que la philosophie est capable de parler de tout, elle doit par moments savoir passer un examen, un test de contrôle en quelque sorte, pour éprouver la solidité des concepts comme on teste la résistance des matériaux. Dans ce cas, autant être sérieux et choisir un sujet qu’on imagine aux antipodes, un sujet qui semble n’avoir aucune intersection avec elle.

Ce qui domine dans les périodes où les championnats de football balaient tous les sujets d’actualité, c’est la dimension dramatique de ce sport, ultra emblématique parmi tous ceux où les joueurs s’affrontent directement.

Emprunté au grec “drama” – une action chargée de conséquences – le drame a été largement théorisé 350 ans avant J.-C. par Aristote, dans sa Poétique. Philosophe grec de l’Antiquité, Aristote est à ranger dans le top 5 des penseurs fondateurs de notre monde occidental, tant son œuvre a permis de planter les bases d’à peu près toutes les sciences connues. Aristote Madiani, ex-attaquant du RC de Lens et Aristote Nkaka, milieu défensif de Santander, comme des milliers d’autres, doivent leur prénom à cet homonyme célébrissime, qui a tout pensé et mis pas mal de clarté dans nos méthodes.

La notion de drame est parfaitement adaptée au football qui est avant toute chose un spectacle, avec ses règles (les lois du football, au nombre de 17 comme chacun ne le sait pas), ses acteurs, sa dramaturgie. Evidemment – sauf en cas de match truqué – les joueurs ne sont pas des acteurs au sens où il y aurait un script ou un scénario préalables. Un match s’assimile davantage à une impro où les joueurs doivent faire preuve d’imagination et d’inventivité à partir des aléas du jeu et des schémas tactiques (théoriquement au nombre de 4, en gros) décidés par l’entraîneur. Et cette simple conjugaison entre les contraintes (les lois, les rôles de chacun -arrière, avant-centre, etc.) et l’imprévu qui préside à la réalisation suffit à faire du football un spectacle tragique, d’autant plus puissant qu’il est vécu plutôt que joué. Du tragique pas pour semblant.

Le tragique est à peu près partout dans un match où les joueurs s’engagent franchement, où ils assurent un tempo qui tient les spectateurs en haleine, quand ils assurent un jeu qui livre des moments de pure maîtrise technique et de brusques réussites qui viennent consacrer des actions inventives ou courageuses. Tragique parce qu’il y a de belles victoires autour de passes réussies qui signent, en même temps, un désastre pour l’équipe adverse.

Gary Lineker, talentueux avant-centre anglais, à qui on doit la citation d’introduction du présent texte, résume d’un flegme teinté d’un humour tout britannique la douloureuse conclusion du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 contre la Deutschefussballnational mannschaft. L’Allemagne ouvre le score à la 60e minute. Gary Lineker arrache l’égalité à la 80e. Le match, qui se termine sur 1-1 et participe en l’occurrence de la logique des éliminations, entame alors l’étape des tirs au but, procédé brutal où le tireur, seul face au gardien de l’équipe adverse, a une chance, une seule, de rassembler au bout de sa Nike Mercurial ou de son Adidas Predator – des noms qui annoncent le programme, tout empreint d’héroïsme antique – la quintessence d’heures interminables d’entraînement pour maîtriser le ballon et feinter le gardien. La solitude du gardien de but avant le penalty n’a d’égal, me semble-t-il, que celle du tireur sur lequel tous les yeux sont rivés et que personne ne peut aider. Les premiers tirs des équipes s’enchaînent, ainsi que les seconds, puis les troisièmes. Chaque fois que les Anglais marquent, leurs supporters triomphent et l’anxiété des supporters allemands montent d’un cran, crainte brusquement, vocalement déchargée lorsque leur équipe égalise. C’est à Stuart Pearce de tirer le ballon anglais du 4e tir, talentueusement (pour les supporters allemands), catastrophiquement (pour les supporters anglais) arrêté par Bodo Illgner, gardien de la Mannschaft qui signe ainsi la victoire. La succession, rapide, des émotions, contrastées et intenses, n’a pas d’égal dans nos existences, mais nous reconnaissons chacun de ces sentiments, dans la tête et les tripes, pour les vivre dans nos vies, comme une gamme en-dessous. C’est ce qu’entend Aristote, grand théoricien de la catharsis, la purgation de l’âme par le vécu des émotions fortes, lorsqu’il dit :

