Punk ist nicht tot

Hambourg, gare centrale, dans la nuit du 1e au 2 mai 2010, il est bientôt minuit, le quai des trains longue distance vers le Sud de l’Allemagne se remplit lentement de supporters, la plupart déjà parés de brun et de blanc, les couleurs de leur club fétiche, le FC Sankt-Pauli, deuxième club de la grande ville du Nord. C’est samedi soir et la nuit promet d’être longue, très longue même, puisque le retour est prévu ici-même dans plus de 24 heures sans qu’une quelconque pause dodo ne soit véritablement au programme. D’ailleurs, ce dernier prend la forme suivante : six heures de train direction Fürth, dans la banlieue de Nuremberg, tournée des bars, déplacement vers le Playmobil-Stadion et enfin, à 17h30, coup d’envoi du match SpVgg Greuther Fürth – FC St. Pauli, comptant pour l’avant-dernière journée de 2e Bundesliga. L’enjeu est simple; en cas de victoire, les visiteurs seraient tout simplement promus en première Bundesliga, ce qui représenterait un exploit pour un club idéologiquement marqué très à gauche et ne disposant pas de gros moyens financiers, malgré une assise populaire impressionnante dans tout le pays. Le décor est posé, l’aventure peut maintenant commencer.

Le déplacement se fait dans un Sonderzug, un train spécial affrété exprès pour les supporters – un petit millier – préférant se déplacer au match en évitant le car ou la voiture. L’ambiance est à la fête, la présence d’un wagon bar-disco au milieu du convoi y est pour beaucoup. Le trajet passe très vite, le tout, bien évidemment, dans la bonne humeur et au son d’hymnes germanophones qui puent le foot, la bière, et le rock’n’roll. Au petit matin, notre arrivée en gare de Fürth ne passe pas inaperçue puisque chants et fumigènes aux fenêtres sont de la partie. Le plus difficile commence peut-être ici, car il nous faut trouver comment occuper la petite douzaine d’heure qui nous sépare du coup d’envoi, et ceci un dimanche dans une petite ville de Bavière qui, à cette heure-ci, ne semble pas être prête pour l’invasion de supporters qui l’attend. Des craintes au final infondées puisqu’au fil de la journée, quasiment tous les bars et restaurant de la bourgade ouvrent leurs terrasses aux milliers de fans venus de toute l’Allemagne, voire d’Europe. Après plusieurs heures à s’envoyer saucisses, mais surtout Pilsner, Weizenbier, et même Pfferminz Likör tout en chantant l’entier du répertoire des différents fan’s clubs, il est temps de prendre la direction du stade.

Après une longue marche où la tension fait son apparition, nous prenons place dans cette enceinte à l’architecture plutôt surprenante et occupée pour plus de moitié par des supporters visiteurs, tous debout de longue minutes avant le début de la rencontre. Celle-ci commença enfin, dans une ambiance inoubliable. Le match en lui-même fut un condensé de ce qui a fait le succès de cette magnifique saison que j’ai pu suivre durant mes dix mois à Hambourg. Du rythme, de l’intensité en attaque, des frayeurs derrière, un grain de folie, et juste ce qu’il faut de sang-froid devant les buts pour initier d’incroyables effusions de joie dans les gradins. Après une première mi-temps tendue, à la fin de laquelle les locaux vont ouvrir le score, les Kiezkicker vont dérouler dans le deuxième acte en inscrivant quatre buts fêtés comme ils se doit dans des tribunes en fusion. Score finale 1-4 pour les hambourgeois, buts marqués par les inévitables Naki, Ebbers, Takyi et Hennings. Plus on se rapproche de la fin du match, plus l’euphorie gagne un public autant heureux qu’éméché. Lorsque le coup de sifflet finale résonne, nous envahissons la pelouse comme il se doit pour communier avec les joueurs, mais également pour vivre au plus près ce moment historique. Cette promotion en Bundesliga est vécue comme un titre de champion du monde. L’émotion est à son comble à même la pelouse. Bref, des frissons, des vrais…

L’après-match et le retour dépassent l’entendement, sans compter que vu le débit de houblon du jour – et on ne parle pas d’Alsterwasser, la bière panachée du Nord – les souvenirs se font plus flous.  Nous quittons le stade dans un joyeux bordel, direction la gare. Une fois dans le train, la fête bat son plein. Pour la deuxième nuit de suite, nous sommes des centaines serrés dans le wagon festif. Ces moments passent très vite, et l’atterrissage – oui on peut l’appeler comme ça – en gare de Hambourg, là-même où le voyage a commencé la veille, conclut cette journée irréelle, mais ne marque que les débuts de plusieurs jours de célébrations dans les nombreux bars de St-Pauli ainsi que dans leur antre, le Millerntor. Le tout l’année du centenaire du club. La fête était ainsi totale pour un club qui ne ressemble à aucun autre: décalé, engagé, sacrément punk.

