Pour Jean-Yves Dubath, ce camarade tant en écriture qu’en UFC.
C’est une de ces histoires, une ancienne. On se la raconte de clan en clan, assis au coin du feu avec les viandes tout juste chassées qui tournent, la graisse qui goutte dans le brasier, et les pierres qui brunissent, se fendent. Finissent par éclater.
Il y a deux hommes. Chacun convaincu d’être le plus fort. Chacun veut l’affirmer à la face du monde. Comment pourrait-il en être autrement ? Parce que ces deux, ils viennent d’une contrée mythique. D’une contrée de légendes. De guerriers. L’Irlande, terre gardée par les druides. Le Daghestan, terre d’orfèvres et de bergers. Les montagnes, un île.
Comme Achille et Hector, comme Batman et le Joker, comme Gabriel Féraud et Armand d’Hubert, il était dit que Conor « The Notorious » McGregor et Khabib « The Eagle » Nurmagomedov, un soir, ils régleraient leurs comptes. Parce que c’est leur métier, ils sont combattants professionnels au sein de la plus fameuse organisation de MMA au monde, l’UFC. Et puis, ils ne s’aiment pas. Trop différents pour ça.
Khabib est un lutteur. Un effrayant, un implacable lutteur. Un grappler qui broie ses adversaires, réduit leur force pourtant si grande à rien. Son père l’a voulu ainsi. De son corps, de ses mains, ce qu’il fait du corps des autres, des pantins livrés à son bon vouloir (mais son vouloir n’est justement pas bon), c’est son devoir de fils. C’est la tradition dans laquelle il s’inscrit.
Conor, lui, cette virtuosité pour le striking (la boxe pieds-poings) dont les fées de Dublin l’ont gratifié, ce talent fabuleux qu’il a cultivé auprès de son coach John Kavanagh ou de l’Espagnol Ido Portal, le créateur de la « Movement Culture », cette exaspérante facilité, c’est pour l’argent. Toujours plus d’argent. Tellement d’argent qu’au bout du compte, il ne se contente plus de suivre les règles. Il les fixe. Peut-être que c’est ça, au fond, qui l’a perdu. Cette ubris qui, en définitive, ne mène à rien.
Longtemps, les deux hommes s’insultent, se menacent. La liste est longue, c’est une litanie, un catalogue digne d’une épopée. Entre autres, Conor traite le père de Khabib de terroriste. Khabib, plus sobre, mais pas plus mesuré, on le verra, traite son futur adversaire de « chicken ». Conor, soudain forcené, berserk même, le soir de l’UFC 223, avec sa bande, s’attaque à un bus. A l’intérieur, Khabib. Pour toute réponse, ce dernier se contente d’un hiératique, et très vite mythique : « Send me a message and tell the place. Wihtout security. Without UFC.”
Alors, ce lieu qu’il faut trouver pour mettre les choses à plat finit par être fixé. Las Vegas. T-Mobile Arena. 6 octobre 2018. Sous l’égide de l’UFC, bien sûr. Comment priver l’organisation de cet événement qui s’annonce comme un des plus rentables de l’histoire de la discipline ? Et avec beaucoup, beaucoup de sécurité. Pourtant, rien n’y fera. On le verra aussi.
Avant d’observer les deux combattants en venir aux mains, parlons palmarès. Côté Khabib, champion de la catégorie (les lightweights, 70 kilos) depuis avril, c’est très simple : aucune défaite pour 26 victoires. Personne d’autre parmi les stars de ce sport ne peut se vanter de ça : jamais vaincu. Côté Conor, ancien champion des poids plumes et ancien champion de la catégorie (il n’avait pas défendu sa ceinture pour partir boxer, et toucher un hallucinant jackpot de 100 millions), nous en sommes à 21 victoires pour 3 défaites. Malgré ces deux ceintures, le bilan est moins impressionnant. Pourtant, l’UFC ne cache pas sa préférence pour l’Irlandais. La promotion de l’événement, c’est la voix de John Malkovich himself, ne claironne-t-elle pas : « the king is back ? »
Opposition de styles, opposition de personnalités, un storytelling qui ne fait pas dans la subtilité pour une rivalité qui anime les deux hommes depuis des années. Tout est là pour faire de cet UFC 229 un événement qui fera date. Ce sera le cas. De très loin, la confrontation entre Nurmagomedov et McGregor est celle qui va ramener le plus d’argent à l’organisation. Et qui fera le plus débattre fans et médias. Parce qu’elle marquera les esprits.