« La tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue (…) qui, au moyen de la pitié et de la peur “effectue la purgation des vécus émotionnels de cette nature”. (1449b/2767)

Tous les amoureux de séries policières, de thrillers et d’autres intrigues connaissent cette succession d’inquiétude (de terreur) et de soulagement (de triomphe). Mais là où la série télévisée, comme la tragédie antique, vise à imiter les actions pour susciter les émotions, le football crée les conditions d’émotions véritables, d’émotions véritablement tragiques. Sont refusés aux grands comme aux petits matches la tranquille certitude que les héros, à la fin, s’en tireront. Cette incertitude est l’essence même du jeu.

Bien des matchs tirent une part de l’intérêt qu’on leur porte au fait que des stars figurent dans la liste des joueurs. Mais ce qui surpasse cet intérêt, me semble-t-il, est ce que la composition de l’équipe promet en termes d’action : “car la tragédie est représentation non pas de personnes, mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie (…) (1449b/2768)

Comment le jeu se construit, comment les joueurs collaborent, comment ils anticipent, comment ils donnent soudain de la valeur à un espace vide (ou s’en créent un) là où une action décisive va se nouer, comment la chance vient récompenser les efforts ou l’ingéniosité d’une équipe ou comment elle vient au contraire, cruellement, la terrasser, constituent autant d’exemples d’agencement des faits, pour parler comme Aristote.

Puisque le football est un sport d’équipe, ce qui est le plus remarquable à observer, c’est évidemment ce qui se passe à ce niveau, au niveau de l’équipe où les intelligences, non pas collectives, mais mises en contact, sont bien plus que la somme de chacune en ce qu’elles permettent de faire émerger un jeu, de rendre possible l’invraisemblable, le but incroyable mais néanmoins totalement explicable après coup. Il faut voir là la raison pour laquelle on adore se passer les ralentis en boucle, pour mieux goûter, encore et encore, les moments où l’inouï prend naissance. Le travail de l’équipe, la cohérence de son jeu et la cohésion de ses joueurs constituent en effet les fondements fascinants de ce qu’est un bon jeu : même sans en connaître le mot, nous avons tous conscience de ce phénomène de la propriété dite émergente d’un système qui fait que les propriétés de chacun des éléments pris isolément ne parviennent pas à expliquer comment le composé de ces éléments peut avoir l’activité qu’on lui connaît. En clair et pour prendre un exemple illustratif, l’hydrogène, qui compose l’essentiel du soleil, est un élément hautement inflammable et l’oxygène est également connu pour avoir la propriété d’alimenter un incendie. Mais les deux éléments combinés sous un certain rapport, miraculeusement, éteignent le feu. L’eau (H2O) a donc une propriété émergente que ni l’hydrogène ni l’oxygène ne possèdent en propre. C’est ce qui fascine et qui est si visible dans ce sport collectif qu’est le foot, dans un match où les joueurs sont vraiment engagés, propulsés par la gagne, ce fait qu’un but n’aurait jamais pu être marqué par aucun des joueurs, pas même les stars, si la composition des passes, rusées et patientes, n’avaient pas concouru collectivement à cet événement qui marque comme un changement de nature : le filet qui, impitoyablement et triomphalement se gonfle comme un animal rugissant.

Le seul agencement des faits manquerait toutefois son but si la durée d’un match n’était pas connue d’avance. “Les tragédies doivent se battre contre la clepsydre”(1450b/2770), dit joliment Aristote, ce qu’on traduirait aujourd’hui par “le match se joue contre la montre”. La limite de temps augmente le défi, accroît les enjeux, sublime les victoires. “La limite adéquate de la durée d’une tragédie est celle qui permet le renversement de fortune, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité” (1450b/2770). “Combien de temps avant la fin de la mi-temps ? Non, ils ne vont pas y arriver” ou “si, si, un miracle est encore possible, une explosion de bonheur, un but dans les 15 dernières secondes, ça s’est vu.