Temps mort

Regarder la NBA, la ligue de basket américain, est une activité solitaire. Les premiers matchs commencent en principe vers 1h, les derniers finissent au lever du soleil. Même quand il m’arrive de rentrer à la fermeture des bars, je surprends mes compagnons de nuit : eux iront s’effondrer dans leur lit ; je m’installerai devant un Denver Nuggets – Minnesota Timberwolves, peut-être avec des pâtes ou des œufs brouillés, dans une assiette froide. Souvent, je travaille en même temps : l’avantage d’avoir deux écrans d’ordinateur. Combien de fois j’ai croisé Alicia, mon ancienne colocataire, qui se levait à 6h pour aller courir avant le chahut du monde, tandis que je me brossais les dents avant d’aller me coucher. Difficile dans ces conditions de rassembler une équipe de potes avec qui regarder, même pour un match de play-off.

La NBA, c’est un truc de solitaire, on ne partage pas les joies de la victoire. On ne partage pas les douleurs de la défaite. De cette nuit-là, je n’ai encore rien digéré : ni les pâtes, ni les œufs, ni la défaite.

C’était le 12 mai 2019. Mon équipe, les Philadelphia Sixers jouent leur demi-finale de la conférence Est contre les Toronto Raptors. C’est le septième match – éliminatoire, celui qui perd rentre à la maison. Le match est tendu, les joueurs n’ont jamais été aussi nerveux : 18-13 au premier quart-temps, c’est très faible. Mais aucune équipe ne prend le pas sur l’autre. Les défenses sont solides. Serge Ibaka impose sa masse dans un duel de Big Men avec Joel Embiid. Jimmy Butler et Kawhi Leonard s’arrachent des ballons, des tripes, le public canadien est délirant. A douze secondes de la fin, le score est encore affreusement serré : 89 pour Toronto, 86 pour Philadelphie. Mais douze secondes au basket, c’est énorme et Embiid a deux lancers francs. Il semble souffrir du genou s’avance tout de même pour tirer. Il les met sans sourciller. 89-88. Remise en jeu et faute immédiate sur Leonard qui se prépare pour deux lancers francs à son tour. Il met le premier mais manque le second ! Harris lance Butler qui file inscrire un lay-up ! 90-90, il reste 4,2 secondes.

Les yeux rivés sur l’écran, il est environ 3 heures, ça fait bien longtemps que les pâtes et les œufs sont dans mon estomac. Le temps-mort me semble interminable. J’en ai vu beaucoup des matchs qui se jouent sur un tir, sur une possession, à la dernière seconde comme ça : mais là les enjeux sont énormes et les joueurs le savent. Les 7 matchs de cette demi-finale, ne se joueront finalement qu’à un seul tir, en 4,2 secondes. 

Les joueurs regagnent le terrain. Les coachs ont chacun préparé un système, l’un pour attaquer, l’autre pour défendre. C’est Marc Gasol, le grand Espagnol des Toronto Raptors qui va faire la remise en jeu. Kawhi Leonard reçoit la passe. 3,9 secondes. Il contourne toute la défense. 2,5 secondes. Il s’enfonce dans le coin gauche de la raquette. 1 seconde. Embiid se jette sur lui pour l’empêcher de shooter mais Leonard parvient à tirer en total déséquilibre ! 0,2 seconde ! Le ballon, délicat comme œuf, est lancé très haut et retombe presque verticalement. L’horloge hurle la fin du match.

Le ballon frappe l’arceau.

Le ballon frappe une deuxième fois l’arceau.

Le silence s’empare de toute l’Amérique du nord – USA et Canada.

Les ricochets du ballon sur le plastique de l’arceau résonnent comme des claquements de fouet, comme le marteau d’un juge.

Cela dure une éternité.

Le ballon frappe une troisième fois l’arceau.

Une quatrième fois, puis retombe tout doucement à l’intérieur du panier.

Les joueurs explosent. Le public explose. Ma tête aussi, comme une coquille d’œuf lancée sur le sol. Toronto l’emporte, Philadelphie est éliminé. Et je suis seul comme je ne l’ai jamais été.

Galvanisés par le shoot le plus fou de l’histoire de la NBA, les Toronto Raptors, à la surprise générale, et sur le parquet de la meilleure équipe de la ligue, gagneront quelques jours plus tard les finales, et ainsi leur tout premier titre. Quant à moi, je me méfie maintenant des pâtes aux œufs les soirs de match ; et il m’arrive de manger des tranches de tresse, sur lesquels j’étale, avec amertume, du Philadelphia.

Matthieu Corpataux

Une poignée de secondes

Finale de l’Euro 2000 – Dimanche 2 juillet 2000 – Stade de Feyenoord, Rotterdam, Pays-Bas

FRANCE – ITALIE 2-1

Le match est terminé, c’est une évidence. Pour tout le monde. Pour les joueurs italiens qui font tranquillement tourner le ballon afin de tuer les quelques secondes qui les séparent de ce deuxième titre de champions d’Europe, pour le public de Rotterdam qui rythme leurs passes de «Olés» et, surtout, pour l’ensemble du banc transalpin qui s’est levé comme un seul homme, prêt à envahir le terrain. Même quelques Français semblent avoir baissés les bras. Deux ans après leur titre mondial à domicile, les hommes de Roger Lemerre ne briseront donc pas la malédiction voulant qu’aucune équipe ne soit capable de gagner, à la suite, une coupe du monde et un Euro.

