Il y a surtout des chansons françaises sur ce site, et je le comprends (NB : mais aussi du Cohen… et déjà Suzanne ! Je ne ferai pas dans l’original, tant pis). Moi-même, français et parlant moyennement l’anglais, un beau texte en français me touche toujours plus. Sauf pour Leonard Cohen. Tout le monde le connait, mais personne ne le connait. C’est un musicien pas trop mauvais à ses débuts, mais surtout un poète génial. Et Hallelujah !, sans le sou et à trente ans passés, il se décide à sortir un album. C’est une guitare, une voix qui ne demande qu’à se développer (dans les graves surtout), quelques accords joués en arpège. Et c’est beau. Ses mots : trop beaux. Mon amour pour la guitare, la poésie, la chanson, tout me vient de cet album. Et je n’ai pas hésité une seconde sur la chanson dont ce billet allait faire l’éloge : la première chanson du premier album du plus grand poète-chanteur de tous les temps. Suzanne, c’est l’invitation à rêver, l’invitation au voyage de l’amour spirituel (et toujours un peu christique avec Leonard), un rythme entêtant, des chœurs enchanteurs (invariablement), un riff à faire pâlir les Rolling Stones et AC/DC… Tout pour faire une chanson préférée. Bien sûr, son ode à Dieu, à la vie et à l’orgasme ultra reconnue et partout reprise aurait fait mille fois l’affaire. Mais dans l’affaire, justement, il y a toujours un peu plus que l’objectivité. Leonard et sa Suzanne sont arrivés dans ma vie peu après une relation amoureuse magnifiquement difficile, joyeusement platonique, fameusement fondatrice – et ma première, pour pimenter le tout. Je n’ai jamais vécu d’amour aussi beau, et Suzanne en incarne les derniers souvenirs.
Avant tout, il y a le prénom. Coïncidence certaine, la fille vers qui tous mes beaux mots sont adressés se prénomme en sept lettres, majusculées de ce même gracieux S. La ressemblance est troublante ; l’histoire aussi. Suzanne, c’est l’histoire d’une discussion transcendante entre un brave homme et cette femme, chez elle, qui est « à moitié folle », mais qui « laisse la rivière répondre que tu as toujours été son amant ». Le décor est posé. Une maison près de la rivière, cela fait terriblement écho à la rivière de Bruce Springsteen, écrite quelques années plus tard (la chanson préférée de mon père ; les chiens et les chats…). On y trouve du thé, des oranges. On y trouve Jésus, dans un couplet central qui m’a toujours questionné, faisant fourmiller mon imagination. Il y est question de « pêcheur » (la proximité avec un nom à connotation religieuse rend la traduction encore plus fameuse), de ‘pierres’ et de ‘bois’, de ‘tour’, ‘d’océan’ et de ‘ciel’. Tout un vocabulaire mystique et délicieux qui fait de l’œuvre d’art un chef-d’œuvre, qui fait de mon attrait musical une obsession.
Il y a un dernier couplet : on revoit Suzanne, sa maison, sa grâce, cet amour intense et spirituel, cette connexion orgasmique. Et Suzanne finie par être plus grande que le grand amour lui-même : les héros, les enfants, tous regardent, et c’est Suzanne qui porte le miroir. Ouha. Rien à dire. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Last but not least, il y a cette phrase qui me touchera encore et toujours : « tu lui feras confiance, car tu as touché son corps parfait de ton esprit ». Ce mélange savoureux entre sensible et intelligible sera varié et repris jusqu’à la dernière phrase, dernier rebondissement de cette épopée poétique, en renversant les rôles : Suzanne t’a touché de son esprit tout autant. Pour moi, ce ‘tu’ de Leonard n’était adressé à moi et rien qu’à moi, cette Suzanne ne pouvait être que cette S******. Alors m’est venu tout naturellement une traduction-variation-arrangement du texte, de mes plus intenses égards poétiques :
S****** t’emporte
Sur les routes,
Près de la rivière, sur le port,
Tu peux entendre les oiseaux vivre
Sentir les vagues remuer
Tu peux passer la journée pour toujours.
Et tu sais qu’elle est à moitié folle
Mais c’est pour ça que tu es là
Et elle te nourris de songes et d’histoires
Qui viennent tout droit de son cœur.
Et seulement quand tu veux lui dire
Tout l’amour que tu veux lui offrir
Elle t’emporte sur sa voix péninsulaire
Blonde, refaire le monde encore une fois
Et elle laisse le clapotis de l’eau remplir ta voix.
Et tu veux t’en aller, juste avec elle
Et tu veux voyager aveuglément
Et tu sais qu’elle te fera confiance
Pour toucher son corps parfait
De ton esprit
Et Jésus était un pécheur
Pour n’avoir pas pu nous préserver
Tu passas longtemps
Dans ta grande tour d’ivoire
Et elle perdit longtemps
Dans son château de chrome brut
Cassant et dur, fragile et peureux.
Mais Jésus avait dit que nous serions pécheurs
Et elle pêcha promptement tes entrailles
Fatiguée de croire en un Dieu juste
Qui détruit chacun de ses espoirs…
Mais elle aussi était déchirée
Depuis bien avant que le ciel ne s’ouvre.
Perdu, à moitié humain, tu t’enfonces
Dans le lac de sagesse, auprès d’elle.
Et tu veux t’en aller, juste avec lui
Et tu veux voyager aveuglément
Et tu penses pouvoir lui faire confiance
Car il caressa ton corps parfait
De son esprit
Maintenant S****** se prend de tes mains
Et elle t’emmène près de la rivière
Habillée de fleurs et de mots en tout genre
Et de musc et de lèvres à ton goût
Et le Soleil s’écoule comme du miel
Gouttant de ses cheveux divins
Et le ciel nage si bien dans ses yeux rieurs
Que la Lune en devient envieuse.
Et elle te montre où regarder
Entre les fleurs qui ondulent
Et la mer flavescente
Il y a des héros cachés parmi les algues
Il y a des enfants près de l’aube aux doigts roses
Qui se penchent sur l’amour, emprisonnés pour toujours
Et S****** en disperse les reflets.
Et tu veux t’en aller, juste avec elle
Et tu veux voyager aveuglément
Et tu sais que tu peux lui faire confiance
Elle a touché ton corps parfait
Grâce à son esprit
Maigre pierre à la gigantesque tour boisée de Monsieur Leonard. Mais maintenant, Suzanne, dès que je ferme les yeux, je m’en vais rêver avec toi.