“(…) la représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres.”(1551b/2772)

Qui niera qu’un match dont le score évolue selon la progression : 1-2 ; 3-2 ; pour finir par un 3-4, génère, en l’espace de 90 minutes, le maximum d’alternances d’émotions contrastées, de retournement de situations entre le bonheur qui se dessine et le malheur qui menace ?

Les retournements spectaculaires sont mémorisés sur internet comme les hauts faits d’une épopée antique. Celui de la victoire de la France contre l’Angleterre, pendant l’EURO 2004 à Lisbonne en est un croustillant exemple. Menée par 1-0 jusqu’à la 89e minute, Zidane égalise sur un coup franc époustouflant, puis offre le match, comme on dit dans le jargon, sur un penalty transformé en but par le même héros. Commentaire de l’UEFA, sur sa vidéo des hauts faits postée sur YouTube :

Watch the action from a dramatic group stage encounter in Lisbon as two goals in added time by Zinédine Zidane earned France an unlikely win.

Nul doute qu’il y ait une poétique du football, qui relève, pendant le jeu, du drame et de la tragédie, puis, dans le souvenir qu’on en garde et le récit qu’on en fait, observe les règles de l’épopée, du récit des actions marquantes des héros. J’ignore si les étudiants en philosophie assistent régulièrement à des matches de football pendant leurs études et en lien avec elles.  J’ai pour ma part longtemps ignoré qu’Aristote, footballeur intégral, entraîneur et tacticien sans le savoir et surtout avant l’heure, nous offrait une illustration complète et vivante de ses thèses tous les week-ends de championnats. 

Peut-être les œuvres complètes d’Aristote deviendront-elles la lecture de chevet d’un nouveau lectorat. J’invite à prévoir d’entrée de jeu un solide temps additionnel pour traverser les 2923 pages de son œuvre qui sont parvenues jusqu’à nous…

Source : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion 2014

À la carotide

J’avais 11 ans en 1982. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand l’Italie de Gentile et Rossi a battu l’Allemagne. Je jouais au foot du matin au soir et je n’avais qu’une idole, Karl-Heinz Rummenigge.

Ma passion pour lui n’a même pas été contrariée quand ma sœur, fille au père en Allemagne, a voulu me faire le plus beau cadeau de mon enfance en m’offrant un pull de l’équipe d’Allemagne flanqué du N° 9… celui porté par Horst Hrubesch – oui, oui, je vous entends, il y a une certaine ressemblance entre Hrubesch et moi.

J’ai très vite pardonné à ma sœur, heureux que j’étais de pouvoir porter le maillot de la Mannschaft. Il m’a en revanche fallu une trentaine d’années pour pardonner à la Squadra Azzura. On n’oublie pas si facilement Claudio Gentile.

J’ai donc aimé l’Allemagne bien avant que le peuple du foot n’apprécie son jeu. Ce titre d’un magazine français résume assez bien la situation qui a prévalu avant l’arrivée de Joachim Löw, en 2006: «Mondial 2014: et l’Allemagne se mit à pratiquer du beau football!»

Il m’a fallu souvent tenir tête à ceux qui aiment les amours faciles – la France et le Brésil en général, l’Italie – rarement l’Uruguay. J’ai tout entendu: la Deuxième guerre – n’est-ce pas Philippe –, le magnifique match de 1982 contre l’Autriche, la sublime intervention aérienne d’Harald Schumacher, le jeu défensif. Ces attaques ont forgé mon caractère. Et pour ce qui concerne le jeu défensif allemand, je vous livre cette statistique: toutes phases finales confondues, le Brésil a inscrit 229 buts, l’Allemagne 226, l’Argentine 137… Les autres derrière évidemment.