Pourtant, les Bleus n’ont pas démérité. Durant les nonante minutes de cette finale, les deux équipes se sont rendu coups pour coups, tant dans les occasions de buts que dans les duels pour le moins musclés. Finalement, c’est l’Italie qui, grâce à une astucieuse talonnade de la future légende romaine Francesco Totti, a ouvert le score par l’intermédiaire de Delvecchio. Dans la surface adverse, Zidane, Henry, Djorkaeff, Dugarry, Trezeguet, Wiltord ou encore Pirès se sont, tour à tour, brisés les dents sur la muraille transalpine et son emblématique maillot Kappa.

Il reste soixante secondes aux Bleus pour résoudre une équation qui paraît insoluble. Comment marquer face à l’Italie, célèbre pour son art de la défense? Comment marquer face à une équipe qui a résisté, à dix contre onze, durant plus d’une heure, contre l’impressionnante force offensive hollandaise en demi-finale? Comment marquer, surtout, face aux 196 centimètres de l’infranchissable Francesco Toldo qui n’a encaissé que deux buts durant toute la compétition?

Trois des quatre minutes supplémentaires octroyées par Monsieur Anders Frisk sont déjà écoulées quand Fabien Barthez s’élance pour botter un ultime coup de pied arrêté à l’orée de sa surface. Le match est terminé, c’est une évidence. Déçu du résultat, l’auteur de ces lignes est parti se brosser les dents et regarde l’écran de loin. Demain, il y a école. Le ballon du gardien tricolore s’envole dans la nuit de Rotterdam. Dévié par le crâne de Trezeguet, il lobe un défenseur transalpin et atterrit, par miracle, sur la poitrine de Wiltord. Après deux rebonds à gauche de la surface, le Français expédie une frappe sèche et cadrée entre les jambes de Nesta.

Mais il reste le monstre. Celui qui hante l’esprit de tous les attaquants croisés durant cet Euro. Celui qui a repoussé les nombreuses tentatives tricolores depuis le début du match. Pourtant, pour la première fois de la compétition, Francesco Toldo craque. Sa main gauche n’est pas assez ferme et ne peut que ralentir le ballon qui vient se nicher dans son petit filet. Allongé sur la pelouse, le dernier rempart transalpin se cache derrière ses gants: tout est à refaire. Les Italiens sont aussi abattus que les Français heureux, l’incrédulité se lit sur tous les visages. Le match aurait dû être terminé, c’était une évidence.

Sylvain Wiltord, lui, est aux anges et court vers les tribunes, bientôt rejoint par ses coéquipiers en extase. De son index levé, le sauveur des Bleus rappelle qu’il ne faut pas vendre la peau du coq avant de l’avoir plumé. Une bonne étoile veille, décidément, sur cette génération tricolore emmenée par les tauliers et futurs retraités Didier Deschamps et Laurent Blanc.

Quand les prolongations commencent, l’atmosphère est irrespirable. En vertu de la règle du but en Or, la première équipe qui marque soulèvera le trophée. Malgré la fatigue, les 22 acteurs n’ont donc plus le droit à l’erreur. Dans les gradins, la confiance a changé de camp. Les «Olés» ont cédé la place à la Marseillaise et aux «On n’entend plus chanter les Italiens».

Sur le terrain aussi, ce sont les Français qui prennent le dessus. D’une tentative de ciseau acrobatique Zidane passe à deux doigts d’endosser une nouvelle fois la cape de héros de la nation. Mais, après le but inespéré de Wiltord entré en jeu à la 58ème minute, il était écrit que les remplaçants tricolores décideraient du sort de cette partie. Sur un ballon récupéré coté gauche, Pirès élimine deux adversaires et centre en retrait. Au bout de sa passe, le pied gauche de David Trezeguet. Avec l’équilibre d’un danseur de ballet, le numéro 20 expédie un chef d’œuvre de demi-volée dans la lucarne d’un Toldo impuissant. Le monstre est définitivement vaincu.

Maillot à la main, Trezegol n’a plus qu’à s’élancer en direction du poteau de corner et de la postérité. Cette fois-ci, le match est bel et bien terminé.

Un rotoillon de légende

16 juin 2010, Durban – Afrique du Sud

Soyons clair, comme entrée en matière pour une coupe du monde, y’a mieux que de se farcir les champions d’Europe en titre.

En ce début de journée, les statistiques vont bon train du côté ibérique… 2-0 facile… on va même sûrement vous en passez (que) 4 si on est sympa… mon calme hélvétiquement olympien me permet de rester zen, parce que j’espère qu’ils ont raison et que nous n’allons pas prendre une réelle wagonnée… (on voit là toute la confiance que j’avais en cette brave équipe de Suisse).

La journée se poursuit sur cette même lancée, alors j’en viens à espérer un miracle, à imaginer leur tête déconfite si d’aventure l’Espagne venait à se briser sur nos vaillants défenseurs et ne parvenait pas à nous mettre une déculottée.

