Vor í Vaglaskógi – Kaleo

Affirmer haut et fort que cette chanson est la plus belle du monde, franchement, ce n’était pas gagné.

Principalement parce que je ne comprends rien aux paroles. Normal, me direz-vous : c’est de l’islandais. Et l’islandais ça ne ressemble à rien de connu, sauf pour les personnes familières du féringien et du vieux norrois. J’en fréquente peu.

Mais justement, c’est peut-être pour cela qu’elle est si belle, cette chanson. La douceur d’une mélodie, quelques accords mélancoliques qu’accompagne une voix qui racle un peu, et qui caresse surtout, juste ce qu’il faut, comme une source chaude au milieu de nulle part, avec au loin des icebergs et, tout près, une lande moelleuse qui tente de fleurir. Seule l’émotion est présente. Peut-être que ça parle de vaches qui n’ont pas vêlé (y a-t-il des vaches en Islande ?), de récoltes bouffées par les charançons, de marins que le chalutier n’a pas ramenés au port, de familles déchirées ou de volcans qui n’osent plus frémir. Je n’en sais rien et c’est ce qui me plaît : je peux y mettre ce que je veux. Je peux voir le ressac et les neiges mâchurées de lave, des roches sculptées par un vent plus obstiné encore que le temps qui ronge, abime, apaise. Je peux entendre le chagrin d’une amie perdue, la trahison d’une âme sœur, une chambre vide, un livre qui se referme. Je peux, sans rire, reconnaître le cerisier de l’enfance et les burlats sucrées, les caisses à savon échouées dans les orties et depuis longtemps démantibulées, les marguerites fallacieuses ou sincères qui promettent des amours à la folie et les grillons taquinés avec un brin d’herbe, une aïeule qui s’éteint, des allers sans retour. Je peux aussi te voir, toi l’enfant que j’ai été et qui rêvais dans les arbres, la femme pétrie de tragédies patientes et de bonheurs foudroyants, bâtie sur des erreurs solides et d’éphémères certitudes ; et lorsque la voix monte, si longue, et pure… Bougremissel, je voudrais ne jamais mourir, et que jamais tu ne me quittes, et que tout dure toujours parce que sinon à quoi bon la beauté.

Alors, je ne veux pas que l’on me dise ce que signifient Kvöldið ou Leiddu quand, au milieu de la nuit, nous nous tairons sur la terrasse et sur nos amours poignards ; quand les routes seront désertes et les verres encore pleins, quand l’hiver à peine chassé rôdera déjà derrière la porte, quand la nostalgie sera puissante et le temps qui reste ténu, alors, féringien ou pas, brebis sans agneau, engelures aux mains, plaie au cœur, écho de rires qu’on n’entendra plus, ce sera la plus belle chanson du monde.

Maintenant ou jamais – Michèle Bernard

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.

Il y a toujours eu ce petit air de famille. Mais c’est quand j’étais du côté de l’ubac s’il faut parler montagne. Du côté chien et loup, du j’y va… j’y va pas. A l’époque où j’ai rencontré cette chanson, j’étais du côté sombre de mon histoire. Je m’emparais de la face Nord de l’Eiger, la grise, la dure, la toute raide gelée, celle où faut pas se presser, celle où l’on en meurt parfois.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

J’ai dû crapahuter quelques cailloux, enjamber des collines, me taper des pics, califourchonner des crêtes, parfois me reposer sur un mamelon, puis franchir le sommet et enfin atteindre l’autre versant : l’adret, ensoleillé et vivant. J’étais accompagnée de cette petite mélodie de l’accordéon qui monte qui monte jusqu’en haut puis redescend, dévale tout du long de ma colonne. Ce qu’elle me fait comme effet cette mélodie, tu peux pas savoir.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Je veux dire que cette chanson a deux versants : l’ubac et l’adret. J’ai dormi dans l’ubac et je me réveille dans l’adret. Oui je lui ressemblais quand je trainais en pantoufles dans les couloirs de l’ubac, dans l’immobilité, dans le jamais, dans le ronflement. Les jours se suivent et seront les mêmes qu’hier et demain.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Maintenant je lui ressemble vraiment.
Maintenant ou jamais, c’est maintenant !
L’adret.
Quand tes désirs sont sous une cloche, enfermés au chenil, quand on doit te sortir les mots au pied-de-biche et que tes émotions sont noyées dans de la glu, quand tu as poncé tes idées jaunes pour les faire toutes noires.
Quand t’as tout tenté pour exister, même mourir.
Alors j’ai mouru, mouru et encore mouru.
La peur, c’est la peur, la grande peur de ce mot grand comme une montagne : aimer. Puis c’est la peur de la peur, puis tu finis par aimer la peur.