En 2014, donc, quand la Coupe du monde commence, j’espère fortement la victoire finale de l’Allemagne. L’équipe n’a plus gagné depuis 1990. J’ai assisté à sa défaite contre le Brésil dans un bar de San Vincenzo en 2002. Elle a perdu en demi-finale contre sa bête noire italienne en 2006. L’Espagne l’a battue en demi-finale en 201

Après ces deux défaites consécutives aux portes de la finale, lorsque l’équipe entre sur le terrain, le 8 juillet 2014 pour affronter le Brésil, organisateur de la Coupe du monde, j’espère donc simplement que l’histoire ne se répétera pas. En même temps, je suis assez confiant: je préfère voir les Allemands affronter une équipe joueuse.

Le match tourne à la démonstration. Je me souviens avoir eu mal au cœur pour les Brésiliens ce soir-là – j’ai toujours apprécié cette équipe. Je viens de revoir le match. J’avais oublié à quel point la première mi-temps fut mortifiante pour le Brésil. À la 29e minute, les Auriverdes sont menés… 5 à 0. Thomas Müller a ouvert le score à la 11e. Miroslav Klose a marqué à la 23e, Toni Kroos aux 24e et 26e, Sami Khedira à la 29e. En 6 minutes, l’Allemagne est devenue la grande favorite de la Coupe du monde 2014 en marquant 4 buts au Brésil.

Les deux buts d’André Schürle en deuxième période sont anecdotiques. Le but du Brésil en toute fin de match ne sauve pas l’honneur cette fois. 7 à 1: le ciel est tombé sur la tête du peuple brésilien.

Ce 13 juillet 2014, la finale entre l’Argentine et l’Allemagne a bien sûr un parfum de tradition. Quatre ans plus tôt, en 2010, l’Argentine avait beaucoup impressionné pendant le tour préliminaire. Tout le monde la voyait comme un épouvantail. En quart, l’Allemagne ne lui avait laissé aucune chance en l’écrasant 4 à 0.

Comme lors de la demi-finale 2014, contre le Brésil, c’est Thomas Müller qui avait ouvert le score, à la 3e minute déjà. (Note pour les entraîneurs: quand Thomas Müller ouvre le score dans les matchs importants, prière de bétonner. Après l’ouverture du score de Thomas Müller pour le Bayern contre Barça, cette année, en Ligue des champions, dès la 4e minute, Quique Setién ne l’a pas fait. 8 à 2 au final et Quique Setién n’entraîne plus le Barça).

Un peu plus loin bien sûr, entre l’Argentine et l’Allemagne, il y a les deux finales consécutives de 1986 – victoire de l’Argentine – et de 1990. Les deux équipes avaient de grands meneurs d’hommes: Diego Maradona et Lothar Matthäus, chacun capitaine de leur équipe lors de la finale de 1990, remportée par l’Allemagne.

Ce 13 juillet 2014, Messi porte les espoirs de l’Argentine. Côté allemand, c’est Bastian Schweinsteiger qui est attendu comme meneur de l’équipe. Durant les dix premières minutes, Lionel Messi marche, comme s’il était peu concerné par le match qui se déroule autour de lui. Il accélère pour la première fois. Il est contré par… Bastian Schweinsteiger. Au cours du match, ce dernier gagne la plupart de ses duels contre Messi. Les admirateurs du prodige argentin le disent en boucle: c’est son style, il garde ces forces pour les actions offensives. Soit, mais je continue à trouver étonnant ce gars qui marchotte au milieu du terrain pendant le plus clair du match. J’avais gardé le souvenir d’un Messi qui n’était pas parvenu à marquer cette finale de son empreinte. J’ai revu la finale. Je n’ai pas changé d’avis.

Sergio, merci pour tout

Messi est un joueur de beau temps. Il est inarrêtable… lorsque toutes les conditions sont réunies autour de lui pour qu’il puisse s’exprimer, lorsque, tout simplement, toute une équipe joue la partition qui lui convient. Il doit ses grands titres en Ligue des champions à Carles Puyol, Andrés Iniesta et Xavi. Depuis le départ de ces derniers, le Barça n’a plus réussi à gagner la compétition. Messi n’a pas l’âme d’un leader. Durant cette finale 2014, ça saute aux yeux.