Fin de journée, je m’enferme dans mon salon, implore tout ce qui peut l’être et m’installe confortablement sur mon canapé…

Tout se passe comme prévu, on ne touche pas une bille… on a regroupé les cars postaux à l’entrée des 16 mètres, on subit et on balance loin devant dès qu’on arrive à toucher un ballon… et ça s’en va et ça revient… tika-taka….

Mi-temps : bière fraiche, clopes… suis pépouze serein… plus que 45 minutes à tenir.

Et c’est réparti, youpi… un copié-collé de la 1ère mi-temps… tout du moins pendant 6 minutes… parce qu’à la 52ème, les lois antigravitationnelles n’existent plus, la théorie du chaos prend place dans mon salon, Piqué-Puyol-Casillas out, mon cardio à 250…. Et Gelson Fernandes pour le plus beau « but-rotoillon » de l’histoire du football après une action d’école (suisse)…

Bière fraiche, clopes…. Je ne suis plus du tout serein… encore 40 minutes de calvaire… les spasmes s’installent, mon cardio ne veut pas descendre, je colle à mon canapé, la température semble avoir augmenté de 10 degrés… 40 minutes qui me semble une éternité… on n’arrive plus (toujours pas) à dépasser le milieu de terrain, on balance à tous vents pendant que l’armada « roja » nous presse et nous assaille de toute part… on va jamais tenir, on va craquer (surtout moi)… je n’ose plus bouger malgré le verre vide… le frigo est trop loin, le temps semble s’être arrêté…. Jusqu’à cette 95ème bénie par le coup de sifflet final de M. Webb… et je perds toute dignité, je pousse une gueulante… mes voisins ont dû avoir un début d’attaque…

Bière fraîche, clopes, je retrouve mon calme. Après tout, il ne s’agit que d’un match… ce qui ne m’a pas empêché, en toute mauvaise foi (vu qu’on a été quand même assez mauvais), de me rappeler aux bons souvenirs de mes amis espagnols le lendemain…. qui ne se sont pas gêné de se rappeler à mon bon souvenir lorsqu’ils ont soulevé la coupe… c’est de bonne guerre.

Ils sont fous ces normands

Mon père vu de dos, installé devant le poste. Ses charentaises à carreaux, croisées l’une sur l’autre, tremblent légèrement. Pour qu’il regarde sa télévision en plein après-midi, ça doit être important. Je dis « sa » car c’est lui qui l’a payée, avec SON argent gagné à la sueur de SON front. Il nous l’a expliqué, ton menaçant, index levé, quand le livreur est venu l’installer. Même que ma mère aussi, elle doit lui demander la permission avant de l’allumer.
Moi, comme par définition, j’en suis privée (sauf cinq minutes le soir pour voir Pimprenelle et Nicolas, sans conteste le meilleur moment de ma journée), ça m’attire. Je reste donc plantée derrière la porte vitrée qui sépare le salon de l’entrée. A l’écran en noir et blanc, deux types, épaule contre épaule, chevauchant leur vélo sur une route de montagne qui n’en finit pas de grimper. Ils baissent la tête et pédalent sec, concentrés sur l’effort tandis qu’à droite et à gauche, une foule dense les encourage, mains en porte-voix.
Mon père se lève pour augmenter le son. Quand il regagne son fauteuil, j’ai le réflexe de m’effacer à temps. Qu’est-ce que je prendrais sinon ! Il m’attraperait par l’oreille, me secouerait comme ces poissons auxquels il veut faire cracher l’hameçon (il adore la pêche, mon père) et puis il m’interdirait le Manège enchanté pour au moins une semaine. Faut faire gaffe avec lui, il est soupe au lait, dit mon frère (je ne vois pas très bien ce que ça signifie, mais j’approuve comme si). J’entends le commentateur hurler dans le micro, à bout de souffle comme si c’était lui qui morflait dans la côte : « Poule d’or peut-il remonter la pente ? » « Pacotille va-t-il sauver son maillot ? » Je n’y comprends rien, sauf que la tension est immense et que les deux cyclistes se disputent une victoire. Comme moi quand je joue au jeu de l’oie avec Virginie, la voisine du-dessus. Qu’est-ce qu’on peut se détester quand il s’agit de gagner !
Pour finir, ça m’a barbée et j’ai renoncé à tenir jusqu’à l’arrivée. Au dîner, j’ai craint le pire parce le chouchou de mon père, arrivé au sommet derrière Poule d’or, avait perdu l’étape (à 42 secondes près, quelle différence ? Chronométrer, c’était vraiment trop mesquin). Pourtant mon père était d’une exceptionnelle bonne humeur ; j’ai même eu droit à une lichette de vin. Quand, bravant l’interdiction faite aux enfants de parler à table, j’ai osé demander papa, pourquoi t’es content s’il a perdu, ton idole, Il m’a répondu tout va bien, mon enfant. « Notre » héros normand (nous, on vivait comme lui à Mont Saint-Aignan, apparemment ça suffisait pour vouloir qu’il gagne le Tour de France) conservait une avance de 14 secondes au classement général. Et là j’ai pensé, ils sont fous ces Normands.


https://www.youtube.com/watch?v=roX-PrG1Ii0

Ce n’est pas du sport

21 avril 1997, premier tour des championnats du monde de Sheffield, Ronnie O’Sullivan n’est qu’à deux frames de la victoire. C’est à Mick Price de «casser». Il ne laisse rien. Ronnie défend. Price en fait de même, mais son coup est trop fin et la blanche redescend en milieu de table. Ronnie se penche sur la table et arme son bras droit.