Et un jour Bing ! C’est maintenant ou jamais ! Ça se réveille. Toute ta vie qui se retourne comme une crêpe, avec le Nutella par terre qui reste collé sur la moquette mais tu t’en fous. C’est maintenant ou jamais. Tu peux pas expliquer le pourquoi du comment (enfin tu as bien une petite idée), mais ça urge le maintenant. MAINTENANT. NOW. JETZT. AHORA. ΤΩΡΑ. Tu passes le mur du silence. Et vlan ! Appel d’air.
Et puis la mort est déjà passée par là, alors que te reste-t-il ? Le maintenant, à tout jamais !
Et la mélodie de l’accordéon continue sa grande escalade depuis le ventre et ouvre ma poitrine. L’effet qu’elle me fait tu peux pas savoir.

Il en aura fallu du temps et des « mufflées à l’eau-de-vie » avant qu’on commence à s’aimer. Apprendre à tout perdre pour enfin… oui enfin je peux te le dire : je t’aime.

Comme c’est étrange que ce maintenant ou jamais arrive avec les cheveux gris et les plis sur les joues, les taches sur les mains et le menton qui fait des petits. Je touche du bout des doigts mon visage de presque quinquagénaire et je susurre « c’est maintenant ou jamais ».

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.
Bon, plus le temps passe et plus je ressemble à ma mère aussi, c’est vrai.

P.-S. J’ai toujours sifflé comme une bouilloire éméchée ou ébréchée, enfin trouée.

Sophie Solo

Ton Héritage – Benjamin Biolay

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Celle dont les mots résonnent avec tant de force qu’ils semblent issus d’un vocabulaire intime. Celle dont les notes tissent le fil ténu de la seule ligne de vie nous reliant à nous-mêmes.

Il y a toutes celles qui auraient dû figurer ici. Mais qui, intouchables parce que trop hautes, inviolables parce que fragiles, n’y sont pas.

Il y a toutes celles qui auraient pu se trouver là. Parce qu’elles sont labyrinthes profonds, dédales magnifiques, ascensions irréelles. Mais qui, géantes parce que sublimes, pleines parce que sans failles, ne s’y trouvent pas.

Et puis il y a celle-ci, qui porte jusque dans son titre le poids d’un ADN. Et qui, non contente de fouailler aux poumons, de creuser aux veines, touche à l’os.

Par le piano remonte la colonne.

Par la voix, à un souffle de la chute, assène au marteau, à l’enclume, à l’étrier.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé écrire. Mais qu’un autre a écrite.

La plus belle chanson du monde est sans doute celle que l’on aurait aimé livrer. Mais qu’on ne livrera pas. Que l’on transmettra, seulement. Que l’on transmettra, simplement.

Parce que plus va la pluie à Paris, plus vont les bains à la mer, et plus les mots nous manquent.

«Et ce sera pire encore quand tu auras mon âge»

Alors on se raccroche. Au «ciel trop grand» qui nous ramène à la terre. Au «soleil sur la terrasse» qui donne du relief à nos ombres. Aux «ruelles de l’Italie» qui sont nos propres méandres.

Aux «derniers verres», par «peur du vide».

À tes cheveux qui sont un mirage.

À ton rire mystère troublant.

À ta vie qui, déjà, me dépasse.

Mon enfant…

Pat Genet

 

Владимир Высоцкий ~ Банька по-белому

Je pense à Akhmatova, à Tsvetaeva, à Chalamov, à Grossman. A Soljenitsyne, aussi.
Un homme revient des camps. Des Solovki, de la Kolyma, de quelque part qui n’était nulle part et où il n’était personne, où un hoquet de l’histoire l’avait perdu et d’où un autre hoquet l’avait extirpé.