Bastian Schweinsteiger – qui finira le match avec le visage en sang après un coup de poing d’Agüero – passe cette finale à éclipser Messi. Lorsqu’il gagne un énième duel contre l’Argentin, en toute fin de match, le commentateur allemand note avec enthousiasme qu’on ne pourra pas faire courbette assez basse pour remercier Bastian Schweinsteiger de sa performance. L’Allemagne gagne le match en prolongation. Un à zéro.

Il y a quelques années, j’ai lu dans un journal romand, sous la plume d’un homme de lettres, que l’on ne pouvait aimer le football sans aimer Messi. J’avais failli m’étrangler et je m’étais promis de lui répondre un jour. C’est aujourd’hui chose faite: j’adore le foot et je n’aime pas Lionel Messi.

Mon autoportrait de fan ne serait pas complet si je ne vous disais pas que mon joueur préféré aujourd’hui est Sergio Ramos – salut Bernard  –, qui, comme Bastian Schweinsteiger peut gagner un match à lui tout seul.

Il en a donné un exemple hallucinant lors de la finale de la Ligue des champions 2014 contre l’Atletico de Madrid. Depuis la 36e minute, le Real est mené. L’équipe ne manque pas de ressources pour retourner la situation avec Luka Modrić, Sami Khedira, Ángel Di María, Gareth Bale, Karim Benzema et Cristiano Ronaldo. Dès le milieu de la deuxième mi-temps, ce ne sont pourtant pas eux qui conduisent la révolte. Sur le terrain, ce soir-là, un homme a décidé que le Real ne perdrait pas. C’est Sergio Ramos. Il pousse toute son équipe vers l’avant. Ça ne suffit pas. Alors il égalise lui-même à la 93e minute, d’un coup de tête puissant. Une demi-heure plus tard, il soulèvera la coupe après la victoire 4 à 1 des siens.

Aujourd’hui, j’ai toujours 11 ans et, dans mon armoire, un maillot du Real avec le numéro 4 de Sergio Ramos, le noir et rouge que portait l’Allemagne dans sa demi-finale contre le Brésil, avec le numéro 13 du cousin Müller, le blanc de la finale 2014, avec le 7 de Schweinsteiger…

En quand la Corée du Sud a sorti l’Allemagne de la Coupe du monde 2018, mon fils s’est bien foutu de moi. Il en rit encore : «Ah, ah, papa, depuis le temps que tu me parles de ces Allemands!»

J’accepte parce que c’est lui. Mais je lui réponds avec toute la mauvaise fois du supporter que je suis: «Je n’ai aucun souvenir de l’édition 2018».

Le jour où Roger Federer a su qu’il gagnerait Roland-Garros

Ici une armoire en kit d’origine scandinave, là une seille qui déborde d’habits – «Chéri, je t’avais dit de ne pas laisser tes fringues au milieu du couloir, non?» Là-bas la TV, la seule à avoir déjà trouvé sa place: près du begonia et des encyclopédies Universalis. Il fait chaud, mes mains sont moites et les bras m’en tombent. Je dois m’asseoir. Il le faut.

En ce 1er juin 2009, j’investis tant bien que mal mon nouvel appartement quand le coup de fil d’un ami me pousse à interrompre toute affaire courante pour presser fébrilement sur le bouton rouge en haut à droite de la télécommande. «Federer est beau mal, il va perdre», m’avait-il lancé au visage, sans préavis ni salutations d’usage, comme le facteur sonne à la porte pour vous signifier une mise en poursuite. L’image arrive, d’abord grésillante puis de plus en plus nette. L’ocre de la terre et le gris du ciel, changeant ce jour-là, peignent un tableau indélicat. Roger Federer, lui, est vêtu de bleu, la couleur de la sagesse et de la sérénité paraît-il, mais force est de constater que la salopette du besogneux ne lui sied que peu. A l’autre extrémité de l’écran, le fringant Tommy Haas mène déjà 2 sets à 0 et 4-3 dans la troisième manche, au grand dam du public du court Philippe Chatrier, dont les murmures après chaque point perdu par le Suisse présagent d’une issue précoce et d’un nouveau cataclysme. Vingt-quatre heures après la chute de Rafael Nadal, battu dès les 8es de finale par le Suédois Robin Söderling, Roger Federer tombera-t-il à son tour?