Ça se joue en chaussures de ville et nœud papillon. Bien souvent, sous le gilet, la chemise est maculée de gras, en raison d’un fish & chips trop vite avalé entre deux sessions.

L’éclairage, qui fait si joliment briller les boules de couleur sur le tapis vert tendre, n’a aucune pitié pour la peau rose des joueurs et leurs traces d’acné, ou leur calvitie naissante, selon leur âge. Il y en a qui ont les cheveux blancs, d’autres accusent un embonpoint marqué… Ce n’est pas du sport.

Alcool et cigarette n’ont été bannies des compétitions que depuis peu. Il n’y a pas si longtemps, il était encore courant de voir un joueur en griller une, pinte de bière tiède en main, pendant que son adversaire débarrassait la table de quelques boules. Un professionnel est capable d’en abattre une bonne douzaine à la suite, sans forcer, voire de nettoyer la table en une seule visite, sous le regard impuissant de son opposant.

Le plus souvent, la tactique consiste à défendre, à effleurer une rouge et faire revenir la blanche en fond de table, afin de ne laisser aucune ouverture. Idéalement, il s’agit de la cacher derrière une couleur, afin de compliquer le coup de l’adversaire, voire de le pousser à la faute. Lorsqu’une bataille défensive s’engage, la frame peut vite s’éterniser.

Et des frames, il y en a beaucoup. A Sheffield, les tours préliminaires se jouent au meilleur des dix-neuf frames, la finale au meilleur des 35. Le snooker est un jeu de patience, dont le participant qui en fait le plus preuve reçoit le trophée du vainqueur. Pour les spectateurs, rien n’est prévu, c’est injuste… Ce n’est pas du sport.

De la patience, Ronnie n’en a pas à revendre. C’est son talon d’Achille. Pourtant, le jeune homme est doué. A vingt-et-un ans, il fait déjà partie des favoris. N’a-t-il pas été le plus jeune vainqueur du Master? Sheffield, c’est une autre histoire. Il y a la pression du Crucible, les matches sur deux jours, les trois semaines de tournoi, largement de quoi laisser à Ronnie le temps de cogiter.

A quoi peut-il bien penser Ronnie lorsqu’il ronge son frein sur sa chaise? Aux backrooms où il a appris à jouer avec son père entre deux paris douteux? Son père qui n’a encore jamais eu l’occasion de voir son fils disputer un match professionnel, et qui va devoir pour cela attendre encore treize ans, son caïd de père, propriétaire de sex-shops à Chigwell, qui purge une peine de vingt ans pour meurtre… Ce n’est pas du sport.

Ronnie, lui, n’est pas un dur. Colérique, peut-être, lorsqu’il s’en prend aux organisateurs ou aux médias, mais c’est toujours envers lui-même qu’il est fâché. Jamais d’avoir perdu, seulement de ne pas avoir assez bien joué. Il est constamment à la recherche du coup spectaculaire, de l’exécution parfaite, de la maîtrise totale, dans un rythme effréné qui contraint l’arbitre à courir autour de la table pour replacer les couleurs avant le coup suivant. S’il lui arrive d’humilier ainsi ses adversaires, Ronnie s’en excuse toujours ensuite. Des excuses, il en fournit aussi lorsqu’il passe à côté de son sujet, mais il ne trompe personne. Ce n’est pas la grippe, une mauvaise digestion ou une préparation approximative qui le font parfois rater un match. Ce sont ses nerfs qui le lâchent, qui le conduisent à saborder des parties pourtant toutes cuites… Ce n’est pas du sport.

Cela ne fait pas deux minutes que la première rouge est entrée. Six noires et six rouges ont déjà suivi. Aucun point n’a été égaré. Ronnie doit maintenant non seulement empocher la noire, mais encore disperser le paquet de rouges. Il faut frapper fort et mettre le plus d’effet possible.

Toute pensée parasite s’est évanouie. Il en va de même du public, des applaudissements, des caméras. Ronnie est-il encore éveillé ou est-il en train de rêver? Revêtu d’un costume de soie nacrée, il court, il glisse, il tourbillonne sur un air ensorcelé, il travolte sur le dancefloor engazonné et s’en vient déposer, l’un après l’autre, ses baisers sur les soupirantes aux robes écarlates. Mais il n’a d’yeux que pour la dame en noir. Une fois, deux fois, quinze fois, il vient l’embrasser. Passé le tour des favorites aux apparats couleur d’été, il peut enfin l’étreindre. L’horloge se fige et le songe se dissipe dans le brouhaha des spectateurs médusés.

