Le Dernier départ

Jeux olympiques d’Atlanta, 1996, finale du 100 mètres hommes

Je t’ai déjà vu gagner les Jeux, emporter les championnats du monde. Ton aura, tes yeux hallucinés vers la ligne d’arrivée me fascinent. Tu n’es pas de ceux qui courent avec élégance, qui semblent flotter sur la piste. Non, toi, tu vas chercher quelque chose au milieu de ton corps, une force nouvelle qui s’anime souvent passés les trente ou quarante mètres, une force qui alourdit ta foulée d’une puissance qui laisse même Carl Lewis derrière toi. Mais pour ces Jeux de 1996, tu as hésité à venir, tu es fatigué des attaques de la presse britannique et tu as déjà 36 ans. Pourtant, tu vas le défendre ton titre olympique. Tu te qualifies pour la finale, tu sais que tu peux gagner – tu le sais toujours, sinon à quoi bon courir ? Mais tu dois absolument partir vite. Sans aucun mouvement parasite, sans nervosité apparente, tu te positionnes sur ta ligne. Quelque chose d’épais t’entoure, tu leur montres déjà, à tous, que la course t’appartient. Mais tu dois absolument partir vite. Et tu pars vite, trop vite. Tu le sais, tu l’acceptes, tu lèves la main et tu ne regardes même pas la marque qu’on met sur ton plot. Tu es déjà prêt pour le second départ. Tu dois absolument partir vite. Et tu pars vite, mais on rappelle encore une fois. Ce n’est pas toi, tu restes concentré, tu ne te laisses pas intimider par ces broutilles, par la marque qu’on positionne également sur le plot de Bolton, juste à côté de toi. Tu es prêt pour le troisième départ. Tu dois absolument partir vite. Et tu pars vite.

Trop vite.

Tu refuses. Non. Tu as entendu le coup de feu. Et la machine dit que tu es parti après, mais trop peu de temps après pour que ton oreille et ton cerveau se soient concertés. Un trop bon départ, un départ inhumain. Tu hoches la tête, la foule t’acclame, tu refuses. Tu refuses cette disqualification que te vaut un deuxième faux départ. Tu ne cries pas, ne pleures pas, ne gesticules pas. Tu te contentes d’enlever ton maillot, révélant aux caméras du monde entier ton corps si beau qu’il en est presque inhumain lui aussi. Tu regardes Donovan Bailey abaisser le record du monde d’un centième et te ravir ton titre sans même avoir pu l’affronter. À moitié nu, vaincu, tu quittes le stade, les Jeux et ta carrière.

Je ne sais presque rien sur rien, le racisme, le désir du masculin, la fragilité de la virilité, je ne connais pas encore toutes ces choses. Je ne suis qu’une fille de la campagne. Mais lors de cette course, tu m’apprends la force, la fierté et la beauté des hommes.

Non Joël !

Philippe Lamon

4 février 1987. J’ai tout juste huit ans. En Valais, on ne parle que des Championnats du monde de ski de Crans-Montana. Faut dire que ça tourne à la razzia pour l’équipe de Suisse. À la sonnerie de l’école, mes copains et moi courons comme des dératés pour ne pas perdre une miette des exploits de nos super-héros en combinaison Kodak moulante rouge et jaune.
Ce jour-là, c’est le slalom géant. Quand j’arrive essoufflé à la maison, maman m’annonce avec un large sourire le résultat de la première manche. Doublé valaisan : Joël Gaspoz devant Pirmin Zurbriggen. Gaspoz, c’est le petit gars sympa de Morgins. Un gabarit modeste mais doté d’une agilité diabolique entre les portes. Il skie avec panache, sans calculer, avec une prise de risques de tous les instants.