L’histoire hoquette en attendant de choisir son camp. L’heure est grave, la nervosité palpable, la quête infinie. Car en cette année 2009, le Bâlois compte déjà 13 titres du grand chelem à son palmarès. Il s’est imposé dans la touffeur de New York, a dompté le chaud soleil de Melbourne et nul mieux que lui s’accommode du gazon de Wimbledon, que l’on compare déjà à son jardin. Alors que Roger Federer file tout droit vers ses 28 ans, un âge où l’on pense moins à Tommy Haas qu’à fonder une famille, seul Roland-Garros se refuse encore et toujours à lui. Ne pas croire qu’il répugne à fouler la terre battue: au contraire, comme tout bon Helvète né au début des «eighties», il a grandi sur cette surface. Non, le problème de Roger Federer avec Paris se résume à un mot de cinq lettres qui signifie «Noël» en catalan mais qui n’a rien d’un cadeau ou d’une fête pour qui doit s’y frotter: Nadal.

Implacable Nadal, qui a encorné son aîné quatre fois lors des quatre dernières éditions du «French Open.» Déroutant Nadal, gaucher qui l’oblige à penser le jeu à l’envers. Exaspérant Nadal, l’anti-Federer, mais un gars attachant qu’il lui est impossible de détester.

Sauf qu’en ce 1er juin d’une décennie presque lointaine, de Nadal, de Rafa ou de «taureau de Manacor», il n’y a plus. Merci la Suède, phrase que je n’aurais jamais imaginé prononcer alors que l’ensemble de ma chambre à coucher gît en pièces détachées dans le hall d’entrée. Débarrassé de son meilleur ennemi, Roger Federer aurait pu se sentir pousser des ailes. Et si c’était la chance de sa vie, l’occasion unique de combler un vide et de se délester d’un poids trop lourd? La réponse est positive, mais les signaux, à même le court, tous négatifs. Pire: entre un hochement de tête et un râle de dépit, le voici sommé de sauver une balle de break, une balle de 5-3, une balle de match en vérité. Perdu pour perdu, autant claquer la porte avec panache. A peine son adversaire se prépare-t-il à retourner son service «kické» que Roger Federer virevolte autour de son revers pour décocher un coup droit qui blanchit la ligne. «Voilà!», en français dans le texte, s’exclame-t-il en brandissant le poing. «Ce coup a sauvé ma journée. J’ai le sentiment que ça a été mon premier bon coup du match», soufflera celui qui, après avoir égalisé à quatre jeux partout, passera la vitesse supérieure pour ne plus être rattrapé. Ni par le malheureux Tommy Haas, ni par Gaël Monfils et Juan Martin del Potro, encore moins par Robin Söderling, l’homme à qui il doit tout ou presque, mais qu’il a littéralement balayé en finale. 

A quoi tient une légende? A rien. A une frappe, une seule, déposée à la frontière du «in» et du «out.» Le jour où Roger Federer a su qu’il gagnerait Roland-Garros, j’ai monté mon lit avec, je ne sais pourquoi, le cœur léger et le sentiment du devoir accompli. En plus, Mirka est enceinte. 

U-chronique sportive

Je veux bien écrire sur le sport, mais je vous dis tout de suite que je ne suis pas Blondin.

Si je l’ai été plus jeune, c’était au plan capillaire, pas littéraire.

Antoine Blondin est né le 11 avril 1922 et moi le 12 mai 1972, avec plus ou moins exactement cinquante ans, un mois et un jour de retard, ce qui pourrait à la rigueur constituer l’amorce d’un début de lien.