Il ne reste sur la table que la bille blanche. Ronnie vient d’inscrire cent quarante-sept points. C’est la vingtième fois seulement qu’un break maximal est inscrit en compétition. Ronnie, lui, l’a réalisé en un éclair, sans hésitation ni sueur, sans laisser les spectateurs respirer. Il a depuis renouvelé quatorze fois l’exploit, toujours à ce rythme qui lui vaut le surnom de The Rocket, mais plus jamais tout à fait aussi vite.

En l’espace de cinq minutes et huit secondes, Ronnie n’a pas atteint la perfection, il l’a créée, comme d’autres, parfois, ont pu le faire avec une guitare, un vélo, des pinceaux ou un ballon de cuir… Ce n’est pas du sport, ce n’est pas de l’art, c’est l’impression qu’il existe une plénitude, une beauté furtive qui donne à la vie le sens de patienter pour, parfois, la contempler.

https://www.youtube.com/watch?v=C7Brw_ljx5w

Zizou – Julie

Juillet 1998 – Janvier 2020

Notre histoire date ; vois comme je suis fidèle. Je m’émeus encore à chacune de tes apparitions. Pas le petit rire nerveux ou le sourire idiot, non carrément le cri d’hystérie et les déclarations enflammées au téléviseur, ou le soupir prolongé devant ta photo sur papier glacé. Je sais même effectuer une capture visuelle pour effacer de mon champ de vision ta femme.

Qu’as-tu fait de moi ?

Je déteste le foot !

Je n’assiste à aucun match, sauf ceux de mon fils ; c’est un sport dont les règles m’échappent totalement, et les fans encore plus. À cause de cela, on se voit peu, forcément. Je n’ai pas non plus accès aux chaînes sportives. On communique via les pubs, la presse people – oh, ce sourire ravageur – et parfois les matchs de grande envergure. Car tous les 4 ans, je mue.

Voici 98. La France accueille la coupe du monde de foot. En toute sincérité, je m’en bats d’abord les nénés. Je ne regarde même pas les matchs de pool. Mais vous arrivez en huitième puis en quart ; j’entends parler les copines. On allume le poste pour mater. Ces joueurs sont à peine plus âgés, charmants, bien gaulés. On est des mecs en train de siffler des filles dans la rue ; sauf que vous êtes sur un terrain, que tout le monde hurle ; ni harcèlement, ni procédure d’éloignement : vous ne nous entendez pas.

Il se passe quelque chose en ce début d’été. Ça cocoricotte dans les têtes ; ça voit tout en bleu, blanc, rouge. Un énorme champignon hallucinogène survole la France. Il suffisait de me cueillir. Toi le 10, au milieu, modeste mais irremplaçable : passeur décisif, tacticien, danseur. Ton visage me plaît ; tes pieds davantage. Tu es un génie de l’espace. Pas besoin de maîtriser les règles du foot pour reconnaître ton talent. Les Français font corps. Nous vibrons d’un même élan patriotique dont tu donnes le tempo. Le pays, soudain, est en transe. Zidane est un chaman.

Alors que je m’intéresse à toi, carton rouge. C’est pardonné. Comme on pardonnera 8 ans plus tard ton impulsivité. Moi aussi j’essuie mes crampons sur les mollets de l’adversaire, et j’envoie un coup de tête au connard qui me cherche. Attention, la France est en guerre. Je regarde la demi-finale. Je t’attends. Je suis à Madrid ; loin. Tu me rejoindras en Espagne, des années trop tard. Je voudrais être à Paris. L’extase dépasse désormais ton seul corps ; nous sommes un tout en fusion ; chose rare dans l’histoire de notre pays.

Trois orgasmes ! Tu m’avais séduite par ton jeu discret, collectif, et humble ; les lauriers de la gloire, les buts, c’étaient pour tes coéquipiers ; mais voici que par deux fois tu marques, et de la tête ! Oh, je ris de ceux qui te disaient niais ! Regardez ce crâne qui se dégarnit : quelle puissance, quelle hauteur de jeu ! Tu étais le roi de cette coupe, te voici empereur. Premier corner pour l’équipe de France et tu ouvres le score ! Ton premier but dans cette coupe ! Encore un corner, deuxième but, la folie s’empare du pays. Les Brésiliens sont abasourdis. À peine notre souffle repris ; car l’orgasme était incontestablement national, cheveux collés aux tempes, battements de cœur à tout rompre, afflux sanguins rougeoyant les peaux ; Emmanuel Petit s’envole. Et un, et deux, et trois, zéro. (…) Pardonne-moi, j’ai besoin de reprendre mes esprits.

La liesse ensuite ; qui n’aura pas la même intensité en 2018. Comment ne pas conserver à ton égard les sentiments les plus nobles et les plus érotiques ? Même si…

Je t’ai revu à Moscou, trois mois plus tard. Avec des jumelles, tu étais tout petit. Alors j’ai voulu te rejoindre à l’hôtel ; pour te voir en plus grand. Il n’y avait pas beaucoup de Français à l’époque, à Moscou ; j’avais une chance de sortir faire la bringue avec vous. Les copains n’ont pas voulu me prendre avec eux ; à cette époque aucun transport en commun ne desservait le Sofitel ; et les garçons aimaient les bars peu fréquentables. La petite stagiaire est rentrée à la maison. C’en était fini de l’élan patriotique. Je te sais peu disert ; mais dis-moi, Zizou : elles étaient comment les jeunes Russes ? Tu peux tout me raconter. J’y survivrai.