Des camps, il veut se laver. Il veut retrouver la lumière, la chaleur. La vie. Il porte sur lui, tatoué, le portrait d’une femme aimée et laissée derrière lui, et le portrait de Staline, « plus près du cœur afin qu’il entende comment il se déchire ».

Il veut oublier. Il n’oubliera pas. Autour de lui, on voulait ignorer. Et on n’ignorait pas.
Il y a pour le dire, déchirée et déchirante, pleine de fumée et de vodka, caressante quand elle peut, hurlante quand il faut, la voix de Vissotsky.

Pour nous empêcher de dormir.

Pascal Holenweg

Les Écorchés – Noir Désir

C’était quand, j’avais quoi, 14 ans ? L’âge où là ça commence, à bouillonner dans le ventre, dans la tête, dans la poitrine, là où on sort de l’enfance, du cocon douillet, et qu’on a le pressentiment qu’il y a quelque chose dehors, au-delà des quatre murs de notre chambre, un truc qui nous attend, qui va nous occuper quelques temps, une vie nocturne dont nous n’avions avant pas conscience et dont nous sommes encore exclus, parce que trop jeunes, parce que trop petits, même si quelque part là, ça y est, c’est bon, on se sent grands. Ça pousse trop vite les mômes, et il y a des déclics, des affirmations, celle de s’acheter soi-même ses propres CD par exemple, de ne plus se contenter des vinyls de Brel piqués aux parents. Alors pourquoi Noir désir ? L’histoire ne le dit plus, l’a oublié, sans doute pas les Sombres héros, je l’entendais celle-là mais je ne l’aimais pas, trop douce. Moi, celle que j’aimais, c’était Les Écorchés.

Emmène-moi danser dans les dessous d’une ville en folie, la chaude voix de l’homme alors que je n’étais qu’une gamine. Le désir mal contenu, l’envie de se frotter au monde, la rage, oh oui surtout la rage. Cette chanson écoutée en boucles, à fond, le casque sur les oreilles la nuit, ou à plein volume quand la maison était vide, parfois, enfin. Quasi hypnotique toujours, même maintenant, j’entends les premières notes et je me retrouve propulsée, sur les banquettes arrières des taxis, dans ces nuits où on a les yeux si grand ouverts, où l’on voit tout, où l’on prend tout, tout ce qu’il y a à prendre, mais où il fait si sombre. Je ne savais pas encore, l’alcool, la drague, ces moments où tout dérape, mais quelque part, sans doute, ça me parlait déjà, ça m’attirait, un nouveau champ des possibles, une quête effrénée qui ne demandait qu’à exister.

Bien sûr aussi, comment pourrait-il en être autrement, la littérature était là aussi, au-delà des mots, qui était ce Lautréamont ainsi célébré, qu’avait-il de plus que moi, moi qui n’avais encore rien, rien vu, rien vécu, rien souffert. Quel était le message, quel était mon futur ? Noir désir ce sont mes 14 ans retrouvés, en deux mots, la nuit et l’envie.

C’était une chanson pleine, chaque mot, chaque assonance, résonnait en moi, comme une promesse, parfois même comme une menace. Si on se lasse de tout, pourquoi nous entrelaçons-nous ? ça résonnait et ça me créait, me construisait. Ces mots, ces vers, se sont gravés en moi, me révélaient-ils ou me forgeaient-ils ? La désespérance avant même d’y goûter. Il ne faut pas oublier à quel point l’adolescence est une période sombre, tout sauf futile, où la peur se dispute au renoncement, déjà. Mais le corps a ses pulsions qu’il faudra assouvir, c’était peut-être ça l’instinct de vie, l’envie de grandir, un gros riff de guitare, un rythme imprévisible, qui s’endiable, et des mots, des mots, des cris, qui ne sont pas encore les nôtres mais qu’on a envie d’adopter, de répéter, de hurler, pour se les approprier.