Mais à part ça, il y a autant de différence entre lui et moi qu’entre le Real de Madrid et Neuchâtel Xamax.

Il n’a pas écrit que sur le sport et le vélo, l’auteur de l’enivré et enivrant Un singe en hiver. J’ai, quelque part dans ma bibliothèque, un joli petit bouquin un peu daté intitulé Les Enfants du bon dieu. C’est le récit plein d’humour d’un prof qui réécrit l’histoire au moment de l’enseigner, prolongeant de septante-et-une années la Guerre de Trente Ans pour « battre un vieux record, celui de la Guerre de Cent Ans », cela afin de « stimuler l’intérêt de ces enfants, dont la plupart admiraient les champions avec un chauvinisme sans fissure » et de « satisfaire leur sens sportif ».

Aujourd’hui, on appellerait ça un uchroniste.

Tiens, moi, si je pouvais réécrire l’histoire du sport, eh bien, déjà, Pierre Délèze ne tomberait pas à 5 mètres de l’arrivée dans sa série du 1500m aux JO de Los Angeles en 1984. Il tomberait à deux mètres de la ligne. En glissant sur la piste. Pour se qualifier sur le ventre, dans le même temps que Steve Ovett qu’il aurait emporté dans sa chute. Bon, il serait retombé en finale mais, au moins, on lui aurait donné la médaille d’or de plongeon pour l’ensemble de son œuvre.

Tant qu’on y est, le 4 février 1987, aux championnats du monde de ski de Crans-Montana, Joël Gaspoz n’aurait pas embouti, dans une explosion de neige, cette stupide marmotte déshibernée au passage de géantistes au-dessus de sa tête, venue siffler son ras-le-bol depuis le trou situé juste sous l’antépénultième piquet. Il aurait été médaillé d’or et célébré comme le premier héraut valaisan de la cause antispéciste. Avant d’être abattu par un chasseur fan de Pirmin Zurbriggen.

Et au Texas en 1992, Marc Rosset et Jakob Hlasek auraient atomisé l’armada des McEnroe-Courier-Agassi-Sampras-Excusez-Du-Peu pour remporter la Coupe Davis dans un geste protofédérien. Après quoi le ténébreux Jakob Hlasek serait devenu acteur à Hollywood, cumulant les troisièmes rôles de traîtres venus de l’Est. Quant à Marc Rosset, il serait encore en train de fêter dans quelque petit bar topless de Dallas racheté avec des associés-potes.

Mais surtout, si je pouvais réécrire la légende du sport pour toucher à la grande Histoire, comme le prof du récit de Blondin, les Français gagneraient la quatrième guerre franco-prussienne : la demi-finale de Coupe du monde de football qui s’est jouée à Séville le 8 juillet 1982.

Le problème, c’est que si les choses s’étaient déroulées ainsi, le destin de l’équipe de Neuchâtel Xamax, avec le maillot de laquelle je jouais au foot, mangeais et dormais, aurait été tout autre. Parce que, voyez-vous, ses deux titres remportés successivement en 1987 et 1988, elle les doit à Ueli Stielike, ancien mercenaire du Real de Madrid ressemblant comme deux gouttes de schnaps à Gérard Jugnot.

Au départ, Ueli Stielike faisait partie des Méchants de 1982.

Défenseur ennuyeux, il avait raté son penalty dans la séance de tirs aux buts et s’était effondré comme une larve. C’est ce gros monstre de Horst Hrubesch qui avait fini par le décoller de la pelouse. Je ressentais déjà une aversion à l’encontre du dernier cité qui, avec sa horde de Hambourgeois brutaux aux noms imprononçables, avait éliminé d’extrême justesse quelques mois plus tôt mon Xamax, arrivé pour la première fois en quart de finale de la Coupe UEFA. Ravivant cette jeune blessure, l’issue de la bataille de Séville m’était insupportable. Bataille, car la rencontre s’était transformée en match de boxe thaï à la 56e minute, lorsque le gardien-boucher Schumacher avait assommé d’un coup de hanche l’ami Battiston, arrière franchouillard très étonné de se retrouver pour une fois en position de marquer. J’éprouvais après cela une haine farouche contre le peuple allemand que les fantasmes que je nourrirai à l’égard de la chanteuse Nena ne parviendront pas à atténuer.