Les dribbles de George Best

La chance d’avoir un ami brillant est que l’on se souvient des moments d’émerveillement. 

Thanassis Fokas garçon simple, attachant, sportif (excellent gardien plein de promesses pour une carrière professionnelle)a eu un parcours hors normes. comme l’érudit inouï qu’il est. 

Un hors normes on ne peut plus normal, ayant étudié brillamment des matières aussi différentes que la médecine ,les mathématiques ou les constructions aéronavales  dans les meilleures universités d’Athènes, Moscou, Harvard et Cambridge…

Il a obtenu,  une année après Stephan Hawking le Prix Naylor l’équivalent du Prix Nobel de mathématiques  

Après avoir inventé une équation portant son nom, il a été primé pour une étude très poussée sur les mathématiques non linéaires. 

Lors de son discours de remerciement il.a dit : Comme beaucoup de personnes présentes ne sont pas des mathématiciens et ne connaissent pas grand-chose de mes travaux j’aimerais essayer de vulgariser les mathématiques non linéaires…

… imaginez une série de dribbles de George Best…

En une phrase, Albert Camus voit ses lettres de noblesse redorées et Umberto Eco est voué aux gémonies avec tous les pourfendeurs du sport le plus populaire au Monde !

Paraphrasant Céline. il a mis les mathématiques à la portée des caniches..

Oui, Michel

Ils peuvent le suspendre, le bannir, la garder à vue autant qu’ils veulent.

Il peut prendre du bide et des coups, des rides et du cash, perdre des cheveux et du crédit.

Il restera le Roi Michel, comme d’autres ont connu le Roi Pelé ou King Eric. Oui, Michel, pas Platoche, ce surnom populacier qui sied si mal à un seigneur.

Oui, Michel.

Ces deux mots vont tout changer et je ne le sais pas encore. J’ai cet âge où l’on a l’admiration à fleur de peau, prête à éclater. Onze ans, bientôt douze, je peux être très précis, puisque je connais la date: le 18 novembre 1981. J’entends mes parents, mon oncle et ma tante à la cuisine, lancés dans un chibre acharné et je suis seul à regarder le match. C’est déjà l’activité que je préfère, avec jouer au foot, bien sûr, mais nous sommes en arrière-automne, il fait froid et nuit, les copains sont rentrés, on parlera du match demain.

Ce soir de France – Pays-Bas, où j’entends mon père abattre ses «trois cartes et stöck», je suis pour les Bleus. Plutôt vaguement, en réalité, sans trop savoir pourquoi.

Jusqu’à la 53e minute, où tout bascule.

Ce coup franc, j’apprends sur-le-champ qu’il est idéalement placé pour Platini. Je l’aime bien Platini avec ses cheveux frisés et sa grande gueule, mais pas plus que le petit Giresse, le grand Bossis ou les autres bouclés, Rocheteau et Six. Il prend le ballon, le pose, recule, les mains sur les hanches et je ressens une curieuse vibration dans l’air, une tension, un frisson. Quelques pas d’élan, sa frappe échoue piteusement dans le mur. L’arbitre a vu une main, redonne un coup franc, un peu plus près encore, un peu plus idéal. J’entends des «Platini, Platini, Platini…» et je commence à comprendre que ce joueur-là n’est pas comme les autres.

Oui Michel!!!!

C’est Jean-Michel Larqué qui, le premier, a lâché un «allez Michel». Thierry Roland enchaîne avec son «Oui Michel!! Ouiiiii Michel!» que j’entends encore résonner, les larmes aux yeux, près de quarante ans plus tard. Platini s’est avancé lentement, a frappé en douceur, amoureusement, penché vers l’arrière avec sa noblesse désinvolte et sublime. Ce ballon qui flotte en suivant une courbe impossible, qui vient caresser les filets, tendrement… Le gardien? Quel gardien? Il n’y a pas de gardien, il n’y a que Platini.

Oui Michel!!!

Je le vois courir comme un fou, s’agenouiller, les poings vers le ciel. Je suis debout, sur le divan, je hurle, j’entends ma mère lâcher quelque chose comme «ça doit être la France qui a marqué.» Non, c’est Platini qui a marqué, c’est Platini qui qualifie la France pour la Coupe du monde en Espagne, c’est Platini qui va mener cette équipe merveilleuse vers la plus magnifique des défaites, vers Séville et ces Allemands qui m’empêcheront de dormir pendant des semaines, c’est Platini, que je retrouverai au cœur de l’autre chagrin de mon adolescence de footeux, un soir où, rentrant de l’entraînement en sueur parce que j’ai pédalé comme un fou en espérant ne pas rater le début de la finale, j’entends mon père lâcher ces mots: «Le match n’a pas commencé, il y a eu de la bagarre…» Mes larmes devant l’inimaginable, ce 29 mai 1985. Heysel maudit.

