L’histoire, dit-on, est celle d’une lâcheté, de la foule et des petitesses ; celle qui fait tourner la tête et les talons, celles qui grossissent la gangue. C’est d’abord un arrêt de bus ; un long grincement qui s’ouvre sur une scène rouge.
Souffle saccadé
Voilà qui laisse deviner que tout se décide
Et l’écho de la dernière syllabe, assassine, qui scelle le sort. Héloïse l’a senti avant même la fermeture des portes : quelque chose traverse ce bus. Elle y est montée d’un bond, pour couper court, par paresse et péché, peut-être, et elle s’y redresse, s’adosse mieux. Ses veines se resserrent. Et des doigts Christine danse.
Maquillé comme à la craie
Le voilà, le masque blanc, ses bandes de plâtre et sa poussière. C’est un visage qui n’a rien mais qu’on remarque, spectral, absent dans les miasmes gris ; un rôle à rebours, les pores pleins, martyr aux yeux levés sous les premiers murmures. Mutique, il attire malgré lui, scrute le ciel et Christine fait face, bien ailleurs.
Tout détonne et tout me plaît, les mains sont livides
On comprend qu’elles sont creuses, ces mains, et qu’elles ne pourront pas grand-chose. Gênées, elles s’offrent sans rien proposer ; tentantes, elles se retournent, intriguent autant qu’elles agacent, échouent sans s’enfouir. Parmi toutes les têtes, Héloïse ne voit qu’elles, de peaux qui pendent et d’ongles rongés.
Un seul de tes poignets est tatoué
Défiguré par ta manche
Lorsqu’il s’accroche à la barre, son blouson dévoile les hachures d’une crinière rouge et noir, qui cachent comme le feraient des séries de bracelets. Suspendu, l’homme hausse les épaules, l’habit qui gâche et qu’on doit – chemise stricte, pull trop chaud. Christine ne transpire pas ; elle ondule, suit sa main qui glisse tandis qu’il rend les encres.
Le lion ne sourit qu’à moitié
À mes solitudes immenses
La foule avance ; une fillette trébuche mais on regarde ailleurs, plus haut, vers la bouche de l’homme, vers son nez, ses dents, vers ses airs et sa bizarrerie. On ose un sourire, on trouve une complice. Il renifle ; ses poignets se frottent l’un l’autre, et le fauve bave. Héloïse voit mieux, elle pense ; c’est celui qui louche ou louvoie, Scar ou Simba, sans doute celui de Kessel – King le sacrifié.
Ton visage ne sera jamais entier
Comme tu regardes au-dehors
Christine se cambre et s’arrête, les doigts en cadre. Dans la vitre, le profil s’observe et se cherche, cherche des yeux dans les enseignes. Puis c’est sa main qui surgit, soudain nue, qui relève son col ou frotte sa tempe ; les yeux qui clignent et s’écarquillent parce qu’il faudrait dormir, qui croisent des regards. Du soufre d’une haleine, d’une bouche qui se mord, il s’abstrait.
J’emporte un portrait dévoré
Héloïse se voit dans la rue, sous le bras la toile qui blesse un peu, qu’elle voudrait mieux comprendre. Ses bottes donnent de petits coups contre la bordure bleue. Elle piaffe mais elle avance vite ; elle frappe et chaque pas la soulage ; elle s’accroche au dossier, aux inscriptions, puis elle rattrape Christine, mais son voisin tousse et c’est le bus entier qui sursaute.
Douleur destin bord à bord
C’est un peuple aux yeux torves et rivés, tout entier dirigé contre lui. A croire qu’il dérange ; il se gratte l’oreille, il dégoûte. Elle, elle s’écarte mais elle est prise, poussée, et les sourcils lui désignent le fautif, le paria qui se tient là, bras ballants, raide et contenu. Elle s’aimerait couvrante, compagne ; il ouvre à peine la bouche.
Here’s my station
But if you say just one word I’ll stay with you
Des mots, il n’en aurait dit aucun, et quand bien même ? Christine perd l’équilibre, mais l’imagination la rattrape. A sa table, elle se rassure : il n’a rien dit, Héloïse se le répète ; elle veut reproduire la scène mais elle dessine mal, alors elle fait des phrases, des flèches et des taches, travaille la langue et la pâte pour la mettre en musique, et Christine bat des bras.