L’Allemagne fédérale éliminée par la France en demi-finale à cause d’un pénalty qu’il aurait été le seul à rater, Ueli Stielike n’aurait pas supporté de devenir l’incarnation malingre d’une tragédie nationale. Blessé dans son honneur, il aurait mis fin à sa carrière en germaintleman. Lui qui n’a après ce jour plus voulu tirer de pénalty. C’était du reste une clause du contrat signé avec Neuchâtel Xamax qui aura eu pour conséquence de transformer cet ennemi larvaire en une idole papillonnante. Et qui lui offrira l’occasion d’aller taquiner son ex-employeur madrilène dans un épique second quart de finale de Coupe UEFA.

Sans son maître à jouer, mais avec au même poste le Battiston handicapé et tout inutile que ses dirigeants s’en seraient allés chercher à sa place, Neuchâtel Xamax n’aurait pas été sacré champion de Suisse à deux reprises.

La première fois, assez facilement, presque sans gloire.

La deuxième fois, dans les arrêts de jeu du dernier match de la saison, au terme d’un suspense insoutenable enduré… dans la fournaise de ma chambre d’où j’écoutais le match en direct à la radio, pleurant enfin devant ces images du capitaine Stielike brandissant la Coupe qu’une voix inconnue gravait dans ma tête.

Ils sont là, mes plus beaux souvenirs d’un évènement sportif.

Dans ces instants de passion adolescente vécus l’oreille contre le poste et que je n’aurais peut-être pas eu la chance de connaître si la légende du sport, cruelle à ne vouloir faire briller au firmament des mémoires que les perdants, avait été écrite autrement.

Et pour en revenir à Antoine Blondin, après avoir bien révisé l’histoire, il est mort au mois de juin 1991, pendant que je révisais mon bac d’histoire.

Lewis-Powell, 91

30 août 1991. Volets fermés, silence religieux dans la moite pénombre d’une maison de campagne. Un homme s’envole, puis retombe. Aux clameurs immédiates des adultes présents autour de moi, je mesure l’ampleur de l’exploit : 8,95 m. Mike Powell vient de renverser l’invincible Carl Lewis aux championnats du monde de Tokyo.

Tout était réuni pour un duel US fratricide au pays du Soleil Levant : port altier, mâchoire carrée et pommettes saillantes, Lewis est une icône ; silhouette déginguandée, petites moustaches et front dégarni,  Powell en impose moins… et pourtant, il vient de réaliser une performance mondiale, stratosphérique. Il a non seulement battu le roi Carl, mais aussi dépassé la marque mythique de Bob Beamon.

En 1968 aux Jeux de Mexico, le premier sauteur de la finale plia l’affaire dès son premier essai, à 8,90 m. Le médaillé d’argent finira piteusement 71 cm derrière lui. Mexico 1968, ce sont aussi deux poings noirs levés au ciel, un an avant Armstrong, quelques mois après Bob Kennedy. Mon père me parle de tout ça avec gravité ; rite initiatique, tropisme américain. 8,95 m. Incrédule, je matérialise la distance par une dizaine de pas dans la cuisine et le salon… ce n’est humainement pas possible, ils ont dû se tromper.

Tout avait pourtant bien commencé pour Lewis, médaillé d’or sur 100 m, 4 x 100 m et favori du saut en longueur. 8,68 m, 8,83 m puis 8,91 m, rien ne pouvait l’arrêter. Powell, l’éternel second, le Poulidor des bacs à sable, mord et rate ses premiers essais… jusqu’à son envolée magique. La suite est connue. Lewis ne fait pas mieux, Powell exulte, embrasse un officiel nippon et se lance dans une course folle, froidement salué par le roi déchu : « he just did it ».