Il me faudra encore quelques années avant qu’on me glisse, comme ça, mine de rien, au détour d’une conversation, un vieux, au moins 30 ans, que mes Écorchés étaient des drogués, de ceux qui se piquent la peau, qui se la trouent en quête d’une fulgurance, d’un shoot, d’un grand flash blanc. Bien sûr qu’on s’étonne, et puis que tout se met en place alors, mais ça ne change rien, mes Écorchés restent mes Écorchés, des trop sensibles, des trop fragiles, des trop vivants, de ceux qui brûlent, qui brûlent, qui brûlent, comme me l’apprendra Kerouac que je découvrais à peu près à la même période.

Et quand parfois je doute, du chemin, ou juste du grand sens de tout ça, de tout ce bordel, je me le remets cet album que j’ai tant écouté, dont je connais chaque note, et la rage renait, énergie si particulière, entre colère et revendication, juste cette fabuleuse putain d’envie de vivre. Rock’n’roll.

Amandine Glevarec

 

Le Long de la jetée – Jean-Patrick Capdevielle

Et tu reconnaîtras les tiennes

 

Je venais de l’Est avec le soleil dans les yeux

Je savais qu’il n’y aurait pas de fin tranquille

Nostalgie de ma jeunesse

Tristesse

En regardant ce passé

Esprit résigné

Masi il faut vivre

Quand même

Continuer à tourner les pages du grand livre

Essayer tant bien que mal

D’effacer les manques du temps

Sans grand espoir

Je replonge dans le noir

Je ramène le drap sur mes yeux

J’imagine quelque chose de mieux, de bleu

Quelque part où il n’y aurait rien à fuir

Et je n’arrive pas à oublier

Ce jour où je l’ai vue tomber

Désespoir

Au fond du couloir

De la haine

De la souffrance

À peine sortie de l’enfance

Elle cherchait quelque chose qui la foute en transe

Mais après les éclairs

La fée aux mains blanches

Ne laisse rien

Du vide, du vide, du vide

Et des regrets

Absurdité de la vie

Qui ne mène à rien

Où l’on n’est jamais bien

Où l’on s’imagine que notre jour viendra

Immense envie d’imploser

De tout arrêter

Le temps

De rester là, couché

D’oublier qu’on est là par hasard

De sentir le cuir de ta peau

Sur l’envers de ma peur

Sortir dans la rue

Défiler avec leurs colères

Partager leur violence

Retrouver le sens

Qui me lacère les chairs

Prendre des trains à travers la plaine

Quitter la haine

La trajectoire de la course

Au bord du Maroni

Un jour finir pêcheur

Mais là

Le trottoir bouge un peu sous mes pas

Et le ciel s’enflamme

Je les entends qui chantent

Je vois l’oriflamme

Et toujours ses yeux qui me hantent

Et je sais qu’il n’y a jamais de remède

Mais je veux croire encore

Plus ivre de cramer

Juste avant l’aurore

Le final intermède

Dans un dernier flash

Je l’ai revue

Je t’ai reconnue

En ce temps-là nos fleurs

Vendaient leur viande aux chiens

Et je m’en souviens

 

Rohan Sant

Into the groove – Madonna

Tout Madonna. Ou presque. Like a virgin que je criais à tue-tête avec mon gant coupé en laine en plein été, sans savoir ce que je hurlais exactement. Papa don’t preach pour se dire que les parents ne comprennent vraiment rien, Vogue pour le côté graphique du clip. La Isla Bonita pour claquer des talons, Like a prayer pour le scandale. American pie pour la critique sociale, Music pour qui l’avait enterrée un peu vite. Madonna toujours, Madonna encore. Dans ses balades Don’t tell me, Live to tell, dans ses délires electro à la Hung up. Madonna qui a probablement avec ses culottes balancées et ses bustiers combattants fait plus pour la libération de la femme que tout le MLF réuni, capable d’un ton rétro dans True Blue et de vous glacer avec Frozen. La Material girl qui a su se réinventer encore et par là même m’empêcher de vieillir un peu, laissant entrevoir qu’on n’est pas forcément has been dès quarante ans. Madonna parce que même quand j’aime moins, je ne peux qu’aimer quand même. Parce qu’elle est the one and only.  Madonna. Alors la meilleure chanson du monde ne peut être que la première que j’ai découverte, celle par laquelle tout a commencé : Into the Groove. Amen.