La belle attitude
Que l’impatience comme certitude, collier à trois fils
En transe, elle tremble en silence. Elle en a besoin, et d’accords, de frappes, de touches, des notes rares d’un piano, de longs violons et puis quoi ? de son ordinateur et de rien, ou d’un révélateur. Très vite, elle aura jeté l’histoire pour s’en débarrasser, chassé le pire, la corde et le public, et le papier restera deux jours sur un siège.
Tu seras j’espère
Fidèle aux violences qui opèrent dès que tu respires
Le mal l’étire. On gronde. Elle lève un bras vers les plafonniers, fait mine de s’agiter mais son geste s’interrompt. Elle observe ce qu’ils font tous, songe à hurler, fait pareil et n’en fait rien. Un os craque, des écouteurs s’emmêlent. Sans étouffer, contenant sa paume, elle touche la vitre et le carreau pour sentir ce qui se passe.
D’ordinaire cette ville n’offre rien
Qu’une poignée d’odeurs tenaces
Contre le verre, elle tapote, trouve la pluie, la terre et ses vers. Elle voit plus haut, sous le poids des nuages, l’air qui mollit. Les regards convergent et les sourires se mâchent. Elle entend sans broncher, même les grognements d’un vieillard qui serre sa canne. Tandis qu’elle suit l’oscillation, le froid lui manque et le confort d’un souffle.
Et cette ville est morte je sais bien
Elle se retourne. En face se pressent ceux qu’elle évite d’ordinaire et qu’elle croisera demain, qui bougent, qui grouillent et se débattent. Dans sa poche elle froisse son billet, n’en veut plus : elle veut descendre. Aux relents, des mots tombent, et les sourires s’entendent. Elle ne le voit plus ; il s’est penché sous la menace des hommes.
Toi seul gardes de l’audace
Il faudrait que tu la portes loin
Pour se frayer un chemin, elle a jeté la boulette ; elle s’incline pour la suivre, maintenant, pour un rebond, pour salir. Ils fixent ses genoux, sa braguette. Elle a disparu mais elle avance encore, elle avance malgré son bras coincé, et elle tire, force, écrase un pied, un mégot, la sangle d’un sac et s’aimerait courageuse.
Alors que d’autres renoncent
Sur la pointe des pieds, elle recule jusqu’à la porte, poussant, jouant des coudes. Elle descendra plus tôt, tant pis, elle marchera. Les dos s’opposent, les reins se creusent ; les gens l’ignorent mais l’acculent, mais elle inspire, mais elle s’abaisse et se faufile, sifflant des excuses, déclinant des rictus, jusqu’à glisser trois doigts entre les caoutchoucs.
Je descends deux enfers plus loin
Pour que l’orage s’annonce
Et de fait il pleut. Sans bruit, sans raison, l’eau s’épand, charriant des feuilles et des cercles.
* * *
Le trajet s’achève, puis la chanson. Héloïse poursuit son chemin, les pieds dans les prétextes ; Christine flotte. Pile et face, loin de Londres mais par la grâce des queens accoucheuses, elles ont pressé un premier album, Chaleur humaine, qui flatte et tord l’oreille. On en a épinglé la froideur, la musique chiche et les textes abscons, et c’est la triple consécration d’une femme orchestre de vingt-six ans.
La scène se vide, le grincement s’éteint. Il s’est passé beaucoup de choses. Saint Claude s’oublie d’autant moins que son dédicataire n’en saura jamais rien.
La chaleur humaine c’est manquer son arrêt de bus pour ce garçon
dit la fin du livret
Compresses au poignet et faux Vuitton
Il parlait fort et pour personne
Si tu décides que les combats sont terminés
Alors il n’y aura plus que la guerre, et c’est atroce
Sourires contrits de son voisin assis
Il est fou, dans ses envies de justice
Qu’est-ce qui lui prend, qu’est-ce qu’il a pris
Le bus roule encore. La rue Saint-Claude court dans le quartier des Archives.