C’est Platini à l’Euro 1984, immense, insurpassable, qui met des triplés en souriant, qui marque à la dernière seconde contre le Portugal, en demi-finale. Debout sur le divan, encore, à hurler mon bonheur. C’est beau, mon Dieu, c’est beau… J’ai 14 ans, la vie est grandiose.

Oui Michel!!

C’est Platini en 1986 et cette affichette du Matin: «Le match du siècle». Il a eu lieu la veille à Guadalajara et Thierry Roland y est allé de son «vas-y mon petit bonhomme», destiné à Luis Fernandez, parce que Platini a raté son tir au but, cette fois, et peu importe. Et moi, debout sur le divan. Et tous les copains qui étaient pour le Brésil et détestaient ces «Français trop gonflés» alors que dans le dos de mon maillot bleu, j’avais le numéro 10.

Il y aura encore Platini en 1987, cette image furtive, la pluie, une piste d’athlétisme, cette sensation inimaginable: c’est fini, je ne le verrai plus jamais jouer. Plus jamais. Le foot, désormais, aura un peu moins d’intérêt et ne connaîtra plus de joueur comme lui. Le Roi Michel s’en va, en me laissant le plus précieux des cadeaux: désormais, je suis un Juventino pur et dur, invétéré, indécrottable. Ils peuvent nous punir, nous rétrograder, nous mépriser… Fino alla fine, forza Juventus!

En ce triste printemps de mes 17 ans où Platini prend sa retraite de footballeur, je ne pouvais évidemment pas imaginer qu’un jour naîtrait Youtube. J’y retrouve le 18 novembre 1981, ces images que je n’ai plus revues depuis des années. Le premier coup franc raté, le second généreusement accordé, les mains sur les hanches, la course d’élan de Platini, sa caresse au ballon, les poings et les yeux au ciel, les genoux qui flanchent…

Oui Michel.

J’avais oublié, en revanche, cette perle, ce dialogue trop beau pour être vrai, mais que vous pouvez vérifier par vous-même:

Jean-Michel Larqué: «C’est de cet endroit qu’il avait battu Dino Zoff…»

Thierry Roland: «Oui, contre la Bulgarie, il y a quatre ans…»

Larqué: «Non Dino Zoff!»

Roland: «Ah Dino Zoff, je croyais que vous disiez le gardien de but bulgare.»

Superbe Thierry Roland, qui devait penser à un gardien bulgare nommé Dinosov. Tiens, pour Thierry Roland aussi j’ai toujours gardé une tendresse. Chaque fois que quelqu’un se plaindra de ses franchouillardises ou de ses approximations, me reviendra en mémoire ce cri du 17 novembre 1981. Et tout est pardonné, parce que je me dis, avec effroi que sans ce «oui, Michel», j’aurais pu finir fan de Liverpool ou, pire, de l’Inter.

https://www.ina.fr/video/VDD09039995

Le jeu à la nantaise

Serais-je fille de Canaris pour n’avoir comme uniques souvenirs sportifs, moi qui le pratique si peu, que des matches de football ? Des nébuleuses soirées de ma grosse quinzaine à ma petite vingtaine où, la clope au bec, mais oui, la bière à la main, surtout, je hurlais hors-jeu, à répétition, avec le fieffé aplomb de la gamine alcoolisée, ne recevant en retour que regards noirs des « hommes » (ils étaient vieux) qui m’entouraient, rajoutant à mon rire mon rire solitaire, y a des trucs avec lesquels on ne rigole pas, mademoiselle. Confusion de l’ivresse qui se mêlait à une bête fierté, on a gagné, on n’a pas joué, on a bien picolé, et on a tout raflé, patron, la même ! Mais cette jeunesse de tendre innocence se teinte étrangement d’un constat, de toutes ces images, de celles qui viendront, me reste surtout le visage de ceux à mes côtés, mes amours, du timide premier qui criait bien moins fort que moi (mais sans doute plus à propos) au premier mari qui lui n’hésitait pas à se lever pour hurler buuuutt, en pleine tribune nantaise, alors qu’il soutenait Paris, évidemment (et que là, par contre, je me taisais, faisant mine de ne pas l’accompagner, instinct de survie), au Suisse qui regardait ma joie (exagérée, ô provocation française) durant ce match mémorable qui opposait son pays au mien, que nous avions suivi dans un pub lausannois (ma mémoire joue de l’exagération, 5-1, c’est ça ?), à celui d’après, Parisien, exultant, délirant, excessif, devant je ne sais plus quelle rencontre, toujours en terre helvète, et des hommes en présence (une constante) qui se retournaient agacés, assassins, a priori ici, là-bas, le foot se regarde en silence, tout comme la messe, et de mon empressement à le tirer par la manche en lui disant chuuuutt, on n’est pas en France là, on va se faire foutre dehors. Sport amoureux et léger décalage, allégorie du couple tant qu’on y est, quand l’un crie l’autre se tait, quand l’autre se lève l’un reste assis. S’aime-t-on alors, quand l’engouement de l’ami encombre, quand l’incompréhension de l’ami attriste ? Que faire de la joie, que faire de la honte, que faire de l’autre. Ma vingtaine s’est multipliée, sur le banc de touche me vient la furieuse envie de remettre les crampons, pour voir…