Ils sont fous ces normands

Mon père vu de dos, installé devant le poste. Ses charentaises à carreaux, croisées l’une sur l’autre, tremblent légèrement. Pour qu’il regarde sa télévision en plein après-midi, ça doit être important. Je dis « sa » car c’est lui qui l’a payée, avec SON argent gagné à la sueur de SON front. Il nous l’a expliqué, ton menaçant, index levé, quand le livreur est venu l’installer. Même que ma mère aussi, elle doit lui demander la permission avant de l’allumer.
Moi, comme par définition, j’en suis privée (sauf cinq minutes le soir pour voir Pimprenelle et Nicolas, sans conteste le meilleur moment de ma journée), ça m’attire. Je reste donc plantée derrière la porte vitrée qui sépare le salon de l’entrée. A l’écran en noir et blanc, deux types, épaule contre épaule, chevauchant leur vélo sur une route de montagne qui n’en finit pas de grimper. Ils baissent la tête et pédalent sec, concentrés sur l’effort tandis qu’à droite et à gauche, une foule dense les encourage, mains en porte-voix.
Mon père se lève pour augmenter le son. Quand il regagne son fauteuil, j’ai le réflexe de m’effacer à temps. Qu’est-ce que je prendrais sinon ! Il m’attraperait par l’oreille, me secouerait comme ces poissons auxquels il veut faire cracher l’hameçon (il adore la pêche, mon père) et puis il m’interdirait le Manège enchanté pour au moins une semaine. Faut faire gaffe avec lui, il est soupe au lait, dit mon frère (je ne vois pas très bien ce que ça signifie, mais j’approuve comme si). J’entends le commentateur hurler dans le micro, à bout de souffle comme si c’était lui qui morflait dans la côte : « Poule d’or peut-il remonter la pente ? » « Pacotille va-t-il sauver son maillot ? » Je n’y comprends rien, sauf que la tension est immense et que les deux cyclistes se disputent une victoire. Comme moi quand je joue au jeu de l’oie avec Virginie, la voisine du-dessus. Qu’est-ce qu’on peut se détester quand il s’agit de gagner !
Pour finir, ça m’a barbée et j’ai renoncé à tenir jusqu’à l’arrivée. Au dîner, j’ai craint le pire parce le chouchou de mon père, arrivé au sommet derrière Poule d’or, avait perdu l’étape (à 42 secondes près, quelle différence ? Chronométrer, c’était vraiment trop mesquin). Pourtant mon père était d’une exceptionnelle bonne humeur ; j’ai même eu droit à une lichette de vin. Quand, bravant l’interdiction faite aux enfants de parler à table, j’ai osé demander papa, pourquoi t’es content s’il a perdu, ton idole, Il m’a répondu tout va bien, mon enfant. « Notre » héros normand (nous, on vivait comme lui à Mont Saint-Aignan, apparemment ça suffisait pour vouloir qu’il gagne le Tour de France) conservait une avance de 14 secondes au classement général. Et là j’ai pensé, ils sont fous ces Normands.


https://www.youtube.com/watch?v=roX-PrG1Ii0

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