Le ton est donné. À bonne distance l’un de l’autre, encadrés par une sécurité apparemment rodée, les deux hommes ne se touchent pas les gants.
Premier round. Malgré une bonne défense de l’Irlandais, il faut à peine une soixantaine de secondes au Russe amener sa proie au sol et la coincer contre la cage. Pendant les quatre minutes qui suivent, sous les huées du public presque tout entier acquis à McGregor, les deux hommes ne se relèvent pas. Jambes prises dans l’étau des cuisses de Khabib, Conor endure le contrôle que son adversaire lui impose et tente, derrière sa barbe, de faire bonne figure. Il n’y parvient pas vraiment. The Eagle emporte cette reprise sur un Notorious impuissant devant sa puissance et son efficacité.
Deuxième round. Il faut remettre les pendules à l’heure. McGregor attaque. Front kick, genou sauté. Fluide, Nurmagomedov s’échappe le long de l’octogone. Et riposte d’une droite gigantesque qui envoie valser Conor assis sur ses talons. Haut et fort, ce coup clame devant les 20’000 spectateurs de la T-Mobile Arena que le Russe peut jouer le jeu l’Irlandais et boxer lui aussi. Joe Rogan, le commentateur phare de l’organisation, n’hésite pas à parler de victoire morale. Ce n’est pas terminé, 45 secondes après l’entame de ce second round, Conor est arraché du sol, hissé à hauteur d’épaule, pour se retrouver à nouveau dos au canevas. La domination de Khabib est plus nette encore. C’est la phase que certains aficionados de MMA apprécient en particulier, cette gourmandise qui pique les yeux et fait parfois détourner la tête : le ground and pound. Bloqué au sol, alors que son adversaire lui assène des : « let’s talk know », l’Irlandais endure avec un courage qu’il faut lui reconnaître une grêle de coups pour bientôt être pris dans une clé de bras, une kimura, à laquelle il échappe de justesse. Au passage, il aura mis un genou illégal à la tête du Russe, faute pour laquelle il ne sera pas pénalisé. Quelques dizaines de secondes avant la fin de la reprise, McGregor parvient à se remettre sur ses pieds, mais il termine cette dixième minute de combat contre le grillage, incapable de représenter le moindre danger pour Nurmagomedov.
La corne sonne, l’arbitre de la rencontre, Herb Dean, vient séparer les deux hommes. Conor sourit : « it’s only business ». Pas pour Khabib. Tout est là, peut-être. Cet échange au cœur du combat, cet échange au cours duquel, en fait, ils ne communiquent pas et campent sur leurs positions. Fortune contre légende. Lignée contre Succès. D’ailleurs, l’attitude de leurs camps respectifs illustre bien ce fossé. « Relax », conseille son entraîneur à MacGregor. En face, le coach Javier Mendez peine à temporiser les hurlements bestiaux des coéquipiers de Nurmagomedov. De part et d’autre, l’enjeu n’est pas le même.
Troisième round : les quatre premières minutes se passent debout et, pour la première fois dans ce combat, malgré une fatigue évidente, le Notorious est peut-être légèrement un ton au-dessus, mais sans pouvoir toucher the Eagle de manière significative avec sa fameuse gauche (elle avait expédié Eddie Alvarez en deux rounds deux ans auparavant). Il échappe même à deux tentatives de take-down, des amenées au sol. Peut-être une victoire morale aussi ? Ça, Joe Rogan n’en dit rien.
Cette fois encore, les deux hommes peinent à se séparer. Nurmagomedov, rictus moqueur aux lèvres, suit McGregor, l’apostrophe encore : « Let’s talk ! » Ce dernier, mains sur les hanches et dos tourné, ne sourit plus.
Quatrième round. Malgré ce public qui scande son nom, l’Irlandais est rapidement jeté au sol. Incapable de se relever, il est maltraité pendant deux longues minutes avant de se voir, ayant abandonné son dos au Russe, pris dans une clé de cou qui le contraint très vite à l’abandon. Herb Dean surveille l’action de près et se voit obligé de forcer Khabib à relâcher sa prise. Il agite les bras, le combat est terminé. Conor reste au sol. Dépité ? Soulagé ? Mais pour son rival, qui est désormais son vainqueur, ce n’est pas terminé. Pourtant, il a gagné, c’est lui le plus fort, on le sait, le monde entier le sait. Appuyé sur les mains de l’arbitre qui le repousse, il invective son adversaire battu, se tourne vers le clan irlandais et jette son protège-dents dans leur direction. Visiblement, le Russe n’est pas rassasié.