Je finis mon repas en quatrième vitesse pour ne pas rater le début de la deuxième manche. Mon inséparable voisin du dessous et son père sont là aussi. Tout le monde est d’accord sur le scénario idéal : victoire de Gaspoz devant Zurbriggen – et si possible pas d’Autrichien ni l’infâme Girardelli sur le podium. Gaspoz est romand, n’a encore jamais décroché de médaille dans une grande course. Zurbriggen a déjà presque tout raflé dans ces Mondiaux et n’est au fond qu’un Haut-Valaisan qui parle un dialecte barbare.
Le théâtre du drame a des airs de carte postale. Ciel limpide, neige immaculée, foule dense et avinée agitant des drapeaux à croix blanche dans un chauvinisme bon enfant. Des militaires armés de pelles tentent de sauver la piste qui se détériore rapidement. Pas une bonne nouvelle pour nos deux Suisses qui, avertit Jacques Deschenaux, affectionnent les pistes glacées. Le vieux Stenmark est loin du compte. L’Autrichien Strolz réalise une deuxième manche de feu et entame une folle remontée. Le Yougoslave Petrovic, le Suisse Pieren et les Allemands Wasmeier, Wörndl et Tötsch se cassent les dents sur son chrono.
Il n’en reste plus que quatre en haut. Girardelli s’élance. Lui seul a le talent pour empêcher une victoire suisse. Alors, j’espère secrètement qu’il se pète une jambe. Mais l’Austro-luxembourgeois tient bon et colle plus de sept dixièmes à Strolz. Il va falloir aller le chercher. Le jeune et prometteur Italien Alberto Tomba qui le suit n’y pourra rien, mais arrache tout de même la deuxième place provisoire.
C’est au tour de Pirmin. Avec 41 centièmes d’avance sur Girardelli, sa marge est confortable. Mais il commet quelques petites erreurs sur le haut et a déjà perdu la moitié de son avantage au temps intermédiaire. On l’encourage. Comme elle le fait toujours, maman me serre les pouces littéralement. La fin est irrespirable. Satanée neige qui casse. Ça va se jouer dans un mouchoir de poche. Les cloches de vache sonnent à tout rompre. Zurbriggen franchit la ligne assis sur ses skis. Sept centièmes d’avance. « Oui !!!! » hurle Deschenaux. Le public explose. Les drapeaux s’agitent. Nouvelle victoire suisse assurée.
On n’a pas le temps de reprendre notre souffle que Joël tu bondis du portillon de départ avec ton dossard 8 et ton bonnet à pompon. Comme à ton habitude, tu ne te poses pas de questions. Ça reste le meilleur moyen d’évacuer la pression. Tu attaques chaque porte comme si ta vie en dépendait malgré tes trois dixièmes d’avance de la première manche. Dans le premier replat juste avant le temps intermédiaire, tu pars en déséquilibre. « Attention il est au point de rupture Joël !» crie Deschenaux. Tu te rattrapes de justesse. Premier coup de semonce. Mon petit cœur s’emballe. Mais tu as encore légèrement augmenté ton avance. Et tu continues à te battre comme un beau diable sur cette piste de Chetzeron qui est en train de lâcher. J’admire ton cran. Porte rouge. Ton passage au replat est meilleur que celui de Zurbriggen. Porte bleue. Tu te présentes maintenant au sommet du mur final. La dernière difficulté. Et tu continues à prendre tous les risques. Porte rouge. Moins de dix secondes de course et tu seras champion du monde. Porte bleue. Une clameur sourde s’élève des gradins. Quinze mille personnes hurlent ton nom. Porte rouge. Maman me serre la main comme jamais. Porte bleue. Parfaitement négociée. Tu as engrangé un maximum de vitesse pour le plat final. Porte rouge. Plus que cinq secondes. Tu ne peux plus perdre maintenant. « Je crois que c’est bon ! » s’enflamme Jacques Deschenaux. Il reste vingt mètres. Porte bleue.
Foutue porte bleue.
Tu disparais de l’écran avant de resurgir en vrille dans un improbable vol plané. « NOOOOOOOON JOËL! » explose Deschenaux dans un cri qui deviendra légendaire. Ma poitrine éclate. Maman me tord le doigt. Tu glisses sur le flanc. Porte rouge. Silence assourdissant dans les tribunes. Porte bleue. Ligne d’arrivée. C’est fini. Tu as perdu la course. Et moi mon innocence.
Il est 13h22. Pirmin Zurbriggen est champion du monde de géant le jour de ses 24 ans. Mais personne n’exulte. L’accolade entre vous deux transpire l’embarras. Le fendant est tiède. Personne hormis le fan club de Saas Almagell n’aura le cœur de faire la fête.
Le soir, sur le plateau de « Fan de ski », Jacques Deschenaux te demandera: « Ça fait mal, non ? » Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ? Cette nuit-là, les images repassent en boucle dans ma tête. Et je n’arrive toujours pas à réaliser. Pour la première fois, je prends conscience que le sport est injuste. Et dégueulasse. Comme la vie.
Avec mes amis, il nous arrive encore d’évoquer ce 11 septembre de notre enfance à l’heure de l’apéro dans des thérapies de groupe arrosées. Comme si le cri de Deschenaux résonnait encore dans la Vallée du Rhône.

Oui Joël, ce 4 février 1987 tu as secoué mon âme de gosse comme jamais. Tu étais de loin le meilleur. Qu’importe l’issue. Je préfèrerai toujours les losers magnifiques aux vainqueurs ennuyeux.
Oui Joël, 32 ans après, je m’en souviens comme si c’était hier. Depuis, le trou dans ma poitrine s’est refermé. Mais aucun autre événement sportif ne m’a marqué autant que ta cabriole mythique.
Et oui Joël, je dois te l’avouer : ce 4 février 1987 est la première fois de ma vie où j’ai chialé devant ma télé.

https://www.rts.ch/archives/tv/sports/ski-alpin/8318625-zurbriggen-champion.html