Something I Can Never Have – Nine Inch Nails

J’ai découvert Nine Inch Nails en regardant un couple s’engueuler dans le désert…

  1. Le film Tueurs-Nés d’Oliver Stone sortait alors sur les écrans. Une histoire de violence et de frustration, celle de deux amants qui prennent la route, se droguent, tuent tous ceux qui se mettent en travers de leur chemin. Et donc, la fameuse scène dans le désert où, complètement fracassés, Mickey et Mallory se disputent comme des chiffoniers, préfigurait une histoire d’amour musicale qui dure encore maintenant, plus de vingt ans après la première vision du film.

On m’avait déjà parlé de Nine Inch Nails bien sûr, de Trent Reznor, le « roi du rock industriel », et patati, et patata, je n’y entendais rien, je n’avais d’oreilles que pour la musique électronique, pour moi le rock était fini, les raves avaient remplacé les concerts. Fin de l’histoire.

Mais quand les première mesures de « Something I Can Never Have » ont fait leur chemin entre deux bordées d’injures prononcées par les amants maudits de Tueurs-Nés, il y a eu comme un bruit de verre brisé dans ma poitrine. Sans savoir qu’il s’agissait d’un morceau de ce groupe dont on m’avait tant parlé, j’ai senti un truc que je n’avais pas senti depuis longtemps : le rock n’était peut-être pas tout à fait pas MORT.

My favorite dreams of you still wash ashore
Scraping through my head ’till I don’t want to sleep anymore

La musique de Nine Inch Nails était faite pour moi. Oui, j’ai ressenti une sympathie immédiate avec les textes de Trent Reznor, ce parangon de la mise en chanson des tourments de l’âme humaine : la colère, la frustration, l’autodestruction, les regrets et ces élans adolescents qui font le fond de commerce de Nine Inch Nails, ça m’a parlé… Et ça me parle toujours. Et puis, il y avait une communion d’exigence musicale et de pensée entre fans du groupe, c’est un peu ridicule, mais on avait peut-être l’impression d’appartenir à une élite, ce mot tellement galvaudé.

You make this all go away
You make this all go away

Le plus bel exemple des émotions que procure la musique de Nine Inch Nails, je le dois à un de mes meilleurs amis. Ayant failli être emporté par une atroce maladie du sang, il avait décidé, à peine remis, de se joindre à nous pour aller voir Reznor & Co. en concert. C’était en 2012, je crois. Au moment du final, alors que l’immense Hurt résonnait sur la plaine du festival, j’ai vu mon pote qui pleurait d’abord doucement, puis tout son corps a été secoué de sanglots. Il vidait enfin son sac – après toutes ces épreuves – et ça m’a touché au fond du cœur.

Je n’oublierai jamais ce moment.

This thing is slowly taking me apart
Grey would be the color if I had a heart

Mais à l’époque de cette découverte, en 1994 donc, j’étais encore un chien fou, solitaire, perdu et plein de rancœur. La rage de Nine Inch Nails nourrissait littéralement la mienne : la sérénité n’est venue qu’après. J’avais l’impression, à l’époque, que ma vie était sans objet et que la réussite de mes entreprises était contrecarrée par le mauvais sort. Alors forcément, ces chants désespérés (qui sont les plus beaux, comme l’a écrit si justement Musset) ont trouvé un écho favorable en moi, un terrain fertile.

I just want something
I just want something I can never have

Il y a une tristesse insondable dans cette chanson.

Mais cette tristesse, je l’ai laissée suivre sa route, et ai pris un autre chemin, il y a longtemps déjà. Car il vaut sans doute mieux embrasser la vie et se battre plutôt que de chercher des excuses à ses propres manquements.