Cinquième round…Beaucoup a été dit. On s’est outré, on s’est emporté : « c’est une honte, ce sport de barbares !» Moi, je l’aime bien, cette troisième mi-temps. Ces coups de sang fameux sont autant de coups de fouet qui marque nos mémoires. Qui a oublié l’oreille d’Holyfield croquée par Tyson ? Ou le coup de tête à la poitrine de Zidane à Materazzi ? Voyez un peu : En trois enjambées, tandis qu’un membre de la sécurité tente de le retenir (mais comment retenir un champion du monde UFC invaincu) alors que du côté des commentateurs, on s’écrie « no, no, no ! », mais moi accroupi sur mon canapé, je disais : « yes, yes, yes ! » Nurmagomedov bondit par-dessus le grillage de l’octogone pour, dans un saut qui restera mémorable (des t-shirts AIR KHABIB seront imprimés), se jeter sur Dillon Danis, le coach de ju jitsu brésilien de l’Irlandais. Dans la salle, chaos monstre. Les gens, agglutinés, ne forment plus qu’un corps emporté par une houle, un ressac de chair qui cherche à ramener le calme sans le trouver.
Ce n’est toujours pas terminé. Le clan daghestanais débarque en force dans la cage pour venir s’en prendre au combattant vaincu. Malgré la présence de la sécurité et de la police, « this bench of thugs » comme Dana White, boss de l’UFC, les a une fois qualifiés, tombe à bras raccourcis sur le Notorious qui réplique aux coups qu’il reçoit. On se précipite, du monde partout, la clameur monte. Encore une fois, le chaos. Du côté des commentateurs, Joe Rogan au premier rang, on n’hésite pas à affirmer que cette victoire spectaculaire est souillée par ce geste fou. Allons, allons, je pense différemment. Je pense que l’UFC n’a jamais été dans le camp du Russe, je pense que Khabib ne s’est jamais senti respecté par cette organisation qui semble préférer les coups d’éclat aux combattants affichant honneur et respect. Conor en est la preuve. Alors, cet assaut délibéré, c’est aussi une manière d’envoyer paître ces boutiquiers peu soucieux des sagas et de leur résonnance dans le temps. D’une manière inattendue aussi, le gentil (enfin, j’exagère, Nurmagomedov n’est pas gentil), celui qu’on insultait, devient le méchant. McGregor est honorable dans la défaite, disent-ils. Une manière de sortir quand même vainqueur ? Même battu, Conor reste leur préféré.
Khabib remonte dans la cage. Là, grâce à l’aide de ses partenaires d’entraînement, Daniel Cormier et Luke Rockhold, les choses reviennent plus au moins au calme. Le vainqueur réclame cette ceinture que, lui, il vient de défendre. Dana White la lui refuse, sécurité oblige prétend-il.
Finalement, le Russe, comme l’Irlandais quelques minutes auparavant, sort de l’octogone sous bonne escorte. Dans la T-Mobile Arena de Las Vegas, la bronca n’est pas près de s’éteindre.
Que s’est-il passé ? Le fait est que, pour revenir à ce qui oppose fondamentalement les deux hommes, Conor en avait assez. Vainqueur ou vaincu, il avait été payé. Khabib, non. Je me mets dans sa tête, mais j’entretiens la conviction qu’il attendait un combat plus disputé. Du coup, une fois la victoire obtenue, ce n’était pas assez. Il n’était pas vengé. Sa lignée, des affronts qui avaient été lancés, elle n’était pas purgée.
Conor, malgré une nouvelle victoire (contre un adversaire sur le déclin) obtenue un an et demi après cette défaite, quelque part, ne s’est jamais relevé de ce combat. Il n’est plus qu’un pitre qui twitte.
Khabib est toujours invaincu. Parce que tout l’argent du monde ne fera jamais le poids face à une légende, une vraie. Parce que tout l’argent du monde finira dépensé. La légende, elle, on y pense, on la raconte, on s’en nourrit.
En fin de compte ? Non, en fin de conte.