Nicolas Metzler

 

Can’t Help Falling in Love – Elvis Presley

 

Ah, inoubliable, mythique Elvis ! D’aucuns se rappelleront son incroyable mèche, d’autres sont inimitable dégaine, d’autres, encore, ses innombrables conquêtes. Certains ricaneront du manque d’originalité des cinéastes américains, qui ressortent ses chansons à tout-va dans les bande sons de leurs films. Can’t help falling in love with you n’y fait pas exception. Les paroles font un peu sourire au vu des idylles tumultueuses du larron.  Je ne peux pas m’empêcher de tomber amoureux de toi, bien avant que la lune ne tourne au fiel. Dès les premières notes de piano, ça pue le pathos : une touche risque de se détacher sous l’excès sentimental. La voix du King tremble comme un patient atteint de la maladie de Parkinson, un chœur donne du « ouh ouh ouh », tout est accordé pour nous piquer le coin des yeux.

Et pourtant, tout ce lyrisme traduit bien l’intensité du sentiment amoureux, sa force, son absurdité, aussi, puisque tout le monde doit tôt ou tard se dire adieu. Wise men say only fools rush in : c’est sûr, ils nous avaient prévenu, les sages, de ne pas y foncer tête baissée. Peut-être qu’ils ont la langue aride, qu’ils n’ont jamais été assez humain pour mettre toute la mise, comme au poker : I am all in. Aimer quelqu’un d’autre, quelle connerie ! Et ça se dit sage ! Non, la sagesse, c’est la folie d’écouter les paroles d’Elvis et d’oser se dire, peut-être que comme un fleuve qui s’écoule jusque dans la mer, certaines choses doivent arriver. Après tout, c’est le roi qui l’a dit.

Alors, même si on sait que le destin n’est qu’une invention des astrologues, que tout finit par mourir, on se laisse entraîner par la voix d’Elvis et ses vibratos, en emmerdant les sages et les cyniques. On s’en moque, l’amour, ça ne s’embarrasse pas de concession, c’est beau, grand, démesuré, et tant pis pour ceux qui diront le contraire. Et on se tourne vers l’autre, avant que la chanson se termine, le temps de dire : tiens, prends ma main et, pendant qu’on y est, prends toute ma vie aussi.

Mirrorball – Elbow

Le bruit de la lumière d’une boule à facette. Les petits carrés de lumière qui courent long des murs, sur le sol. La légèreté des touches de piano qui introduit ce morceau tiennent la promesse du titre Mirrorball. Le claquement des baguettes sur le bord de la caisse claire rythment le pas de l’auteur dans les rues vides.

Le morceau accompagne le retour à la maison d’un mec après une soirée “j’ai conclu”. Un mec qui admet au fil du texte ses faiblesses de mec, mais sa joie de mec aussi.

Le texte de Guy Garvey, le chanteur d’Elbow, est d’une rare finesse. Autant la promesse du début, le son de la lumière d’une boule à facettes, est tenue, autant le texte va nous imprimer des images dans la tête, issues de la voix légèrement rapeuse de Guy. « I plant the kind of kiss that wouldn’t wake a baby – On the self-same face that wouldn’t let me sleep ». (Je pose un baiser qui ne réveillerait pas un bébé sur le visage qui ne me laissa pas dormir.)

Tout au long de son retour chez lui, Guy nous rappelle que « everything has changed » (tout a changé) – il est bigrement amoureux, l’enfoiré.

Et cette ligne, que tout le monde aurait voulait écrire, voire chanter: « We kissed like we invented it » (On s’est embrassé comme si nous l’avions inventé).

Il y a dix ans, les rues de Genève se sont aussi fait écho à mes pas après une soirée où « tout avait changé ». Pour tous ceux qui ont fait ces pas du petit matin frimas pourtant emplis de joie et d’espoir – c’est un hymne. Et il est parfait.

Dix ans plus tard, l’ivresse de ce changement est toujours présente. Et tiens, Elbow fête aussi les dix ans de la sortie de ce titre. Les constellations sont donc parfaitement alignées.

We made the moon our mirrorball (Nous avons fait de la lune notre boule à facettes)
The streets, an empty stage (Les rues, une scène vide)
The city sirens violins (Les sirènes de la ville sont nos violons)
Everything has changed (Tout a changé)